Le mystère des Mille-Îles/Partie II, Chapitre 3

Éditions Édouard Garand (p. 21-23).

— III —


Les apparences n’étaient pas trompeuses. Hugues Dufresne, — tel était le nom de l’aviateur, — avait eu une vie comblée. Sa famille, par ses ascendants, sa fortune et ses relations, occupait une situation sociale enviable. Le père était un industriel dont le succès démentait le préjugé en vertu duquel le Canadien-français serait inapte aux affaires.

Il faut avouer qu’il avait emprunté leurs méthodes aux Anglais, persuadé qu’on ne peut battre un adversaire qu’en se servant de ses propres armes. M. Dufresne évitait les deux dangers dans lesquels tombent trop souvent nos hommes d’affaires ; il avait soin de ne faire ni trop petit ni trop grand. La mesquinerie et l’emballement sont les écueils où sombrent fréquemment les entreprises canadiennes-françaises.

Je veux dire par là que certains de nos industriels ou nos commerçants manquent de confiance en eux-mêmes ou bien perdent le sens des réalités.

Dans le premier cas, ils se contentent de petites affaires, qui leur procurent de petits bénéfices, à même lesquels ils amassent de petites rentes pour se retirer tôt des affaires. Ils sont alors des rentiers. Oh ! les rentiers, la plaie de notre pays, comme ils le sont d’ailleurs de la France. Parasites, ils ne produisent rien à un âge où un homme devrait encore rendre des services à la communauté sociale. Ils sont ainsi des obstacles au progrès. Ils le sont d’une autre façon encore. Au lieu de permettre aux autres, encore engagés dans la lutte pour la vie, de poursuivre leurs entreprises et d’améliorer la vie commune, ce sont eux qui grognent toujours quand on propose des travaux d’utilité publique. Quand, dans un village, on fait le projet de moderniser les routes ou les trottoirs, de réparer l’église, d’avoir la lumière électrique, immédiatement les rentiers se réunissent sur une galerie de la grand’rue, autour de deux joueurs de dames et crient comme des putois. Pensez donc ! Les travaux projetés feraient augmenter les taxes et, par conséquent, diminuer leurs revenus !… Ils auraient bien mieux fait de travailler un peu plus longtemps et de n’avoir pas à embêter leurs concitoyens. « Vivre de ses rentes » est, chez nous, le rêve suprême, une sorte de parchemin de noblesse. Ce devrait être, au contraire, pour tous ceux qui n’ont pas atteint un âge avancé ou ne sont pas rendus invalides par la maladie, une honte, un opprobre.

Dans l’autre cas, on veut faire grand, colossal, sans se rendre compte de ses possibilités et sans prendre les précautions exigées par la plus élémentaire prudence. On va trop vite. Et c’est pourquoi des affaires merveilleuses sont gâchées, ou tombent entre les mains des Anglais, qui recueillent le bénéfice de l’achalandage, de la publicité déjà faite, de tous les efforts des pionniers.

M. Dufresne, ai-je dit, avait évité ces deux dangers. Aussi, son entreprise d’instruments aratoires était-elle prospère et établie sur des bases très solides. Il laisserait à son fils un héritage admirable.

Va sans dire, il lui avait fallu, pour atteindre ce résultat, des qualités d’énergie, de persévérance peu communes. Son sens des affaires, la lucidité de son esprit et la justesse de son jugement étaient hors pair.

Hughes avait hérité de ces dons ; mais il s’y joignait chez lui plus de raffinement et une plus grande intensité, si j’ose dire. En effet, avec lui, la race s’élevait : il était à la seconde génération de ce progrès.

De sa mère, il avait reçu une sensibilité très fine, qui n’était pas du tout du sentimentalisme, et une intelligence fort aiguë de tout ce qui est artistique, de toutes les beautés.

Comme je vous l’ai dit, j’ai été élevé avec lui. Nos familles étaient voisines.

Dès son enfance, il montra ce qu’il devait être, c’est-à-dire un dominateur.

Dans nos jeux, c’est lui qui dirigeait toujours. Il organisait nos parties de plaisir, nos expéditions, voire nos mauvais tours, dont il prenait la direction et… la responsabilité.

Personne ne songeait à lui disputer la supériorité. On le reconnaissait naturellement pour chef, parce qu’il était né avec le tempérament d’un chef.

À l’école, puis au collège, il continua encore à être à la tête de tous ses camarades.

Toujours le premier de la classe, il semblait atteindre ce résultat sans aucun effort. L’étude ne lui coûtait pas : c’était pour lui un autre sport.

