Le mystérieux Monsieur de l’Aigle/01/06

Éditions Édouard Garand (p. 12-14).

VI

RÊVES D’OR

On était au 4 novembre. Il était six heures du soir.

Arcade Carlin revenait chez lui, ses heures de travail étant finies. Il s’en allait tout droit à la maison maintenant, en quittant le magasin, et Magdalena l’y précédait.

Magdalena venait d’atteindre ses onze ans. Elle était bien jeune encore, il est vrai ; mais l’enfant, élevée à l’école de l’adversité, de la pauvreté, savait déjà se rendre utile. À quatre heures, après la classe, elle revenait à la maison, et après avoir appris ses leçons pour le lendemain, elle allumait le poèle de la cuisine et préparait le souper.

La lettre qu’Acarde avait écrite à sa marraine était restée sans réponse. Il s’y était attendu, sans doute ; tout de même, l’espoir est si tenace au cœur de l’homme, qu’il avait espéré mieux… et plus. Pendant un mois, il était allé au bureau de poste chaque jour ; mais, chaque jour, la réponse de Martin Corbot était la même :

— Rien pour vous, M. Carlin.

Avec quelle joie l’boscot faisait cette réponse ! Il se doutait bien qu’Arcade attendait une lettre importante, et de le voir déçu ainsi, chaque jour, cela le remplissait d’une joie méchante. Cette lettre, si impatiemment attendue, si jamais elle arrivait à l’adresse d’Arcade Carlin, Martin Corbot se proposait bien d’en prendre connaissance !

En ce soir du 4 novembre donc, Arcade, en passant, devant le bureau de poste, entra, tout machinalement, demander s’il y avait quelque chose pour lui.

À son grand étonnement, l’boscot, qui était seul, pour le moment, répondit, de sa voix fêlée :

— Il y a une lettre pour vous, M. Carlin. Elle vient de loin, ajouta-t-il ; de la Nouvelle Orléans.

— Oui, je sais. Ma lettre, s’il vous plaît !

— La voici, fit Martin Corbot, en remettant à Arcade une enveloppe longue et étroite.

— Merci, dit Arcade, en recevant l’enveloppe.

— Hé hé hé ! rit le bossu. La riche marraine envoie de l’argent à son filleul, sans doute.

— Qu’en savez-vous Corbot ?… Est-ce que, par hasard, vous auriez pris connaissance du contenu de cette enveloppe ?

— Ah ! Bah ! répondit l’boscot en haussant les épaules et affectant un air de grand dédain. Vos lettres ne m’intéressent guère, mon cher M. Carlin. Ce que j’ai voulu dire, c’est que votre marraine étant très riche (ce n’est un secret pour personne dans le village), j’ai supposé que, si elle prenait la peine de vous écrire, c’était pour vous envoyer de l’argent. Eh ! bien, tant mieux pour vous, s’il en est ainsi !

— Merci, Corbot, répondit de nouveau Arcade.

— Un autre aussi qui est chanceux, dans notre village, c’est Baptiste Dubien. Vous le savez, je le présume ? Dubien a vendu à une compagnie américaine toutes ses terres, et elles lui ont été payées comptant, pas plus tard qu’hier… Dix mille dollars, Monsieur ! Dix billets de banque américains, de mille dollars chacun. Le chançard ! Ça me surprend fort que vous n’ayez pas encore appris cette nouvelle ; elle court le village.

— Je sors si peu ! répondit Arcade, en se dirigeant vers la porte de sortie, car il lui tardait beaucoup de prendre connaissance de la lettre de sa marraine.

— Baptiste Dubien m’a montré ces dix billets de banque, hier, alors que j’étais allé chez lui par affaires, reprit Martin. Je lui ai conseillé fortement de les déposer à la banque le plus tôt possible. Garder dix mille dollars chez soi, ce n’est guère prudent. Qu’en pensez-vous ?

— Ce n’est certainement pas prudent ; c’est même dangereux à mon sens.

— Dubien doit faire son dépot demain, m’a-t-il dit.

— Je suis content pour Dubien ; qu’il ait eu tant de chance, je veux dire, fit Arcade. Dubien est un brave et honnête homme. Au revoir, M. Corbot !

— Au revoir, M. Carlin !

Lorsqu’Arcade eut quitté le bureau de poste, le bossu se frotta les mains et se mit à rire.

— Hé hé hé ! Hé hé hé ! Ça ne pouvait pas mieux s’adonner ! En avant la grande scène maintenant, M. Arcade Carlin ! Tout vient à point à qui sait attendre. Hé hé hé !

Ayant prononcé ces paroles ambiguës, l’boscot, toujours frottant ses énormes mains l’une contre l’autre, s’empressa de prendre place en arrière du guichet, car des gens se présentaient pour réclamer leurs lettres et journaux.

Presque courant, Arcade Carlin arriva chez lui. Il avait infiniment hâte de prendre connaissance de la lettre de Mme Richepin. Il eut certes, préféré une lettre enrégistrée ; la perspective eut été plus belle, assurément !

