Le mystérieux Monsieur de l’Aigle/01/09

Éditions Édouard Garand (p. 18-20).

IX

TROUVÉ COUPABLE

Nous n’avons pas l’intention d’insister sur le procès d’Arcade Carlin. D’ailleurs, nous savons d’avance qu’il ne parvint pas à prouver son innocence.

Tout d’abord, on refusa de le croire, lorsqu’il affirma que les $3000.00 lui avait été envoyées de la Nouvelle-Orléans, dans une lettre non enrégistrée. Alors, Arcade raconta la conversation qu’il avait eue avec Martin Corbot, au bureau de poste, le jour où la lettre de Mme Richepin lui était arrivée.

On se souvient de cette conversation ?… Le bossu (qui, probablement, ne s’était guère gêné pour prendre connaissance de la lettre de Mme Richepin) avait félicité Arcade de sa chance.

Mais l’boscot, questionné et transquestionné à ce sujet, devint parjure ; il nia tout. Or, sur la déposition de Martin Corbot, l’avocat d’Arcade avait fondé de grandes espérances, et voilà que tout croulait, comme un château de cartes, à cause de l’horrible mensonge du bossu !

Hector Servant, tel était le nom de l’avocat qui avait entrepris la tâche de défendre l’accusé, avait été retenu, et il serait payé par le « père Zenon ».

Hector Servant fit des démarches auprès de la Compagnie américaine qui avait fait des transactions avec Baptiste Dubien. Cette Compagnie avait-elle gardé une liste des numéros des billets de banque remis à Dubien ? Non, hélas ! On n’avait pas pris cette précaution…

Et puis, Arcade n’avait pas d’alibi ; il avait passé la soirée et la nuit du meurtre chez lui, seul avec sa petite. Magdalena s’était couchée vers les huit heures et demie, ce soir-là, et lui, Arcade, s’était mis au lit vers les dix heures. Non, personne n’était venu passer la veillée avec lui, personne ! Zenon Lassève, qui veillait chez les Carlin tous les soirs, lorsqu’il était au village, avait été absent et n’était revenu à G… que le lendemain soir.

Certains propos tenus par Magdalena avaient été répétés, de bouche en bouche. Le lendemain du meurtre de Baptiste Dubien, la petite ayant été injuriée par une de ses compagnes de classe, à cause de ses presque haillons, avait répondu :

— Laisse faire ! Bientôt, je serai la mieux mise des enfants du village, papa l’a dit ! Papa va m’acheter un beau manteau garni de fourrures, des belles robes, de belles chaussures et un beau chapeau… aussi un manchon en lapin blanc, doublé en soie rose pâle.

— Ce n’est pas vrai ! s’était écriée la compagne de Magdalena. Vous êtes trop pauvres pour acheter de ces choses !

— Papa l’a dit ! répéta Magdalena. Il dit aussi que l’argent ne manquerait pas, à partir d’aujourd’hui.

Thomas Vaillant, l’épicier, avait répété ce que Magdalena avait dit, le soir où elle était allée acheter des confitures, chez lui : Arcade Carlin se proposait de payer, dans quelques jours, la somme de soixante dollars qu’il devait à l’épicier depuis longtemps. L’achat des confitures et cette promesse de payer un compte dont il avait désespéré, avaient grandement surpris Thomas Vaillant, entendu qu’il savait que le salaire d’Arcade suffisait à peine à les faire vivre, lui et sa petite.

Enfin, les trois hommes qui étaient entrés dans le magasin de Jacques Lemil, le lendemain du meurtre de Baptiste Dubien, répétèrent les paroles qu’Arcade avait prononcées, au moment de s’évanouir : « Trois mille dollars !… avait-il dit. Ils sont à moi !… À moi… et à Magdalena » !

Oui, tout condamnait Arcade Carlin ! Son irréprochable conduite, durant tant d’années, son indéniable honnêteté, s’effaçaient devant le crime horrible dont on le soupçonnait.

Inutile de le dire, Hector Servant avait télégraphié à Mme Richepin, demandant à cette dame si elle avait envoyé, tout dernièrement, dans une lettre non-enrégistrée, à son filleul, Arcade Carlin, la somme de $3000.00, en billets de banque américains, de mille dollars chacun. Ce télégramme était resté sans réponse, ce qui était quelque peu décourageant pour l’avocat, pour son client surtout.

