Nouvelle Librairie Nationale (p. 206-226).

CHAPITRE  IX
la sphéricité des personnages,
l’omission, l’oubli et l’amnésie

Le moment est venu de rechercher quelle peut être la forme des personimages, des figures héréditaires, qui prolongent en nous la vie des ascendants, et que nous léguerons à nos enfants. Car il n’existe point d’idée, ni de support d’idée, sans forme et sans contour ; autrement le monde, fils de l’idée, serait inconcevable.

Le raisonnement suffirait à nous indiquer que cette forme ne peut être qu’une combinaison de cercles et de sphères, étant donné que la sphère est le cercle en mouvement. Le cercle lui-même est l’image du mouvement, lequel est le principe de la vie. Or, il n’y a point de mouvement sans image du mouvement. Nous pouvons en conclure que les personimages sont des sphères idéales.

À y regarder de près, tout ce qui constitue l’esprit-corps est, chez l’humain (création, je le répète, particulière, et résumé de la nature) circulaire et sphérique, ou ovoïde. L’œil, notre principale communication avec l’univers, est sphérique. Le cœur est une sphère à peine déformée, d’où part et auquel aboutit un cercle vasculaire. Le liquide, qui circule dans ce cercle, contient des éléments figurés de forme circulaire, empilés ainsi que des jetons : les globules du sang. Le crâne, contenant le cerveau, est une sphère, ainsi que son contenu. Les barreaux de la cage costale sont circulaires. Les cellules différenciées, qui constituent nos principaux organes, sont des sphères, dont la compression mutuelle altère géométriquement la forme ; et le schéma célèbre de Kiernan sur la structure du foie s’appliquerait aussi bien à la rate ou au poumon. L’ovaire est sphérique, le testicule aussi. Plus l’anatomie et l’histologie interprétatives, telles que les concevait Bichat, reprendront le pas sur l’anatomie et l’histologie, simplement constatantes, d’un Farabeuf ou d’un Ranvier, plus se dégagera cette vérité que l’organisme humain, structuro-fonctionnel, est une inclusion de sphères parfaites ou déformées. Il en est de même de l’esprit humain, et c’est cette conception qui m’a permis, dans l’Hérédo, de parler, sans métaphore, de la gravitation des images devant le soi.

De même que le cœur, « punctum saliens » de l’embryon, joue le rôle d’une sorte de régulateur central, qui propulse et reçoit ses satellites, les globules du sang, de même le soi attire, repousse et gouverne, à la façon d’un soleil intérieur, ces satellites, invisibles mais sensibles, que sont les hérédofigures ou personimages. Incandescent et lumineux, le soi projette sa lumière sur certaines parties de certaines d’entre elles, alors que les autres parties sont plongées dans l’ombre. Nous n’avons pas tous nos souvenirs à la fois. Nous n’évoquons périodiquement que quelques-uns d’entre eux parmi beaucoup d’autres, qui demeurent cependant à la disposition d’un effort de notre mémoire. Il est des souvenirs, des images perdus à jamais. D’où trois degrés dans l’ombre intérieure : l’omission, l’oubli, l’amnésie. L’esprit humain est comparable à une vive lumière, projetée sur des sphères en mouvement (les personimages), elles-mêmes douées de prolongements sphériques et organiques, qui obéissent aux lois de la circulation et de la gravitation intérieures, et qui constituent notre corps. Il n’est rien de plus fragile, ni de plus solide à la fois que cet ensemble, et Pascal est sans doute l’écrivain qui a le mieux senti et rendu cette impression de fragilité, jointe à cette impression de solidité.

