Le mystérieux Monsieur de l’Aigle/03/05

Éditions Édouard Garand (p. 48-50).

V

LE BAISER

Il serait difficile de définir les impressions ressenties par Magdalena, durant la conversation ci-haut.

« L’ombre de l’échafaud » avait dit M. de L’Aigle ! Elle, Magdalena Carlin, n’avait-elle pas été élevée, n’avait-elle pas grandi à l’ombre de l’échafaud ?… Et, puisqu’il en était ainsi ; puisqu’en réalité elle était la fille d’un pendu (quoiqu’innocent) qu’aurait-elle jamais de commun avec le fier, l’orgueilleux, l’aristocratique M. de L’Aigle… qu’elle aimait éperdument, depuis le jour où elle l’avait aperçu, sur L’Aiglon !

Oui, elle ne pouvait plus se le cacher à elle-même ; elle l’aimait ! Elle l’aimait follement ! Qu’importait la différence d’âge qui existait entr’eux ?… Elle l’aimait !… Elle avait été, elle n’en pouvait douter, réellement malheureuse, de ne l’avoir pas revu…

Sans doute, M. de L’Aigle la prenait pour un garçonnet : « Théo, mon petit ami »… Mais ne s’était-elle pas demandée, tout à l’heure, si elle ne ferait pas bien de se défaire de son déguisement ; se faire connaître sous son véritable nom (sous le nom de Magdalena Lassève, nous voulons dire, puisqu’elle était la fille de Zenon Lassève, par acte d’adoption). Elle s’était dit, aussi, qu’elle trouverait le moyen d’expliquer, d’une manière ou d’une autre, la raison de ses vêtements masculins, puis… puis…

Hélas ! La conversation qui venait d’avoir lieu lui faisait comprendre qu’il ne pouvait y avoir rien, non rien, pas même de l’amitié, entre la fille du pendu et le propriétaire de L’Aire. « L’ombre de l’échafaud » avait-il dit ; si elle protégeait quelques uns, cette ombre, elle assombrissait sa vie, à elle, elle l’avait toujours assombrie… Jamais elle ne devait rêver le bonheur ; l’ombre de l’échafaud l’en interdirait toujours.

— Vous ne partez pas, sûrement, M. de L’Aigle !

— Il le faut, Mlle Guérin. Je retourne à la Rivière-du-Loup, car j’ai quelques préparatifs à faire, en vue d’un voyage de quelques semaines ; je dois prendre le train demain matin.

— Ne partez pas sans prendre quelques rafraîchissements, au moins ! insista Mme Mance.

— Impossible, Mme Mance ! Cela me retarderait trop.

Il partait !… Pourtant, ce serait mieux ainsi, se dit Magdalena. De le savoir leur voisin et ne jamais le voir… N’était-ce pas préférable qu’elle se dit qu’il était absent de chez lui, et pour longtemps ?… Mais il allait partir !… Pauvre Magdalena ! Pauvre petite !… Cette fois, elle ne put retenir ses larmes ; elle sentit qu’elle allait sangloter.

Elle quitta précipitamment le salon, sans que personne… ou presque personne, ne fit attention à elle.

Elle arriva dans un corridor désert, à l’extrémité duquel était une porte ouvrant sur une véranda, ayant vue sur le fleuve. C’est là qu’elle résolut de se retirer, pour le moment du moins, jusqu’à ce que sa peine fut calmée.

Il n’y avait personne sur la véranda ; tous étaient dans le salon. Magdalena s’assit sur un banc et se livra à une véritable crise de découragement et de larmes. Elle avait le cœur brisé, lui semblait-il… Bientôt, de longs sanglots s’échappèrent de sa poitrine…

— Théo, mon petit ami !

M. de L’Aigle ! Oh ! M. de L’Aigle !

— Théo, mon petit ami, dites-moi, pourquoi ces pleurs ? demanda Claude de L’Aigle, en s’asseyant auprès de la jeune fille. Allons ! Nous sommes amis n’est-ce pas, vous et moi ? Il faut me confier vos peines.

— Je… Je… ne sais pas… Je… Je suis fatigué, je crois, répondit-elle, éclatant, encore une fois en sanglots.

— Fatigué ?… Bien sûr que vous l’êtes ! Depuis huit heures, me dit-on, que vous jouez du piano, pour faire danser un tas d’imbéciles !… Que leur fait, à eux, que le petit musicien ait les doigts presque paralysés de fatigue, je vous le demande !

— Voyez-vous, M. de L’Aigle, dit-elle, ils vont me payer pour jouer du piano et…

— Ah ! oui, et ils sont gens à exiger qu’on leur en donne pour leur argent. Pauvre Théo ! Mais il ne faut pas pleurer, mon petit ami. Est-ce qu’on vous a servi des rafraîchissements ?