À son arrivée, Magdalena accourut au-devant de lui et lui donna un baiser.

— Petit père ! Cher petit père ! s’écria-t-elle.

— Magdalena ! Ma toute chérie ! répondit-il, en pressant la petite dans ses bras.

— Le souper sera prêt dans un tout petit quart d’heure, père, dit Magdalena. Avez-vous bien bien faim ?

— Mais non ! Prends le temps qu’il faut, chère petite.

Tandis que sa fille continuait à préparer le repas du soir, Arcade, d’une main qui tremblait légèrement, ouvrit l’enveloppe contenant la lettre de sa marraine. Il vit un papier très épais, qu’il s’empressa de déplier. Aussitôt, une exclamation de surprise et de joie s’échappa de sa poitrine ; trois billets de banque américains, de mille dollars chacun, venaient de tomber sur ses genoux !

« Mon filleul, écrivait Mme Richepin,

Parce que tu es dans un grand embarras, je te viens en aide ; ci-joint, trois billets de banque américains, de mille dollars chacun. Mais, que ce soit entendu, c’est le dernier argent que tu reçois de moi. Si jamais tu t’es fait illusion ; si jamais tu t’es imaginé, même un instant, que je te léguerais quelque chose, à ma mort, détrompe-toi, mon filleul !

Si je suis riche aujourd’hui, c’est grâce à mon défunt mari, et il n’est que juste que les biens qu’il m’a laissés retournent à ses neveux et nièces, un jour,… qui n’est pas éloigné maintenant, car, tu le sais peut-être, j’ai quatre-vingts ans passés.

Tâche donc de tirer le plus grand profit possible des $3, 000.00 que je t’envoie ; car, je le répète, c’est le dernier argent que tu recevras de ta marraine,

ANGÈLE S. RICHEPIN

P. S. Je n’ai pas fait enregistrer ma lettre, parce qu’il y a trop de voleurs de lettres enregistrées, depuis quelque temps. Je suis fermement convaincue que l’argent ci-joint court moins de risque d’être volé, en te l’envoyant dans une lettre qui passera presqu’inaperçue.

S’il vous plait accuser réception des $3, 000.00 immédiatement.

A. S. R. »

Trois mille dollars !.. Ce n’était pas croyable !… Cette somme dépassait toutes les espérances, tous les rêves d’Arcade Carlin.

Cet argent serait déposé à la banque sans retard, après qu’il eut payé ses dettes, c’est-à-dire son compte chez Vaillant, l’épicier. Ce compte se montait à soixante dollars, et combien de nuits Arcade avait passées, sans sommeil, à se demander comment il parviendrait à acquitter cette dette.

Ensuite, il y avait différentes choses à acheter pour Magdalena, la pauvre petite. Samedi, c’est-à-dire le surlendemain, il emmènerait l’enfant avec lui, à la ville, et il lui achèterait un manteau bien chaud, garni de fourrure. Il lui achèterait deux robes, oui, deux : une pour la semaine, l’autre pour les dimanches. Il lui faudrait un chapeau aussi à Magdalena, deux peut-être. Non, un suffirait ; mais, par exemple, il lui achèterait deux paires de chaussures ; l’une, solide et forte, pour aller à l’école ; l’autre, plus fine, pour les dimanches.

À lui aussi, Arcade, il faudrait bien un pardessus, entendu que celui qu’il possédait était tellement usé que le vent passait à travers… Cependant il verrait ! Ses dettes d’abord ; du linge pour Magdalena ensuite. Quant à lui eh ! bien, cela dépendrait de ce que ça coûterait pour habiller convenablement la petite. Le reste des $3000.00 serait déposé à la banque, pas plus tard que samedi.

— Le souper est prêt, père.

C’était la voix de Magdalena.

S’étant approché de la table, Arcade jeta un coup d’œil sur sa fille, et il constata une chose ; c’était qu’elle venait de pleurer. Il prit l’enfant sur ses genoux et lui demanda :

— Tu viens de pleurer, Magdalena ? Qu’y a-t-il ?

— Rien, père, rien, répondit-elle en éclatant en sanglots.

— On ne pleure pas sans raison, chérie. Dis-moi pourquoi tu pleures ? Quelqu’un t’a-t-il fait de la peine, Magdalena ?

— C’est… C’est à l’école… Les élèves de ma classe… elles m’appellent… « Haillon »… parce que… parce que je suis si… si pauvrement habillée…

— Pauvre petite ! Pauvre chère Magdalena ! murmura Arcade, en pressant l’enfant contre son cœur. Mais écoute, chérie, reprit-il, bientôt, pas plus tard que dimanche, tu seras la mieux mise des enfants du village. Comprends-tu, Magdalena ? Samedi, c’est-à-dire après demain, nous irons à la ville, tous deux, et je t’acheterai un beau manteau garni de fourrure, deux jolis robes, de bonnes chaussures et un beau chapeau.

— Oh ! fit la petite, en battant des mains.