L’omission est donc la règle de l’esprit humain, pour toutes les parties, ou segments, des hérédofigures et pour toutes les hérédofigures plongées dans l’ombre, ou dans la pénombre. Cette omission s’applique, bien entendu, aux idées et aux sentiments, aux paysages et aux circonstances, ainsi qu’aux mots qui les représentent. Les esprits les plus actifs n’ont présents, en général, qu’un très petit nombre de segments éclairés d’hérédofigures à la fois, ce qui évite la confusion mentale. Ce nombre se restreint encore dans le cas de l’intention, du projet, puis de la décision volontaire, qui accompagne l’impulsion créatrice du soi. D’où cet aphorisme : plus notre volonté est forte et claire, plus le champ de notre souvenir est restreint. Une concentration préalable de la mémoire est nécessaire à la détermination et à l’acte, quel que soit d’ailleurs le champ idéal sur lequel cet acte doit retentir. Le rêve, stimulant de l’action quand il se concentre, ralentit puis éteint celle-ci, quand il s’éparpille, pour une cause ou pour une autre, notamment sous l’influence de l’opium. Hâtons-nous d’ajouter que la méditation n’est pas le rêve. Elle en est même, d’un certain point de vue, tout l’opposé. Puisqu’elle a un objet, alors que la rêverie n’en a pas. C’est pourquoi les mystiques, méditatifs par excellence, sont aussi très souvent sur le plan de l’action. Exemples : Sainte Thérèse, saint Ignace de Loyola, saint François d’Assise, etc…

Il est surprenant de constater sur quel petit nombre de personimages, (que nous savons maintenant être des hérédosphères), s’appuie la vie humaine courante. Moins sensible quant aux idées, l’importance de l’omission l’est davantage quant aux personnes. Le souvenir du mort le plus cher, au bout de quelques mois, n’est plus que rarement présent à notre esprit. Il entre, de plus en plus, dans le cône d’ombre de l’omission. Le prénom correspondant à cette personne — comme le mot correspond à l’objet — et qui était, pour nous, chargé de toutes les saveurs du sentiment, devient peu à peu terne, inerte, inagissant sur le cœur, sinon insipide. C’est ainsi que la plus cuisante des douleurs, la séparation par la mort, finit heureusement par s’atténuer, si elle n’a pas d’abord conduit au suicide. Quand l’omission devient totale et constante, quand l’ombre projetée est presque définitive, elle s’appelle l’oubli, lequel est à la mémoire ce que l’inertie est au mouvement.

La joie, en général, s’oublie vite — quoique Nietzsche en ait prétendu — et ses circonstances sont encore dans l’omission, qu’elle-même est déjà dans l’oubli. Nous avons eu de ce fait un exemple en commun très saisissant, lors de l’armistice du 11 novembre 1918, qui mettait fin à la guerre européenne, laquelle durait depuis cinquante et un mois. Il y eut un débordement d’allégresse populaire et familiale. Puis, au bout de quinze jours, tout le monde avait pris son parti de cet immense bonheur, la cessation des hostilités, accompagné de cet autre immense bonheur, la victoire, parachevé par cet autre immense bonheur, le retour de l’Alsace-Lorraine, attendu depuis quarante-huit ans. Après avoir été un dieu, dont chaque syllabe donnait le frisson, ce mot « l’armistice » redevenait un homme, sujet à discussions et à reproches. La douleur également s’oublie vite, et d’autant plus vite qu’elle est plus physique et plus physiquement reliée à telle ou telle partie du corps. Les deux plus grandes et taraudantes douleurs connues (parmi celles qui n’entraînent pas nécessairement la mort), celle de l’accouchement et celle de la démorphinisation rapide, laissent peu de souvenirs dans l’esprit. Leur stade d’omission est court et elles tombent promptement dans l’oubli. Les douleurs morales, bien que diffuses, non localisées, sont plus persistantes et sujettes à réapparitions. Elles reviennent, parfois périodiquement, sur le plan de la sphère héréditaire, que frappe la lumière incandescente du soi. De sorte que le mot de la prière de Jules Lemaître n’est pas tout à fait vrai : « Seigneur, débarrassez-moi des souffrances physiques. Quant aux morales, j’en fais mon affaire. » Il n’est pas toujours possible, hélas, d’en faire son affaire !

