Le mystère des Mille-Îles/Partie I, Chapitre 4

Éditions Édouard Garand (p. 8-9).

— IV —


— Vous ne connaissez pas cette petite île, commença M. Fizalom Legault. Oui, vous l’avez regardée attentivement pendant plusieurs minutes. Vous avez détaillé chaque pied carré de la surface du rocher et vous avez braqué vos jumelles sur les tours du château. Mais vous ne pouviez en apercevoir qu’un côté, celui, précisément, qui livre le moins de l’intrigue. Vous êtes d’ailleurs aussi renseignés que tous les autres touristes ordinaires. Ce qui fait un des principaux charmes de cet endroit, c’est que, pour découvrir une partie appréciable de ses beautés, il faut se donner du mal et se rendre où les autres ne vont pas. Je l’ai fait ; nous sommes ainsi quelques privilégiés, qui avons exploré de la sorte toutes les îles contemplées depuis ce matin.

« J’en ai fait le tour en yacht. Vous ne connaissez pas le plaisir de parcourir ces rues flottantes, seul. On trace soi-même son itinéraire, qu’on varie au gré de tous les caprices, sans se sentir mené par un pilote invisible et omnipotent. C’est la flânerie la plus agréable qui soit. D’autant plus qu’elle permet de découvrir une foule de petits coins : ce sont de véritables découvertes, car on est bien sûr que tout le monde n’y va pas.

« J’ai donc fait le tour de l’île au château mystérieux. Les autres côtés n’en sont pas aussi abrupts. À gauche, là-bas, le feuillage est aussi abondant qu’il est rare de ce côté-ci. D’où vient cette différence d’aspect ? Peut-être de l’influence des vents, peut-être d’un glissement du sol. Je ne saurais dire au juste, car je n’ai pas exploré le dessus de l’île, vous saurez bientôt pourquoi je me suis contenté de la contourner.

« La rive opposée à celle-ci n’est pas formée d’une falaise à pic. L’île, au contraire, s’abaisse, par là, graduellement pour venir mourir sur une bande de terre plate. Oh ! la pente n’est pas très douce ; mais elle est accessible. L’îlot a ainsi la forme d’un triangle reposant sur son plus long côté.

« Cela vous explique comment il se fait qu’on a pu y apporter les matériaux nécessaires à la construction de cette demeure. Quand j’y suis allé pour la première fois, le château était bâti. Je n’ai donc pas connu l’île dans son état primitif. On y avait taillé, dans le roc et la terre, un escalier rustique qui en rend l’ascension plus aisée. Ce fut l’œuvre sans doute des propriétaires du castel.

« N’allez pas croire que cette intervention de l’homme ait donné un cachet de douceur à l’île. Il y a autour d’elle un je ne sais quoi qui glace, même quand elle se recouvre de verdure. Certains endroits semblent ainsi porter le poids d’une malédiction : la joie n’y peut pénétrer.

« Cela ne m’a pas rebuté, tout d’abord, j’ai voulu pénétrer l’énigme qui se posait devant moi. J’ai accosté à l’île et j’ai gravi les marches.

« Au sommet, quel spectacle s’offrit à mes yeux ! Ce château, dont vous avez vu quelques tours, est immense, colossal. C’est un enchevêtrement de corps de logis, d’ailes et de communs, de tours et de donjons, comme on en voit dans certaines vieilles estampes. Il a coûté, c’est sûr, des sommes folles. Il est revêtu de sculptures, cariatides, gargouilles, écussons qui lui donnent grand air.

« L’espace qui l’entoure est considérable, c’est une autre étrangeté de cette île qu’elle soit beaucoup plus grande qu’elle ne le paraît. Il n’y avait donc pas à craindre que les maîtres du lieu fussent obligés de rester entre quatre murs, l’espace faisant défaut.

« L’avouerai-je ? Je n’ai pas osé quitter la dernière marche de l’escalier. La bâtisse qui s’offrait à mes regards piquait assez ma curiosité et j’étais déjà allé assez loin que j’aurais dû m’approcher pour examiner à mon aise. Mais il se dégage une telle impression d’hostilité, de cet ensemble que je n’ai pu faire un pas de plus. Comment des objets inanimés ont-ils un tel pouvoir sur une âme humaine ? L’explique qui voudra. Et qu’on n’aille pas m’accuser de poltronnerie ; je voudrais vous y voir ! Savez-vous la sensation qu’on éprouve au sommet de cet escalier ? De se trouver dans un tombeau. Impossible d’y tenir,

« Je suis donc redescendu précipitamment. Et, quand je me fus éloigné du rivage, je vis aborder une chaloupe à l’île : sans doute un curieux comme moi.

« Plus tard, j’ai appris l’histoire de ce château, que je vais vous conter. Elle indique bien que ce lieu est maudit. »