Le mouvement financier de la quinzaine - 30 avril 1881

Anonyme
Revue des Deux Mondes3e période, tome 45 (p. 237-240).
LE MOUVEMENT FINANCIER DE LA QUINZAINE




Depuis longtemps déjà, beaucoup de nos souscripteurs se plaignaient de ne pas rencontrer, à côté de la chronique politique et de la revue littéraire, qui entrent pour une si notable part dans le succès de la Revue, un résumé des principaux faits économiques et financiers de la quinzaine. Nous avons résolu de combler cette lacune : désormais nous étudierons d’une façon suivie les principales manifestations du mouvement financier, qui, par suite du développement inouï de la richesse mobilière, a pris, depuis quelques années, une importance si capitale.

Il y a plusieurs années que, de l’autre côté du Rhin, certains prophètes de malheur nous prédisent un krach analogue à celui qui affecta si gravement, en 1873, les places de Vienne, de Berlin et de New-York. Et deux ou trois fois déjà, il faut bien le dire, cette prédiction peu bienveillante a paru sur le point de se réaliser, notamment aux mois d’octobre et novembre 1879.

La place de Paris vient d’avoir une semblable alerte, moins vive pourtant. Dans les premiers jours d’avril, un fort mouvement de baisse se manifesta tout d’un coup. La spéculation à la hausse résista d’abord assez bravement et parvint, sans trop de pertes ; à doubler le cap de la liquidation du 15. Mais cet effort l’avait épuisée. La liquidation passée, le mouvement reprit de plus belle, et pendant toute une semaine la bourse eut beaucoup de peine à se remettre d’une sorte d’affolement.

Heureusement, à l’heure où nous écrivons, tout est rentré dans l’ordre : la confiance et le sang-froid sont revenus, la plupart des cours ont repris leur assiette ; bref, toute crainte de krach est encore une fois écartée. Toutefois, quelque passagère qu’ait été cette dernière crise, il importe de se bien rendre compte des causes qui l’ont provoquée et d’en tirer pour l’avenir une leçon. Ce ne sont pas, comme on pourrait le croire, les circonstances extérieures qui ont amené la perturbation dont notre marché a eu à souffrir ; sans doute elles y ont été pour quelque chose : la bourse n’a pas vu, ne pouvait pas voir avec indifférence l’incident tunisien. Mais le fait déterminant, celui qui a causé tout le mal, c’est l’excès de la spéculation sur certaines valeurs pendant les derniers mois. Déjà, lors de la liquidation de fin mars, le danger des mouvemens désordonnés auxquels nous faisons allusion était apparu à tous les esprits clairvoyans ; le prix élevé des reports avait été un avertissement, presque une menace. Il fallait s’arrêter, se recueillir ; au lieu de cela, on est allé de l’avant, on a voulu, contre toute prudence, pousser les cours encore plus haut. Ils sont retombés brusquement sur ces spéculateurs de la dernière heure, gens du monde pour la plupart, qu’on retrouve toujours dans ces sortes de paniques et qui ne contribuent pas peu à les aggraver par leur défaut d’expérience et de sang-froid. C’était inévitable. Mais il était inévitable aussi qu’à moins de complications extérieures, le marché se remettrait fort vite d’une secousse qui n’avait, en somme, atteint sérieusement qu’un petit nombre de valeurs et qui ne s’était nullement étendue aux autres places. Sans être optimiste, on ne peut en effet s’empêcher de reconnaître que le mouvement qui a successivement poussé tous les fonds d’état aux cours élevés qu’ils ont atteints, que ce mouvement, ce phénomène si l’on veut, s’explique de la façon la plus naturelle et par une raison qui n’a rien d’accidentel, à savoir l’abaissement constant du taux de capitalisation des revenus dans le monde entier. Que cette tendance universelle ait été soutenue par la spéculation, cela est incontestable ; mais ce qui ne l’est pas moins, c’est que la hausse persistante des dernières années lui est due en grande partie, et que c’est elle encore aujourd’hui qui autorise et justifie la présomption d’un nouveau pas en avant. La liquidation des 2 et 3 mai promet donc de s’effectuer dans de bonnes conditions, contrairement à tant de pronostics fâcheux. On ne peut compter pourtant que les prix des reports vont s’abaisser subitement ; ce serait déjà beaucoup, étant donnée l’extrême tension qu’on pouvait redouter, que l’argent ne se montrât pas plus exigeant qu’aux deux liquidations précédentes.

On avait de trop justes raisons d’appréhender pour la fin de ce mois un resserrement insolite de l’argent. En mars, les exportations d’or à destination de Londres et de l’Espagne étaient encore importantes ; le change sur Londres était coté très haut ; l’emprunt en 3 pour 100 amortissable allait absorber en un mois une somme de 400 millions de francs, dont moitié exigible de suite et moitié du 16 au 25 avril. On savait bien que la Banque de France et les établissemens de crédit mettaient tout en œuvre pour faciliter aux souscripteurs la libération de ces deux premiers termes, mais la Banque pouvait-elle même, sous la pression des circonstances, se voir contrainte d’ajouter encore aux embarras de la situation en élevant le taux de l’escompte officiel ?

Les choses ont mieux tourné qu’on ne l’espérait. Bien que la Banque ait offert aux souscripteurs d’effectuer pour eux le versement intégral des 200 millions exigibles depuis le 16 courant, l’importance de ce prêt n’a apporté aucune modification anormale dans les chiffres des deux derniers bilans. D’autre part, de nombreuses livraisons de titres internationaux, effectués au stock exchange pour compte français, ont eu pour résultat d’abaisser le change sur Londres au taux où il n’y a plus profit a expédier de l’or de Paris au-delà du détroit. Le drainage de l’or s’est donc arrêté, et depuis deux semaines les augmentations d’espèces dans l’encaisse de la Banque ont succédé aux diminutions constantes des derniers mois.