Mon père, que j’adorais, est mort le 16 décembre 1897. Dix ans après, en 1907, alors que ma douleur de sa perte était atténuée, bien que le regret persistât, j’allai en Bretagne, à Piriac, avec ma femme, et je retrouvai le vestige d’une auberge où nous avions séjourné, en 1873, mon père, ma mère et moi. Cette auberge est située au bord de la mer, en face d’une petite cabane de garde-côte, en terre battue. La mémoire me revint aussitôt de cette période de mon enfance, associée à la survivance de mon père en moi, et provoqua aussitôt une recrudescence violente de mon chagrin. Ce fut, pendant quelques minutes, comme si je perdais Alphonse Daudet une seconde fois et un renouveau déchirant de la grande séparation. Il n’est aucun de nous qui ne pourrait citer quelque cas semblable, et où la douleur (qui fait partie de la mémoire héréditaire) s’éveille à l’appel d’une hérédofigure, devant le flamboiement du soi.

L’amnésie, c’est l’oubli permanent et complet. Alors que l’omission correspond à l’éloignement momentané des constellations héréditaires, alors que l’oubli correspond à l’éclipse, l’amnésie c’est la disparition de ces constellations hors du ciel intérieur. Elles peuvent, il est vrai, revenir après un long intervalle et nous donner alors l’illusion d’un monde nouveau. Mais aucun effort de mémoire ne nous permet de surmonter l’amnésie, et le retour inespéré de segments de la mémoire perdue échappe à notre volonté investigatrice. Il dépend du bonheur intime, lequel existe comme le malheur intime, d’autant plus providentiel et miraculeux qu’il est plus intime. Le jargon médical a récemment baptisé « lacunaires » ceux chez qui le domaine de l’amnésie est anormalement étendu. Quel qu’il soit, il ne l’est jamais autant que celui de l’omission, chez les mieux doués, et de l’oubli chez les individus normaux. La mémoire est une faculté chiche, sinon avare. Les meilleurs écrivains, les plus riches en pensées, n’ont à leur disposition que quelques centaines de mots et de combinaisons intellectuelles et sentimentales. Ce qui est grand et vaste en eux, c’est la puissance d’évocation : de même que c’est la conjecture, non le spectacle, qui fait l’immensité sans bornes du ciel étoilé.

Il est une forme d’oubli spéciale, qu’il serait impossible de déceler sans notre distinction préalable entre la mémoire personnelle et la mémoire héréditaire : c’est celle qui tient à l’interférence de deux rayons ou émanations semblables de ces deux mémoires. Je m’explique : violemment éprouvée par un de nos ascendants directs, une émotion a son siège, sa place, son segment dans la mémoire héréditaire, avec l’aptitude verbale correspondante. Le rythme rotatif de la mémoire héréditaire ramène périodiquement en nous cette émotion et cette aptitude verbale, de telle sorte qu’elle pourra coïncider avec une émotion du même ordre et de même qualité, sinon de même intensité, provoquée en nous par le spectacle de la vie. Si le soi (qui joue le rôle de soleil intérieur) est actif et vigilant, ces deux émotions se surajouteront et donneront un cri, un mot, ou un écrit d’une grande profondeur. Dans le cas contraire, elles s’interféreront, et le résultat sera l’oubli presqu’immédiat. Cela s’observe notamment dans les cas où l’attention fixe et tendue, bien loin de réveiller un fait de mémoire, semble épaissir autour de soi les ténèbres. Car l’attention est la volonté de la mémoire, et l’application de cette volonté défaillante fait fuir le souvenir qu’on recherche.

