Le mystérieux Monsieur de l’Aigle/01/01

Éditions Édouard Garand (p. 3-6).

I

LA FILLE DU MARTYR

Dans une chambre pauvre, mais propre, sur un lit étroit, mais d’une blancheur immaculée, une malade est couchée. C’est une toute jeune fille ; elle n’a que seize, dix-sept ans à peine. Son visage tout défait, ses traits étirés, ses yeux cernés de bistre, ses lèvres pâles, disent clairement qu’elle est atteinte d’une maladie grave, peut-être mortelle.

Au chevet de ce lit de souffrance se tient le médecin, un homme aux cheveux gris, dont le visage, ordinairement jovial, a revêtu une expression de tristesse. Il frotte ses mains l’une contre l’autre et il hoche la tête d’un air fort significatif.

Non loin, est une femme fort corpulente, Mme St. Onge, une voisine, qui, dans la bonté de son cœur, est venue donner ses soins à la malade. Pour le moment, elle est à mettre un peu d’ordre sur une petite table couverte de fioles de toutes formes et de toutes grandeurs.

Trois autres femmes du voisinages se tiennent debout au pied du lit.

— Que pensez-vous de votre malade, ce soir, Docteur ? demanda soudain Mme St-Onge.

— Ce que j’en pense ?… Hélas ! je le crains, toute la science médicale au monde ne pourrait la sauver.

— Ainsi, elle n’en reviendra pas, vous pensez ?

— Oh ! non ! Elle est finie, la pauvre enfant, je le crains… Voyez plutôt ; elle est tout à fait inconsciente, depuis ce matin.

(Mais en cela, le médecin se trompait. La malade, quoiqu’elle n’eut pu donner signe de vie, avait parfaitement conscience de ce qui se faisait et de ce qui se disait autour d’elle).

— Pauvre Magdalena ! Pauvre fille ! fit une voisine, en essuyant une larme.

— Mais elle serait cent fois mieux morte la pauvre petite ! fit une autre.

— Bien sûr que oui ! amplifia la troisième voisine. Elle n’a ni parents ni amis… Personne ne tient à s’associer avec elle, dans le village…

— Aussi, ça se comprend ! Qui veut être vu en la compagnie de la fille d’Arcade Carlin… de la fille du pendu ?

« La fille du pendu »… Oui, c’était ainsi qu’on la désignait. Car, hélas ! son père était monté sur l’échafaud, pour un crime (un meurtre) qu’il n’avait pas commis.

Ah ! Cette exécution de son père ! Ce meurtre légal ! cette horrible erreur de la justice !… Magdalena en avait été témoin, oui, témoin !…

Lorsque son père avait été arrêté, puis conduit en prison, une femme de la ville, une infâme ménagère, avait pris Magdalena chez elle. Ce ne fut que plus tard que l’on découvrit la raison de cet acte charitable : la femme avait haï la mère de Magdalena, et elle avait juré de se venger… Mme Carlin était morte depuis six ans ; mais il restait sa fille, son unique enfant ; sur elle se vengerait la femme. Et quelle atroce vengeance !… Elle avait obligé la pauvre petite d’assister, de l’une des fenêtres de sa maison, à l’exécution de son père. Munie d’une courroie, la misérable frappait l’enfant à coups redoublés, criant :

— Regarde, petite vermine ! Regarde ! Cela te servira de leçon, plus tard. Tel père, telle fille… Regarde… et souviens-toi !

Sur les toits des maisons avoisinant la prison, les yeux hagards de l’enfant avaient vu une grande quantité de monde ; des curieux, des gens affligés d’une curiosité morbide, malsaine, dont ils auraient dû rougir. Mais la vraie délicatesse de sentiments est chose rare en ce monde, et les gens se dérangent ; que dis-je ? ils font des efforts inouïs pour aller « jouir » des spectacles les plus affreux, les plus hideux, les plus révoltants.

Magdalena avait vu s’ouvrir la porte de la prison… Elle avait vu son père, marchant entre deux hommes, dont l’un, le curé de la paroisse… Elle avait vu l’exécuteur attendant sa victime, au pied de l’échafaud… Elle avait vu le shérif, puis les policiers entourant la cour de la prison… Les lèvres de son père remuaient… il priait… Le prêtre priait avec lui, ou lui parlait du ciel, de l’éternité…

— Père ! Ô père ! avait crié l’enfant.

