Le naufrage de l’Annie Jane/Le récit/11

Le fidèle messager (p. 56-60).


CHAPITRE XI.

RENCONTRE DE MONSIEUR JAMES COURT.


Trois jours après notre arrivée à Portree, le maître d’hôtel vint nous dire un bon matin que le steamer était arrivé et allait bientôt repartir. Notre bagage fut donc porté sur le quai, et après le déjeuner, nous nous rendîmes sur le vaisseau. Nous étions un peu dans l’embarras, ne pouvant parler l’anglais, mais nous avions jusqu’alors trouvé des amis partout, et nous avions confiance en notre étoile, en dépit de nos revers. Il y avait à bord un monsieur dont nous avions fait la connaissance la veille, le docteur Hill. Il savait assez bien le français, et ayant été mis au courant de notre embarras, il fit aussitôt porter nos effets sur le pont, et nous fit descendre au salon avec lui. Pendant la traversée, nous fîmes la connaissance de plusieurs personnes très aimables et qui se montrèrent très empressées à nous assister.

Nous voguions en contemplant un magnifique panorama, pendant les deux jours que dura le voyage. Des îles couvertes d’épaisses forêts, et de beaux châteaux, s’offraient partout à notre vue, tandis que d’énormes masses de rochers à l’aspect sauvage nous rappelaient mes chers montagnes de la Suisse dont on a dit souvent : « Dans ce pays battent des cœurs d’hommes libres, libres comme les rochers de nos montagnes qu’aucun homme ne peut ébranler. »

Nous arrivons enfin à Glasgow, et chacun se prépare à s’en aller chez soi. Mais nous, qu’allions-nous faire ? Où irions-nous ? Nous n’en savions rien. Un des officiers de l’Annie Jane alla aux informations pour nous. Nous attendons : personne ne vient. Enfin nous voyons revenir le brave docteur Hill, qui nous dit que nous devons aller chez un ami de nos missions françaises, monsieur Young, et que celui-ci doit télégraphier à monsieur James Court — (un des pionniers de l’évangélisation française au Canada. J. A. D.) — de Montréal, qui est à Édimbourg depuis quelques jours. Monsieur van Buren va avec le docteur, et revient nous dire que celui-ci voulait nous envoyer à un des meilleurs hôtels de Glasgow, ce qui était au-dessus de nos faibles ressources. Comme nous étions à délibérer ensemble, un jeune homme vint nous dire d’aller au Regent hôtel, et que, grâce à des amis, tout était prêt pour nous recevoir. Nous y allons avec joie, et, au bout de quelques minutes, nous voyons arriver monsieur Court. Après avoir répondu à ses questions touchant nos malheurs, il pria Dieu avec nous, et repartit pour Édimbourg, nous promettant de revenir le lendemain. Notre premier soin fut de nous pourvoir de vêtements et de chaussures convenables, afin de pouvoir nous présenter devant nos amis d’une manière convenable. Monsieur Court revint le samedi, et le dimanche, nous eûmes le bonheur de communier ensemble dans l’église écossaise du Dr  Arnott. Après que nous eûmes visité quelques amis, monsieur Court s’informa de nos projets d’avenir. Que voulions-nous faire ? Aller au Canada ou retourner dans notre patrie ? La réponse n’était pas des plus faciles.

Le médecin, sous les soins duquel monsieur van Buren s’était mis à Glasgow déclara que notre frère ne pouvait entreprendre de traverser l’océan. Il lui fallait retourner chez lui pour refaire sa santé ébranlée par tant de souffrances. Monsieur Cornu résolut d’aller au Canada. Quant à moi, je désirais y aller aussi, mais j’hésitais. Lors de mon départ on m’avait dit de ne pas entreprendre ce voyage sans connaître la volonté de Dieu. Si sa volonté était que je restasse dans ma patrie, il saurait bien m’y ramener. Il était donc naturel pour moi de faire ce raisonnement : « Voilà deux fois que je suis parti de Liverpool et j’y reviens une troisième fois. N’est-ce pas un signe que je ne dois pas aller plus loin ? » D’un autre côté, je me disais : « Si le Seigneur m’a sauvé du naufrage, n’est-ce pas afin que je me consacre encore à lui avec plus de ferveur ? » Je dus remettre ma réponse à plus tard, ne pouvant encore débrouiller mes idées à ce sujet.

Le lendemain matin nous partons pour Liverpool, où nous arrivons en peu de temps. Monsieur Court retient une place sur le steamer America pour monsieur Cornu, et me dit qu’il attendait ma réponse jusqu’au lendemain, jour de la séparation. Le mardi, après le culte, monsieur Court me demanda ce que j’allais faire. J’avais prié Dieu de me diriger, et je répondis : « J’irai au Canada ». Il parut content, retint une autre place pour moi, et partit avec monsieur van Buren. Pendant le temps que nous étions à Liverpool, monsieur Cornu et moi nous visitâmes quelques connaissances, entre autre, la femme du capitaine Masson chez qui nous logeâmes une partie du temps.

Nous fîmes les emplettes nécessaires, et le 29 octobre 1853, juste un mois après le naufrage de l’Annie Jane nous partions sur l’America Comme rien de remarquable ne nous arriva pendant la traversée, je ne parlerai pas de ce voyage. Sauf les vents contraires, et une couple de tempêtes, — choses auxquelles nous devenions habitués, — le voyage fut heureux et rapide, Je souffrais beaucoup de la tête et de l’estomac ; la bonne nourriture et les tendres soins de mes amis me soulagèrent beaucoup. Nous eûmes le plaisir de faire la connaissance de messieurs les pasteurs Kirk, de Boston, et Irvine, de Toronto. Ils se montrèrent charmants compagnons, et ils nous furent très utiles lorsque nous foulâmes le sol américain, après quatorze jours de navigation. Nos cœurs battaient, à la vue de cette terre, but de notre voyage, et combien nous aurions été heureux de pouvoir ramener avec nous monsieur Vernier ! Nous aurions au moins voulu rendre sa dépouille mortelle à sa famille éplorée. Mais il n’était plus ; il sommeillait sur une terre lointaine. Seule l’espérance de le revoir un jour dans une patrie meilleure, restait à sa famille et à ses amis.