— Non. Mais je n’en veux pas… Je ne pourrais pas avaler une seule bouchée… Je… De nouveau elle fondit en larmes.

— Vous me faites beaucoup de peine quand vous pleurez ainsi, Théo ! Allons ! Attendez-moi ici ; je reviens dans quelques instants.

Il revint, au bout d’un certain temps, et Magdalena eut une exclamation de surprise en l’apercevant, car il portait, avec précautions, un plateau contenant tasses, soucoupes, assiettes, un petit service à thé en argent et divers plats couverts de serviettes bien blanches.

— Nous allons prendre le goûter ensemble, dit Claude, en déposant le plateau sur le banc à côté de la jeune fille.

— Je ne peux pas manger… Je ne peux pas, M. de L’Aigle !

— Même pour me tenir compagnie, mon petit ami ?… Voyez-vous, moi, je dois partir, tout à l’heure, et comme j’ai plusieurs milles à faire en voiture, puisque je me rends à la Rivière-du-Loup, j’aimerais à me réconforter un peu auparavant. Si vous refusez de manger cependant, Théo, je partirai sans manger, moi aussi.

— Mais, pourquoi, M. de L’Aigle ?

— Nous allons manger ensemble, ou bien… N’est-ce pas que ce sera agréable, seulement vous et moi, mon petit ami ?

— Nous ne serons pas seuls longtemps, je crois, M. de L’Aigle, répondit Magdalena en souriant à travers ses larmes. L’hôtelier leur dira, dans le salon, que vous êtes ici et on ne manquera pas de venir vous… enlever.

— Oh ! Non ! fit Claude, en riant d’un rire que Magdalena trouva très jeune. Un billet de banque, glissé adroitement dans la main du digne hôtelier, au moment où je lui enlevais ce plateau, lui fermera la bouche, soyez-en assuré.

Et voilà M. de L’Aigle, celui qui, sans s’en douter peut-être, en imposait tant au petit pêcheur et batelier, en frais de verser du café dans des tasses, d’étendre une serviette sur les genoux de son compagnon (?) ; de lui présenter tartines et gâteaux.

En un clin d’œil, les impressions de découragement et de tristesse qui avaient envahi l’âme de la jeune fille s’envolèrent à tire d’ailes, et bientôt, on eut pu l’entendre rire d’un bon cœur d’une saillie de Claude.

— Bon ! C’est mieux ainsi ! s’écria Claude, en entendant ce rire si frais. La vie est plutôt belle, en fin de compte, vous savez, Théo, et il vaut toujours mieux essayer de voir le bon côté des choses… S’il fallait se laisser abattre à la première épreuve, au premier chagrin…

— Des épreuves… du chagrin… Vous n’avez jamais dû en avoir, vous, M. de L’Aigle, fit Magdalena en souriant.

— Non ? Vous pensez ? répondit Claude, dont le visage se rembrunit soudain. Quelles visions passèrent devant ses yeux ?… Qui eut pu le dire ?… Chose certaine, c’est que, dans l’ombre, il se mordait les lèvres, et on eut pu le voir pâlir.

— Mais, non ! Quelles épreuves auriez-vous pu avoir, je vous le demande ?… Dans votre magnifique domaine L’Aire.

— Pauvre enfant, répondit-il, on ne parvient pas à mon âge, sans avoir souffert, vous devez le comprendre… D’abord, la vie solitaire que je mène…

— Mais ! C’est parce que vous le voulez ainsi ! s’écria-t-elle. Pourquoi menez-vous une vie solitaire, M. de L’Aigle ? reprit-elle. Tout le monde parait tant vous estimer, vous apprécier, vous aimer, et…

— Hein ? Tout le monde m’aime, dites-vous, Théo ? Ah ! En voilà une bonne ! Qu’est-ce qui vous fait dire cela, mon petit ami ?

— Lorsque vous êtes arrivé, dans le salon, ce soir, les dames et jeunes filles étaient si contentes de vous voir ! Même, on a interrompu le quadrille, pour vous souhaiter la bienvenue… Moi, je pense que si on ne vous aimait pas, on n’agirait pas ainsi, fit naïvement Magdalena.

Un sourire sceptique erra, un moment, sur les lèvres de Claude. Ce sourire, la jeune fille ne le vit pas ; sans doute, l’eut-elle vu, qu’elle n’en aurait pas compris la signification.

— Théo, mon petit ami, dit soudain Claude, désirant changer le sujet de la conversation, savez-vous, j’aurais un service à vous demander.

— Un service à me demander ? Vous, M. de L’Aigle ? À moi ?

— Oui… Seriez-vous disposé à me le rendre ?