Le drainage de l’or est également suspendu à Londres. Les marchés américains sont provisoirement saturés d’espèces métalliques. Aussi les ressources ont-elles rapidement afflué à la banque d’Angleterre, et le jeudi 18 avril, les directeurs de cet établissement ont cru pouvoir sans péril abaisser de 3 à 2 1/8 pour 100 le taux de l’escompte.

Ainsi l’argent est redevenu facile à Londres, et s’il est toujours très serré ici, il ne l’est pas autant que tout pouvait le faire craindre il y a un mois. Sur les places allemandes, à Berlin et à Vienne, les ressources sont très abondantes, les dispositions résolument optimistes.

De quel côté les baissiers trouveraient-ils donc des encouragemens ? Ils n’en espèrent plus de Rome ou de Constantinople. À Rome, les esprits, un moment très surexcités par les bavardages des journaux, sont revenus au calme, et tout porte à croire que M. Cairoli va retrouver dans la chambre une majorité disposée à ratifier une politique prudente et modérée. Aussi les cours de l’italien, qui avaient un moment reculé jusqu’au-dessous de 89, se sont-ils promptement relevés à 91 fr. À Constantinople, les conseils des représentans des puissances continuent d’être écoutés. Restent, il est vrai, Tunis et Athènes, mais de ces deux côtés l’horizon s’est aussi bien éclaira depuis quelques jours, et la conviction que le rétablissement de la tranquillité en Orient n’est plus qu’une affaire de semaines, de jours peut-être, est devenue générale : témoin la nouvelle avance qu’ont prise les fonds ottomans, égyptiens, turcs et même hongrois.

La hausse de ce dernier s’explique d’ailleurs par une raison particulière. S’il a dépassé le pair, c’est, il convient de le rappeler, grâce au projet de loi présenté le 12 avril à la chambre des députés et qui autorise le ministre des finances à retirer l’emprunt de 400 millions de florins or, portant 6 pour 100 d’intérêt, et à le remplacer par un nouveau fonds portant seulement à pour 100 d’intérêt, opération qui doit amener une réduction d’au moins 2,200,000 florins dans la charge des intérêts.

Les institutions de crédit ont eu un marché singulièrement agité. La banque de France, après une réaction momentanée, a dépassé le cours de 5, 300 francs et des cours bien plus élevés paraissent être l’objectif d’une spéculation qui escompte, sans doute sur cette valeur, l’augmentation croissante de recettes accusée par les bilans hebdomadaires.

Nous n’avons pas à revenir sur les considérations que nous avons émises plus haut au sujet de la hausse exagérée de certaines valeurs. En présentant ces considérations, nous avions surtout en vue, avec le Suez, le Crédit foncier. À coup sûr, les titres de cet établissement méritent la grande faveur dont ils sont l’objet ; mais ce n’est pas une raison pour que des acheteurs sans consistance puissent impunément gagner sur ces titres 50 ou 100 francs par mois, moyennant un report de 14 à 16 francs. Un tel jeu ne saurait durer longtemps. Aussi de 1,800 francs le foncier s’est-il vu refoulé un moment à 1,500 francs ; le voici de nouveau dans les environs de 1,700. C’est encore un bien beau prix.

Un des établissemens de crédit les plus justement appréciés est sans contredit la banque de Paris. Grâce à l’activité de son conseil et à l’étendue de ses relations, la banque de Paris exerce un peu partout son action. Il y a quelques mois, elle fondait sur.les rives du Saint-Laurent un crédit foncier dont l’avenir s’annonce très prospère. En ce moment, elle prépare avec le concours de la société des chemins autrichiens la jonction des voies ferrées entre Vienne et Constantinople par la Roumanie, la Bulgarie et la Roumélie orientale.

C’est principalement en Autriche qu’une autre société qui déploie aussi beaucoup d’activité et qui ne compte encore que des succès, l’Union générale, a multiplié ses créations. Déjà, l’automne dernier, elle avait constitué, au capital de 100 millions de francs, la banque impériale et royale privilégiée, dont les actions libérées de 250 francs se cotent avec une très forte prime. Tout récemment elle a créé à Pesth, sous le nom de Banque des pays hongrois, une institution analogue, à laquelle viendra bientôt se joindre, à Belgrade, un troisième établissement de crédit. L’émission des titres de la Banque des pays hongrois vient d’avoir lieu. Un certain nombre de ces titres avait été réservé à la clientèle de l’Union générale : il est très vraisemblable que le reste sera vite absorbé tant à Pesth et à Vienne qu’à Paris.

La banque d’escompte, qui va donner cette année encore un très beau dividende à ses actionnaires, a vu, pendant l’exercice écoulé, les diverses entreprises qu’elle a créées elle-même ou à la formation desquelles elle a coopéré prendre une assiette de plus en plus solide. C’est ainsi que la banque hypothécaire, qui était restée longtemps stationnaire aux environs de 600 francs, s’est relevée d’une centaine de francs, grâce au développement qu’ont pris en très peu de temps ses opérations. La fermeté avec laquelle l’action de la banque d’escompte s’est constamment maintenue au-dessus de 800 francs est donc amplement justifiée. Il est même à supposer que cette fermeté ne peut que s’accentuer, si la tendance du marché, qui est de capitaliser les sociétés de crédit de premier ordre sur le pied de 4 à 4 1/2 pour 100, n’est pas contrarié par les événemens.


Le directeur-gérant : G. Buloz.