Il l’avait entendue… Il avait tendu ses bras vers elle… puis il avait fait, de sa main droite, le geste de la bénir… Oui, il l’avait bénie… lui… son père… lui qui allait monter sur l’échafaud dans quelques instants ! Et cette bénédiction du mourant serait toujours précieuse à sa fille…

Mais Dieu avait eu pitié de Magdalena, car au moment où l’on posait sur la tête de son père le capuchon noir, elle avait perdu connaissance…

La ménagère, ensuite, satisfaite de sa diabolique vengeance, avait jeté l’enfant dehors, immédiatement après l’exécution, ne l’ayant prise chez elle que pour la martyriser ; son but était maintenant atteint ; alors, elle la jetait dehors comme un chien.

Pauvre, pauvre petite !… Elle n’avait que douze ans… Il y avait de cela près de cinq ans maintenant, et elle s’en souvenait comme ci c’eut été hier…

Que serait devenue la pauvre petite, si elle n’eut rencontré sur son chemin un vieil ami de son père, un nommé Zénon Lassève ?…

Le « père Zénon », comme on l’appelait dans le village de G…, était un « homme à tout faire », devenant, à l’occasion, menuisier, jardinier plombier, maçon, briquetier. De cette manière il ne chômait guère.

Zénon Lassève était un homme de près de six pieds. Il portait toute sa barbe, qui avait grisonné, ainsi que ses cheveux, bien avant l’âge. Ses traits, assez irréguliers, portaient l’empreinte d’une excessive bonté.

Quel brave homme que le « père Zénon » ! Aussi, était-il estimé de tous, à cause de sa bonté, d’abord, puis pour son incontestable honnêteté.

Il possédait une maisonnette aux confins du village. Il vivait là seul, car il ne s’était jamais marié, et il était content aujourd’hui de posséder un chez lui, où il pouvait emmener la petite orpheline, que tous bafouaient et injuriaient, sans pitié. On ne peut changer le monde ; il est porté à rendre les enfants responsables pour les péchés de leurs parents.

— Magdalena, avait dit le « père Zénon », lorsque tous deux furent arrivés à sa maison, tu vas demeurer avec moi toujours, dorénavant, et je remplacerai auprès de toi, autant que faire se pourra, ton père, qui était mon meilleur ami…

— Mon père ! Oh ! mon pauvre père ! gémit la petite.

— Tu le sais, Magdalena ; je le sais, moi aussi, ton père n’a jamais commis le crime pour lequel il vient de mourir… Ton père est un martyr, petite ; oui, un martyr ; un innocent, qui est monté sur l’échafaud, pour expier le crime d’un autre… d’un inconnu. Je le répète, je sais qu’il n’était pas coupable… Un autre aussi le sait… mais il n’a rien dit ; il a même menti, par vengeance… Horrible vengeance qui, un jour, retombera sur le vengeur, en malédiction !

Magdalena devint la fille du « père Zénon », par acte d’adoption. Malgré tout, elle n’était pas malheureuse. Pourtant, elle aurait aimé aller à l’école, s’instruire un peu ; mais, en dépit de tous les efforts que fit son père adoptif, il ne parvint pas à la faire accepter, dans aucune des deux classes du village. Les parents n’allaient pas laisser leurs enfants traîner les mêmes bancs d’école, respirer le même air que « la fille du pendu » ! Ils avaient protesté en bloc, et le « père Zénon » avait dû se considérer battu.

— Écoute, petite, avait-il dit à Magdalena un jour, puisque tu sais lire et écrire, je t’achèterai des livres et des cahiers, et tu continueras à étudier. Hein ? Qu’en penses-tu ?

— Merci, père Zénon, merci ! avait-elle répondu. Et puisque vous voulez bien m’acheter des livres et des cahiers, je ne demande qu’à étudier, afin d’essayer de m’instruire. Seulement, je rencontrerai souvent des passages difficiles, que je ne parviendrai jamais à déchiffrer seule, je le crains ajouta-t-elle, en souriant.