Le repos est l’omission de gestes ; la parésie est l’oubli d’un geste ou d’un groupe de gestes et des mots correspondant à ce geste. La paralysie est l’amnésie d’un geste ou d’un groupe de gestes. L’aphasie, l’anarthrie sont des éclipses entre les hérédofigures, leurs segments verbaux, et le soi. Selon le segment sur lequel porte l’éclipse, il y a cécité verbale, surdité verbale, ou agraphie. Nous voici loin, comme on le voit, de l’absurde conception matérialiste de Broca, même rectifiée par Charcot et son école.

Le regard, considéré non plus comme récepteur, mais comme émetteur, est une issue des images, intermédiaire entre le geste et le mot. Le monde extérieur se peint sur lui et il nous dépeint le monde intérieur, l’état d’âme, avec une éloquence qui va parfois jusqu’à la précision : Chez le tout jeune enfant, le regard, dans la frayeur, dans le désir, le reproche, la joie et la honte, signifie déjà des sentiments qui ne projettent pas encore leurs mots. Le regard terne, las, soupçonneux, des mélancoliques, permet de poser le diagnostic à distance. Il en va de même de celui de certains invertis, hommes ou femmes, chez qui une acuité trouble du regard, dans la région circumpupillaire, trahit un malaise indicible et sexuel. Il en est de même, avec une légère différence, dans l’intoxication chronique. La fausseté, la duplicité, le mensonge, l’arrière-pensée se lisent aisément dans les yeux des hommes, plus malaisément dans ceux des femmes, accoutumées à feindre par l’état de demi-servitude. Enfin la mémoire héréditaire peut donner aux regards d’êtres jeunes une précocité qui s’allie avec la candeur, pour le plus étonnant des mélanges. On sait que cette disposition est celle du courage intellectuel intérieur, de celui qui consiste à ne pas craindre d’aller jusqu’au bout d’un raisonnement, d’une observation ou d’une hypothèse.

Les spécialisations de la mémoire, selon les personnes, correspondent à autant de spécialisations dans l’oubli. Celui-ci ne se rappelle plus les noms, ou les dates, ou les circonstances, ou les contours, ou les couleurs, ou les airs de musique. L’ingratitude n’est si répandue que parce qu’elle est une conséquence de l’oubli. La vraie rancune est rare, pour la même raison. Le plaisir physique, notamment celui de la possession, ne laisse que de faibles vestiges dans l’esprit, à moins que la mémoire n’en soit réveillée par la contrariété de la jalousie, auquel cas elle peut devenir presque, intolérable. Le sentiment de la honte est très persistant chez les jeunes gens, ainsi que celui de la gêne, et des circonstances où leur personnalité s’est trouvée amoindrie devant un tiers, surtout féminin. Il est d’observation courante que les actes excessifs, les circonstances tragiques ou critiques, laissent parfois une impression moins forte dans la mémoire, et prêtant plus à l’oubli, que certains états mélancoliques ou intermédiaires de l’émotion, dans des décors appropriés. L’oubli a une préférence pour le principal et ménage souvent le secondaire ou l’accessoire. De minimis non curat

En général les abstractions s’oublient plus vite et plus complètement que les notions concrètes. Ce que nous traduirons, dans notre système, en disant que les cônes d’ombre, projetés sur les segments, rejoints ou conjoints, d’hérédofigures différentes, ont plus d’amplitude et de mobilité que ceux projetés sur un seul segment d’une seule hérédofigure.

L’oubli peut être contagieux et collectif. Le phénomène de l’oubli en commun, qui s’observe dans les réunions, les académies et les assemblées (votes de textes de loi contredisant des textes antérieurs, jugements rapides et inconséquents, etc…) a, quant aux sciences notamment, une importance considérable. Il fait que certains travaux originaux, ayant exercé une influence sur les conceptions d’une génération donnée, n’ont plus de prise mnémonique sur la génération suivante, laquelle vit ainsi, de confiance, sur une doctrine dont les bases lui échappent. D’où l’écroulement soudain de cette doctrine et de ses annexes, au milieu de la stupeur générale. C’est une des conséquences de l’oubli en commun. Il y en a d’autres, et l’on peut dire qu’en général les archives, dont la fonction théorique est de réveiller la mémoire, sont des conservatoires de l’oubli.