Nous achevions à peine nos études que la guerre éclatait. Tout de suite, Hughes songea à s’enrôler, non pas, comme on le criait alors, par patriotisme, puisque notre pays n’était pas en cause ; ni pour sauver la civilisation, car il en savait assez déjà pour être bien persuadé que d’autres pays que l’Allemagne rêvaient de s’assurer l’hégémonie du monde, que l’Angleterre, entre autres, ne se battait que pour se défaire d’un concurrent dangereux. Simplement, sa nature ardente le portait à rechercher le danger, ou les aventures. Peut-être aussi, comme dans mon cas, le sens de la race s’éveillait-il en lui et le forçait-il à aller combattre le vieil ennemi du sang français.

Toujours est-il que, dès l’organisation du corps des aviateurs canadiens, il s’enrôla et je le suivis.

Inutile de vous raconter ces sombres années de la guerre qui auraient dû, pour toujours, pour longtemps en tout cas, régler le sort du monde, si une paix imbécile, fabriquée à grand’peine par un fou illuminé comme Woodrow Wilson, une girouette démagogique comme Lloyd George et un patriote peu clairvoyant tel que Georges Clemenceau, n’avait détruit le résultat de notre victoire.

Qu’il me suffise de vous dire que Hughes Dufresne fut de tous les combats, toujours aux endroits les plus dangereux. Il était devenu célèbre et les fokkers le craignaient par-dessus tous, quand ils apercevaient son petit avion de combat à la tête d’une escadrille.

Il rapporta de cette aventure, avec de nombreuses décorations, un esprit mûri, une grande compréhension de la nature humaine, puisée au spectacle de la douleur dont il fut témoin, et un jugement encore plus aigu.

Rentré chez lui, il se donna avec ardeur aux affaires de son père, parcourant tous les degrés qui, de simple commis, le firent parvenir à la direction générale où il remplaça bientôt le vieux M. Dufresne.

Grâce à lui, l’entreprise, déjà florissante, prit une nouvelle envergure, de telle sorte qu’à vingt-neuf ans Hughes se trouvait à la tête d’une belle fortune et pouvait espérer de figurer à brève échéance dans la liste des millionnaires canadiens-français, qu’a dressée Olivar Asselin et qui s’allonge constamment.

Va sans dire, ce beau garçon, au surplus couvert de gloire, riche et dont l’avenir faisait rêver, était très populaire parmi les jeunes filles. Toutes enviaient secrètement de s’en faire aimer et… épouser.

Mais aucune n’avait réussi à le retenir dans ses filets. Il ne les fuyait pas, certes. Au contraire, il recherchait leur compagnie et rien ne lui plaisait tant qu’une belle femme intelligente. Cependant, son cœur ne se prenait pas. Ou plutôt, il s’éprenait souvent ; mais cela ne durait pas. Il avait beaucoup d’amourettes qui occupaient agréablement ses loisirs ; la grande passion, qui s’empare de tout l’être et engage la vie, ne s’était pas encore présentée.

Les sports n’avaient pas de plus fervent adepte. Il s’y livrait avec ardeur et y dépensait le surplus de force que les affaires ne pouvaient absorber.

C’est ainsi qu’il était resté fidèle à l’aviation. Pendant la guerre, il avait ressenti de mâles impressions à se voir au-dessus de la terre, à voler dans les airs. Il ne voulait pas en être privé dans la paix. Il faisait donc de l’aviation, mais pour son seul plaisir.

Parfois, quand il se sentait fatigué de sa vie trop consacrée aux soucis matériels et aux plaisirs, quand il sentait la nostalgie de l’espace, il s’envolait pour un jour ou deux dans les plaines de l’éther, ne faisant escale que dans des endroits déserts.

Ce fut au cours de l’une de ces équipées que se produisit l’accident dont je vous ai parlé et qui l’amena sur un îlot rocheux des grands Lacs.

Que vous dirais-je de plus ? Vous connaissez maintenant l’homme descendu de l’avion désemparé et qui sera le héros de mon histoire.

Ajoutez, cependant, pour compléter le portrait, qu’il était très cultivé, car ce diable de garçon trouvait, au milieu de toutes ses occupations, le temps de lire tous les bons auteurs, anciens ou modernes. Au fait des dernières publications littéraires et de toutes les idées d’actualité, sa curiosité se portait aussi bien vers la poésie et le roman, que vers l’économie politique, l’histoire et la philosophie.