Mais elle ne devait pas rencontrer autant de difficultés qu’elle le prévoyait, dans ses études, car, une maîtresses d’école, une veuve de trente-cinq ans à peu près, prit pitié de la pauvre enfant, et, furtivement, le soir, elle se rendait chez le « père Zénon », faire la classe à Magdalena.

Mme d’Artois, avait dit le « père Zenon » à la veuve, un soir, Dieu vous récompensera un jour de ce que vous faites pour ma pauvre petite !

— Je l’aime cette enfant, voyez-vous, M. Lassève ; je l’ai toujours aimée, avait répondu la veuve, et c’est mal, à mon sens, de la rendre responsable du crime de son père…

— Oui, je sais tout ce que vous avez fait pour la petite déjà, et je vous en suis excessivement reconnaissant, croyez-le !… Mais, Mme d’Artois, Arcade Carlin était innocent, répondit Zénon. Il est mort martyr ; voilà !

Mme d’Artois jeta sur son interlocuteur un coup d’œil étonné.

— Pourtant, M. Lassève, répliqua-t-elle, vous ne parviendrez jamais à faire virer de bord l’opinion publique, vous savez !

— Vous croyez donc que Carlin était coupable de l’affreux crime pour lequel il est monté sur l’échafaud, Mme d’Artois ?

— Comment en douter… quand les preuves… Mais, Magdalena, la pauvre petite ! Que je la plains !… On ne l’entend jamais nommer autrement que « la fille du pendu »… C’est triste, infiniment triste !

— « La fille du martyr » devrait-on dire plutôt, riposta Zénon Lassève. Moi, je sais que Carlin n’était pas coupable… De plus, je l’affirme, un autre aussi le sait… Le misérable, qui eût pu sauver un innocent, s’il eût voulu parler… ou plutôt, s’il n’avait lâchement menti !

Près de cinq ans s’étaient écoulés depuis le jour où Magdalena s’en était allée demeurer chez le « père Zénon ». Mme d’Artois était restée amie. Quelle bonne amie elle était pour l’enfant, devenue jeune fille !

Malheureusement, Mme d’Artois avait été nommée pour enseigner dans un autre village, l’année précédente. Magdalena avait beaucoup pleuré, lors du départ de l’excellente femme, car elle s’était attachée à elle ; n’avait-elle pas été une véritable mère pour la petite orpheline ?

Lorsque Magdalena était tombée malade, il y avait quelques semaines, elle avait, bien des fois, pensé à Mme d’Artois… Si elle eut été dans le village, elle serait certainement venue lui rendre visite souvent ; elle l’eut même soignée avec dévouement et tendresse.

Malgré les longs jours écoulés, on faisait encore assez souvent, à Magdalena, l’injure de l’appeler « la fille du pendu ». « Fille de martyr » se disait alors la pauvre enfant, afin de se consoler.

Mais ces épreuves qu’elle avait eues à subir, ces injures, ces affronts de chaque instant, avaient miné sa santé. Un rhume, contracté elle n’eut pu dire où ni comment, n’avait fait que s’aggraver, puis, un matin, elle s’était vue dans l’impossibilité de quitter son lit… « Une inflammation des poumons » ; tel avait été le verdict du médecin ; une maladie grave, si grave qu’elle n’en reviendrait pas ; c’était là aussi l’opinion de tous… Comment se faisait-il alors qu’elle ne s’en réjouissait pas ?… La vie, pour elle, ne serait qu’un tissu d’épreuves, un calvaire !… Elle n’avait pas d’amis, si on exceptait le « père Zénon » et Mme d’Artois cependant… Hors ces deux âmes dévouées et sincères, personne au monde ne se souciait d’elle, si ce n’était pour la blesser dans ses sentiments les plus chers : son culte pour la mémoire de son père…

Nous l’avons dit déjà, Magdalena allait atteindre ses dix-sept ans, et c’était bien jeune pour mourir… trop jeune… Il est vrai que l’avenir ne lui réservait guère de bonheur… mais le soleil de la jeunesse perçait quand même les nuages noirs accumulés à son horizon… Eh ! bien, elle vieillirait à côté du « père Zénon » ; plus tard, elle soignerait les rhumatismes de son père adoptif, mais elle vivrait toujours… L’avenir ne lui offrait aucune promesse, il est vrai ; tout de même, elle se cramponnait à la vie de toutes les forces de son être…