Surabondants en mémoire héréditaire, capables de réveiller la mémoire personnelle, à l’aide de mots pénétrants et excessifs, les poètes sont les remèdes de l’oubli. C’est là leur fonction éminente, principale, et l’on peut admettre que, sans eux, certains sentiments humains, les plus délicats comme les plus forts, iraient s’amoindrissant et s’éteignant. Les poètes ne sont pas des parures de luxe, dont pourrait se passer une nation. Ils lui sont, sur cinq ou six générations, aussi indispensables que le pain ou que le feu. Ils la préservent d’une barbarie toujours menaçante et dont l’oubli est le caractère dominant. Il n’y a pas une grande quantité de Français qui connaissent et goûtent Homère, Virgile, Corneille, Racine, La Fontaine, Hugo, Lamartine, Beaudelaire ou Mistral ; mais cette élite préserve de l’oubli et de la déshérence certaines émotions qui restent ainsi, par le prestige de l’instruction, accessibles à la masse et honorées, sinon pratiquées. Un peuple peut se passer d’électricité, d’automobiles, de grande industrie, comme il est vraisemblable que ces modalités de la vie courante tomberont, un jour ou l’autre, dans l’oubli collectif, par chute simple de mémoire, par lassitude, ou par remplacement. Un peuple ne peut se passer de générosité héroïque, sous peine de tomber dans l’abrutissement ou l’esclavage. Il ne peut se passer du sentiment de la mesure, sans céder aux farouches instincts toujours suicidaires. Flambeaux allumés sur des promontoires, les poètes préservent de cette amnésie ethnique, aussi redoutable que l’aphasie ethnique par la domination étrangère, qui est le signe de la déchéance. Ils ferment le cycle de la mémoire, depuis le moment où elle a pris naissance dans les profondeurs divines de l’espèce humaine, jusqu’au moment où elle transmet ses précieuses images, dans le récipient des mots et des rythmes.

Nous concevons ainsi que les images, qui reviennent sans cesse dans les écrits des poètes supérieurs, sont, non point des fantaisies arbitraires ou éphémères, mais des présences au sein de l’esprit, La mémoire est réellement un feu, ou, plus exactement, l’action d’un feu, le soi, sur les images héritées ou acquises. L’oubli est réellement une ombre, une inclusion de la mort dans l’homme. Je parle ici d’une réalité intelligible, plus forte qu’une réalité visible ou tangible. Si la vie a pu être définie l’ensemble des forces qui résistent à la mort, la poésie peut l’être ainsi : l’ensemble des forces qui résistent à l’oubli. Il est plus sûr de graver sur les âmes, à l’aide d’images, que sur l’airain. Contre la tendance générale de l’humanité au sommeil sans rêves, (sommeil dont l’oubli est le prélude), la poésie est une vigilance.

L’oubli et l’amnésie, comme la mémoire elle-même, ont des conséquences somatiques, fonctionnelles. Les travaux originaux du docteur Paul Solfier nous montrent, à l’origine des troubles musculaires et vaso-moteurs de l’hystérie et de l’épilepsie, de véritables endormements profonds de la personnalité, c’est-à-dire des enténèbrements de personimages. Il est possible de guérir certains de ces malades, en déterminant, par un interrogatoire serré, ces points d’endormement ou d’ombre, et en ranimant, de façon progressive, leurs souvenirs éteints.

L’on peut se représenter la personnalité humaine comme une gravitation de sphères ancestrales (les personimages, la mémoire héréditaire) soumises au soleil du soi, qui tantôt éclaire certains segments de sphères (alors que d’autres sont plongés dans les trois degrés de l’ombre : omission, oubli, amnésie) tantôt éclaire certains groupes de sphères, ou de segments de sphères (abstractions). Ces sphères ancestrales ont chacune leur prolongement somatique en sphères, groupes de sphères et appareils circulaires organiques, qui constituent le corps humain. Le soi agit sur ces prolongements, comme il agit sur les sphères ancestrales. Il les gouverne librement, leur dispensant l’impulsion créatrice, la volonté et l’équilibre nécessaires à la vie et à la prolongation de la vie par la conception.