— Bien sûr ! Si je le puis… Mais je ne vois pas ce que…

— Théo, voulez-vous répéter après moi : « Je promets de vous rendre le service demandé, si c’est possible ».

Magdalena répéta les paroles de Claude.

— Il s’agit du piano de L’Aiglon, dit-il. Tous les automnes, dès les premiers jours d’octobre, mon yacht est emballé, pour l’hiver, et le piano est transporté à L’Aire… Or, j’ai pensé que, cette année, vous me permettriez de le faire transporter chez-vous plutôt…

Magdalena sourit finement.

— Ce service que vous désirez que je vous rende, cache, très imparfaitement, un acte de bonté de votre part, M. de L’Aigle, fit-elle. Vous savez parce que je vous l’ai dit, que nous n’avons pas de piano à La Hutte

— Eh ! bien, disons que nous nous rendons mutuellement service, dans cette affaire, mon petit ami, acquiesça Claude. Le piano de L’Aiglon ne m’est d’aucune utilité, à L’Aire, puisque je possède un piano de concert et que celui du yacht reste fermé. Ne serait-il pas préférable qu’il servit à quelqu’un ?… Si vous consentez, Théo, nous transporterons le piano chez-vous, dans les derniers jours de septembre.

« Nous transporterons », avait-il… Ainsi, il viendrait lui-même à La Hutte ?… Il surveillerait, en personne, le transport du piano ? Magdalena ne se sentit pas de force à rejeter une telle chance de le revoir. Elle accepta.

— Votre oncle ?… Il n’aura pas d’objections, n’est-ce pas ?

— Mon oncle fait tout ce que je lui demande de faire, M. de L’Aigle, répondit-elle ; il ne me contrarie jamais en rien.

M. Lassève est le modèle des oncles alors ! rit Claude. Maintenant, mon petit ami, il faut que je vous quitte.

— Déjà ! s’écria Magdalena.

— Je suis même un peu en retard. Mais, avant de partir, nous allons boire un verre de vin, à la santé l’un de l’autre, n’est-ce pas ?

Il versa du vin dans deux verres et en tendit un à la jeune fille.

— Au succès de toutes vos entreprises, Théo ! fit Claude, en levant son verre. À votre bonheur !

— Au succès de votre voyage et de vos entreprises, M. de L’Aigle ! répondit Magdalena, en imitant le geste de Claude.

Alors, il arriva une chose assez curieuse : Claude de L’Aigle devint blanc comme la mort, et le verre, qu’il allait porter à ses lèvres, s’échappa de ses doigts et tomba sur le plancher.

— Qu’y a-t-il ? s’écria la jeune fille, grandement effrayée et s’élançant vers son compagnon. M. de L’Aigle ! Vous êtes malade ?

Instinctivement, elle entourait de ses deux mains le bras de Claude, tandis que ses yeux, démesurément agrandis, se fixaient sur son visage.

— Ce… Ce n’est… rien, mon petit ami, parvint à articuler Claude, essayant de sourire. Une petite douleur au cœur… J’y suis sujet… Ce n’est rien, rien…

Sans proférer un mot, elle lui présenta son propre verre de vin.

— Buvez, je vous prie ! dit-elle.

Docile comme un enfant, il obéit, en souriant.

— Merci, Théo ! dit-il, en lui remettant le verre. Et maintenant, adieu !

— Vous vous sentez mieux ?

— Je me porte à merveille, grâce à vos bons soins… Au revoir ! À la fin de septembre, mon petit ami ! dit Claude, en tendant la main à la jeune fille.

— Oui… À la fin de septembre…

Il fit quelques pas dans la direction du corridor, puis il revint.

— Théo, dit-il, vous le savez, quoique nous soyons devenus amis jurés, vous et moi, il existe une grande différence d’âge entre nous ?

— Oui, je sais… Mais ça ne fait rien, répondit la naïve enfant.

Dans l’ombre, Claude sourit de sa naïveté ; mais il eut été difficile de définir la nature de ce sourire.

— Si je m’étais marié, à l’âge où d’autres se marient généralement, reprit Claude, j’aurais, probablement, aujourd’hui, un fils de votre âge, Théo, et si j’étais au moment de le quitter pour quelques semaines, je déposerais un baiser sur son front… Théo, laissez-moi vous donner, avant de partir, un baiser d’adieu !

Sans hésiter, et pleurant d’émotion, Magdalena leva sur Claude son pur visage ; et lui, révérencieusement, posa ses lèvres brûlantes sur le front de la jeune fille, puis il partit hâtivement, sans se retourner, même une seule fois…

Bientôt, Magdalena entendit le bruit d’une voiture quittant les abords de l’hôtel ; c’était Claude de L’Aigle qui partait… À celle qui l’aimait si éperdument, il ne restait que le souvenir du baiser qu’il lui avait donné.