N’y aurait-il pas moyen de remédier à la situation si pénible où elle se trouvait ?.. Hélas, non !… À moins de quitter G… à jamais ; de s’en aller loin, bien loin ; là où personne ne la connaîtrait ; de changer d’identité et de nom.. Mais cela, c’était impossible, tout à fait impossible !… Elle ne pouvait pas, à moins d’être un monstre d’ingratitude, laisser celui qui l’avait accueillie chez lui, alors qu’elle était abandonnée de tous… non, elle ne le pouvait pas !

Et elle allait atteindre ses dix-sept ans !… À cet âge, on tient à vivre, et c’est pourquoi Magdalena se cramponnait à l’existence. Malgré le verdict du médecin, elle voulait vivre, vivre quand même !… Ses forces revenaient d’ailleurs, elle en était certaine… Elle pouvait remuer ses doigts et ses pieds… Ses bras seulement semblaient plutôt engourdis, comme s’ils eussent été comprimés dans un étau ; mais cela reviendrait peut-être… Ses paupières, cependant, étaient lourdes, lourdes comme du plomb, et Magdalena ne parvenait pas à les ouvrir… Elle essayait pourtant ; oh ! comme elle essayait, la pauvre enfant !… Si ses bras n’eussent été comme paralysés, elle eut pu se frotter les yeux, du revers de ses deux mains et cela eut aidé un peu, sans doute…

Enfin ! Ses yeux s’ouvrent… lentement… Mais ils se referment aussitôt… Elle ne se décourageait pas cependant… Encore un effort !… Ah !…

Ses yeux venaient de s’ouvrir bien grands… Un cri s’était échappé de la poitrine de la malade, car, quoique ses yeux eussent été grands ouverts, elle n’avait rien vu… rien !… Elle était aveugle… complètement aveugle !… N’était-ce pas la plus épouvantable des calamités, et ne valait pas mieux, cent fois, être morte ?… Des larmes brûlantes coulèrent sur ses joues.

Mais une pensée lui vint, tout à coup ; une pensée qui l’encouragea et la consola un peu : si ses yeux n’avaient rencontré que l’obscurité, tout à l’heure, c’était probablement parce qu’elle était recouverte d’une couverture… Oui, Magdalena se rappela avoir eu le frisson ; elle se rappela aussi s’être dit que ce terrible frisson ce devait être la mort… On avait probablement jeté sur elle, alors, tout ce qu’on avait trouvé, pouvant la réchauffer…

Eh ! bien, il ne s’agissait que de soulever ces couvertures !… Ses bras… Elle parvint, quoiqu’à grand’peine, à les remuer, puis à les lever un peu…

Par un suprême effort, elle souleva ce qui l’empêchait de voir… de respirer aussi…

Ce qui la recouvrait venait d’être soulevé ; mais les forces lui manquant, Magdalena laissa retomber la couverture qui, en tombant, produit un son mat.

Cependant, dans l’espace d’un éclair, elle avait pu voir un peu ce qui l’entourait… Sur une petite table, elle avait aperçu un Crucifix, de chaque côté duquel était un cierge allumé… et c’est tout…

Elle sentit qu’elle suffoquait… Il lui faudrait assez de force pour se débarrasser tout à fait de ce qui la recouvrait, et gênait, de plus en plus, sa respiration…

La malade réunit toutes ses forces, qu’elle employa ensuite à soulever l’obstacle qui l’empêchait de voir et de respirer à l’aise… Il est bien vrai de dire qu’avec de la patience et de la persévérance on vient à bout de tout ; Magdalena entendit un léger craquement, suivi du bruit d’un objet pesant tombant sur le plancher…

Elle voyait ! Elle respirait !

En un clin d’œil, elle fut assise… Mais, aussitôt, un cri d’indicible terreur s’échappa de sa poitrine, puis elle retomba, évanouie…

Horreur ! ! !… Elle était couchée dans un cercueil !