Il résulte de ce court exposé qu’il y a une mémoire des organes, comme il y a une mémoire mentale, et une omission, un oubli, une amnésie somatique et organique, comme il y a une omission, un oubli, une amnésie dans le domaine de l’entendement. L’omission organique et fonctionnelle consiste en ceci que certains de nos tissus sont au repos, tandis que d’autres travaillent. L’exemple le plus immédiat en est celui des nombreux groupes musculaires, qui ne fonctionnent qu’à l’occasion de la marche, ou du saut, ou de la mastication, ou de la copulation, etc. L’oubli organique, ainsi que l’amnésie fonctionnelle, sont les causes premières de la plupart des maladies même microbiennes, en ce sens qu’ils laissent la porte ouverte à tous les agents pathogènes, dont rien n’entrave plus le pullulement. La santé est l’état de vigilance étendu au plus grand nombre d’organes possible. Elle est donc héréditaire, comme la plupart des diathèses, et dépend d’un état d’équilibre dans le domaine des personimages et de leurs prolongements.

Il n’est pour ainsi dire aucune maladie, si redoutable soit elle, qui n’offre des exemples d’arrêt, de régression, de guérison spontanée. La médecine officielle explique ces cas, en les qualifiant de bénins, ce qui est répondre à la question par la question. On connaît des tabès bénins, des sarcômes bénins, des tuberculoses et des syphilis bénignes, des diabètes bénins, etc… Je crois plutôt qu’il s’agit là de véritables réveils organiques et fonctionnels, dépendant eux-mêmes de réveils mentaux, dans le domaine des personimages. On sait déjà que la volonté de guérir est pour beaucoup dans ces guérisons, cette volonté qui décroît en général à mesure qu’avance la maladie chronique, de telle façon que la mort coïncide avec un abandon total de l’être par le soi.

Malheureusement ces états de volonté de guérir, aboutissant à la guérison, n’ont pas été méthodiquement observés par leurs bénéficiaires, tout occupés qu’ils étaient à leur lutte intérieure. Ils ont réagi empiriquement, non méthodiquement ; et aucun d’eux, à ma connaissance, n’a laissé un résumé psychologique de ses efforts mentaux ou moraux et de leur technique. Ajoutez à cela cette pudeur spéciale, professionnelle, qui fait que les médecins répugnent à épiloguer sur leurs propres maux. Or, pour que l’auto-observation de guérison eût quelque valeur, il faudrait qu’elle fût l’œuvre, soit d’un grand psychologue, soit d’un savant médecin.

De même qu’il y a un rythme de la mémoire héréditaire et de la mémoire personnelle, il y a un rythme de l’omission, un rythme de l’oubli et de l’amnésie, et un rythme des réveils ou reviviscences. Ce rythme héréditaire est dans l’homme comme une inclusion transformée du rythme universel. Partagé en une infinité de courants qui n’ont pas la même longueur d’onde, il n’est pas toujours immédiatement saisissable. La nuit de certaines parties de l’esprit ou du corps humain ne succède pas à leur jour avec la régularité de la vie astrale. On peut cependant les comparer.