Le télégramme étant resté sans réponse, l’avocat écrivit à Mme Richepin. Dans une lettre, c’était plus facile d’entrer dans les détails, d’expliquer les circonstances. Hector Servant dit à la marraine d’Arcade dans quelle affreuse position se trouvait son filleul, et il la priait de répondre à la présente lettre immédiatement, par dépêche télégraphique.

Cette lettre resta, elle aussi, sans réponse. Alors, Hector Servant partit pour la Nouvelle Orléans.

— Je rapporterai une déclaration de Mme Richepin, signée devant témoins, dit-il à Arcade. Ainsi, mon ami, patience et courage ! Encore quelques jours, et vos épreuves seront finies !

— Je ne comprends rien au silence de Mme Richepin, répondit Arcade. Elle doit être absente de chez elle, ou bien elle est malade…

— Patience, mon ami ! répéta l’avocat. Vous pensez bien que je ne m’attarderai pas en route ; le temps d’aller et de revenir seulement. À bientôt donc, et, encore une fois, patience et courage !

— Puissiez-vous réussir dans votre mission, M. Servant ! fit Arcade d’une voix tremblante. Mon Dieu ! Que vais-je devenir ?

— Essayez d’avoir confiance en moi, mon ami, répondit l’avocat.

— Confiance ?… Oui, j’ai confiance en vous, assurément, M. Servant ! Mais je ne puis me faire illusion, n’est-ce pas ; je suis dans une terrible position…

— Vous êtes innocent du crime dont on vous accuse ; je le prouverai et vous sauverai !

— Dieu vous entende !

Que le temps parut long au prisonnier, jusqu’au retour de son avocat ! Ah ! Combien il lui tardait de reprendre sa place parmi les honnêtes gens ! De revoir sa petite Magdalena ! De vivre, enfin ! Car, ce n’était pas vivre que d’être enfermé dans une cellule, en contact journalier avec le crime et le vice, dans toute son horreur !

Enfin, un soir, la porte de sa cellule s’ouvrit, pour livrer passage à Hector Servant.

— M. Servant ! cria Arcade, accourant au-devant de son visiteur.

— Mon pauvre Carlin ! répondit l’avocat. Pas de chance, hélas !

Arcade sentit qu’il allait s’évanouir.

— Pas de chance, dites-vous, M. Servant ? questionna-t-il. Qu’y a-t-il donc ?… N’avez-vous pas vu Mme Richepin ?… Ou bien, aurait-elle refusé de signer une déclaration ?… Elle est très-originale, ma marraine ; mais je ne crois pas qu’elle oserait pousser l’originalité jusque là ! En face de l’accusation qui pèse sur moi…

L’avocat leva la main, comme pour imposer silence au prisonnier.

— Écoutez, Carlin ! Je vous ai dit que nous n’avions pas de chance… Nous sommes aux prises avec un horrible guignon plutôt… et c’est… c’est tout simplement,.. tragique…

— Je… Je ne comprends pas… murmura Arcade. N’avez-vous pas vu Mme Richepin, M. Servant ?

— Non, mon ami, je ne l’ai pas vue, répondit tristement l’avocat. Le malheur a voulu que le jour même de mon arrivée à la Nouvelle-Orléans…

— Eh ! bien ?…

— Le jour de mon arrivée, dis-je, avaient eu lieu les funérailles de Mme Richepin…

— Morte ? cria Arcade. Morte ? Et sans avoir pu me justifier ! ! Ô mon Dieu ! sanglota-t-il, puis il tomba, presqu’évanoui, sur son grabat.

— Morte, oui, morte ! Elle est tombée malade, il y a à peu près trois semaines, au moment où elle se préparait à aller rendre visite à l’un des neveux de son mari ; une attaque de paralysie, paraît-il, et elle n’a pas, un seul instant, récouvré sa connaissance.

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! sanglota Arcade.

— J’ai trouvé le télégramme que j’avais adressé à votre marraine, ainsi que ma lettre ; ni l’un ni l’autre n’avait été ouvert même. J’ai obtenu la permission de faire des recherches parmi les papiers de Mme Richepin ; j’espérais, voyez-vous, mon ami, trouver la lettre que vous aviez écrite à votre marraine, pour lui demander de l’argent, ainsi que le portrait de votre petite… Je n’ai rien trouvé.