— Tu verras ! Tu verras, ma chérie ! reprit Arcade. On ne te lancera plus d’épithètes, après dimanche.

— Mais fit Magdalene, le visage assombri soudain, cela va coûter de l’argent, beaucoup d’argent, toutes ces belles choses, n’est-ce pas, père ?

— Sans doute, répondit Arcade, en souriant tristement. N’était-ce pas pathétique d’entendre une enfant de onze ans parler ainsi. Pauvre petite ! Elle avait été tellement habituée à l’économie aussi ! Oui, ça va coûter de l’argent toutes ces choses, mon enfant, reprit-il, mais nous en aurons à dépenser, à gogo, si nous le désirons ; ainsi, ne t’inquiète pas à ce sujet, petite.

Magdalena ouvrit de grands yeux étonnés.

— Et je serai aussi bien habillée que Lucille Lemil, petit père ? demanda-t-elle.

— Mieux, beaucoup mieux, assura Arcade. Et tiens, pendant que j’y pense, cours donc chez Vaillant, l’épicier, et achète un bocal de pêches confites, pour le souper ; cela nous fera un bon régal. Voici de l’argent pour payer les pêches.

— Des pêches ! Oh ! des pêches confites pour le souper ! s’écria l’enfant.

— Et dis à M. Vaillant que je lui donnerai les soixante dollars que je lui dois, au commencement de la semaine prochaine, Magdalena. Va, petite.

On soupa gaîment ; les pêches confites furent jugées excellentes.

Arcade Carlin était bien l’homme le plus heureux de la terre, ce soir-là. Cependant, il y avait une toute petite ombre à son bonheur : le « père Zénon » son meilleur ami, n’était pas là, pour partager sa joie. Le père « Zénon » travaillait dans un village voisin et il ne serait de retour que le lendemain soir ; mais Arcade savait d’avance la part qu’il prendrait à la joie de son ami.

Maintenant, cet argent qu’il venait de recevoir, où Arcade le mettrait-il, en attendant qu’il put le déposer en sûreté, à la banque ?… $3000.00, c’était une grosse somme d’argent à avoir dans la maison… Quel malheur qu’il n’y eut pas de banque, au village !… Il n’y aurait qu’une chose à faire ; déposer son argent dans le coffre-fort de Jacques Lemil, le seul de G. — et Lemil avait dit à Arcade, un jour, moitié riant :

— Si jamais tu as des valeurs à déposer quelque part, Carlin, je t’offre d’avance un compartiment dans mon coffre-fort.

Oui, le coffre-fort de Jacques Lemil serait un endroit sûr, en attendant que l’argent put être déposé à la banque… Lemil veillait chez lui, ce soir ; il avait dit à Arcade qu’il attendait Baptiste Dubien à veiller ; ce dernier étant l’ami intime du marchand. Eh ! bien, il irait chez le marchand sans retard ; il dormirait plus tranquille ensuite, de savoir ses $3000.00 en sûreté.

Arcade endossa son pardessus, et il allait partir, quand, ayant jeté les yeux sur l’horloge de la salle, il vit qu’il passait neuf heures.

Neuf heures, c’était déjà tard, pour les gens du village. Dubien avait dû retourner chez lui, depuis au moins une demi heure, et Lemil devait être couché ; il n’allait pas le faire lever, n’est-ce pas ?… Non. Il lui faudrait trouver une autre cachette pour ses $3000.00.

La première idée est toujours la meilleure, dit-on. Si Arcade Carlin s’était rendu chez Jacques Lemil, ce soir-là et y eut rencontré Baptiste Dubien, une tragédie eut été évitée. Mais il ne devait pas en être ainsi… Pauvre Arcade Carlin ! Pauvre Magdalena !

Arcade se dirigea vers sa chambre à coucher et ouvrant l’un des tiroirs de son bureau de toilette, il y prit une petite cassette, qu’il ouvrit au moyen d’une minuscule clef ; dans la cassette ensuite, il déposa les trois mille dollars, puis ayant placé le tout dans le fond du tiroir, il jeta dessus une pile de linge.

Avant de se mettre au lit, Arcade voulut relire la lettre de sa marraine, mais il ne la trouva pas ; elle était tombée dans la boîte à bois de la cuisine, au milieu de divers chiffons de papier, et il ne songea même pas à la chercher là. Il se dit qu’il avait probablement laissé la lettre dans sa chambre à coucher, lorsqu’il y était allé, tout à l’heure, dans le but de cacher l’argent dans la cassette ; il la retrouverait demain. Pour le moment, il allait se mettre au lit, car il avait sommeil. Magdalena dormait depuis longtemps déjà.

Cette nuit-là, Magdalena rêva de manteaux garnis de fourrure, de robes enjolivées de rubans et de dentelles, de chaussures en cuir vernis, de chapeaux ornés de fleurs ; voire même d’un petit manchon en lapin blanc, doublé de soie rose pâle…

Arcade Carlin, de son côté, fit des rêves d’or…

Souvent, il ment le proverbe qui dit que les événements proches s’annoncent en lançant en avant leur ombre.