— Mais… N’est-ce pas étrange que ma lettre et le portrait de Magdalena aient disparu ainsi ?

— Les domestiques, que j’ai questionnés, m’ont dit que Mme Richepin détruisait sa correspondance, aussitôt après en avoir pris connaissance, dit l’avocat.

— Le portrait cependant…

— Quant au portrait, la seule explication qui soit possible, c’est que Mme Richepin, craignant de se laisser attendrir par la vue de cette photographie, et d’être tentée, conséquemment, de léguer quelque chose à votre petite, à sa mort, a préféré détruire ce qui pouvait la rappeler à son souvenir… Hélas, Carlin, je sais que vous êtes innocent ; mais je crains fort ne pouvoir vous sauver, faute de preuves.

— Que Dieu ait pitié de moi… et de ma pauvre Magdalena ! s’écria Arcade, au comble du désespoir.

Pourtant, Hector Servant avait à cœur d’essayer de sauver son client ; conséquemment, quelques jours après son retour de la Nouvelle Orléans, il entra au bureau de poste de G…, accompagné d’un détective ; ce dernier, muni d’un mandat de perquisition. Il était dix heures du soir.

— Je viens faire une perquisition dans votre maison, M. Corbot, dit le détective au bossu.

— Une perquisition ! Chez moi ! Mais, pourquoi ? s’était écrié l’boscot, en pâlissant.

Nous cherchons ces trois mille dollars qui ont été volés à Baptiste Dubien, répondit Hector Servant.

— Chez moi ! s’exclama le bossu.

— Nous avons le droit de les chercher là où bon nous semble, fit l’avocat.

— Ces trois mille dollars… vous croyez les trouver dans ma maison ?…

— Je crois… Non, je suis certain d’une chose, M. Corbot, c’est que vous avez toujours haï M. Carlin, et que vous n’êtes pas un type pour hésiter à faire… quoi que ce soit, pour assouvir votre haine, dit l’avocat.

— Et ainsi, sur de simples soupçons… commença l’boscot.

— Rangez-vous, et laissez-nous entrer, M. Corbot ! dit le détective d’une voix rude. Je n’ai pas de temps à perdre en pourparlers, si je veux prendre le train de minuit dans dix, pour la ville, ce soir.

— Entrez, Messieurs ! répondit le bossu, et… grand bien vous fasse ! ajouta-t-il, avec un ricanement, qui sonnait faux pourtant.

La perquisition eut lieu ; mais on ne trouva rien.

— Eh ! bien ? demanda Martin, d’un ton gouailleur, au moment où les deux hommes se disposaient à partir.

— Nous n’avons rien trouvé, répondit le détective, qui partit aussitôt, se dirigeant vers la gare.

— Non, nous n’avons rien trouvé, M. Corbot, répéta Hector Servant. Tout de même, je vous soupçonne d’avoir fait quelque… farce… et je vous soupçonnerai toujours.

— Ah ! Bah ! fit l’boscot.

— Je le répète, je vous soupçonnerai toujours et quoiqu’il arrive à mon client, j’aurai l’œil sur vous, dit l’avocat. Vous comprenez ce que je veux dire, hein ?… Vous aurez soin de marcher droit, dorénavant, car, au premier faux pas que vous ferez, que vous ébaucherez seulement, quand ça ne serait que dans cinq, dix, quinze ans d’ici, je… je vous rejoindrai bien, Martin Corbot, et alors, gare à vous !

— Vous me menacez, je crois, Monsieur ? demanda Martin.

— Je vous avertis, M. Martin Corbot, répondit Hector Servant. Eh ! bien, ajouta-t-il, adieu ! Au revoir peut-être ! À bientôt, je n’en doute pas ! acheva-t-il, gouailleur à son tour.

Le procès d’Arcade Carlin ne traîna pas. Malgré toute la peine qu’il se donna, tous les efforts qu’il fit, Hector Servant ne parvint pas à prouver l’innocence de son client.

Arcade Carlin fut condamné à mort, et il expira sur l’échafaud le crime d’un autre…

Ce fut la plus tragique des erreurs judiciaires !

Fin de la première partie