C’est ainsi que plus une science avance, plus ses sommets deviennent difficilement accessibles, même à une élite, plus elle est par conséquent fragile et sujette à l’oubli. Les hautes mathématiques en sont un exemple, ainsi que les conceptions les plus élevées de la chimie moderne. Alors que la physiologie et la bactériologie ont fait des pas de géant avec Claude Bernard et Pasteur, pendant la seconde moitié du XIXe siècle, la psychologie est demeurée rudimentaire, entre un idéologisme enfantin et un matérialisme absurde. L’examen macroscopique des organes par l’autopsie (partie si importante de la science médicale et qui a mené Bichat sur le plus haut promontoire) a cédé à l’examen microscopique ou histologique, devenu lui-même stagnant depuis quelques années. Le rythme oublieux, comme le rythme mnémonique, dépendent ici encore de la reviviscence des figures héréditaires au sein de telles et telles personnalités humaines, dont le génie rallumera les flambeaux et chassera l’ombre. C’est, en matière de connaissances, le pendant du rôle des poètes en matière de sentiments et de formes verbales. Mais, dans tout poète vrai, il y a un savant et, dans tout vrai savant, il y a un poète. Car une des formules les plus pénétrantes qui aient été énoncées, c’est que « toute science est une langue bien faite », une langue où les mots (images d’images) sont remplacées par les lois, images doubles de mots et de circonstances.

L’examen des trois degrés d’ombre (omission, oubli, amnésie), nous amène à conclure que l’homme n’utilise qu’une bien faible partie de ses immenses ressources intellectuelles, morales, fonctionnelles et organiques, et n’utilise presqu’aucun des liens que ces immenses ressources ont entre elles. Chacun de nous possède un engrangement héréditaire formidable et ne vit même pas du revenu, ni du revenu du revenu du revenu de ce capital immense. Les mieux réveillés d’entre les dormeurs à station verticale, et à langage articulé, le sont encore bien peu par rapport à ce qu’ils pourraient être, s’ils cultivaient seulement la millième partie de leur champ d’images. J’écris ces livres pour donner du cœur à ceux qui voudraient tenter l’aventure.

Le passage de l’état d’omission à l’état de mémoire (personnelle bien entendu, car l’héréditaire échappe à nos efforts, étant en général soudaine et spontanée dans ses apparitions) cette transition s’opère sans difficulté. Notre soi recherche une circonstance donnée, un paysage donné, un mot donné. Il éclaire la ou les personimages correspondant à cet appel. L’omission cesse, et la rotation des sphères héréditaires amène presque aussitôt à la connaissance d’autres segments chargés de circonstances, de paysages, de mots. C’est le phénomène décrit naguère sous le nom d’association des idées. À mesure que les sphères tournent, l’omission, puis l’oubli se déplacent, par le déplacement des cônes de pénombre et d’ombre. Chacun peut, avec quelque attention introspective, constater en soi ces apparitions, disparitions, réapparitions imagées, circonstancielles et verbales.

Il en est de même pour les mouvements, les gestes, les attitudes correspondant aux sentiments, et pour ces groupes de mouvements, participant de la mémoire personnelle et de la mémoire héréditaire, avec prédominance de cette dernière, que l’on appelle des réflexes.

Chacun de nos organes possède une mémoire fonctionnelle héréditaire, qui permet au foie de sécréter la bile, au rein de remplir son rôle de filtre, au poumon de procéder aux échanges respiratoires, au système nerveux central et sympathique de surveiller et réglementer le travail de ces ateliers, sans intervention, au moins sensible, de notre volonté personnelle. La lumière du soi n’agit plus que très faiblement sur ces prolongements organiques, somatiques, fonctionnels des hérédosphères. Tout le problème de la guérison, en cas d’altération de ces organes, consiste à renforcer cette faible lumière. Le passage de l’état d’oubli à l’état de mémoire exige déjà un effort, une contention, qui peuvent atteindre à l’angoisse et au vertige. Il en est ainsi, par exemple, dans un examen, quand une question précise, posée au candidat, sollicite une réponse immédiate, et quand le candidat « cherche dans sa tête », avec la peur d’un zéro pointé. Tout le monde connaît les idées folles, débris d’images et approximations, ou au contraire figures aberrantes, qui vous passent alors par l’esprit, cependant que quelque chose en nous (qui est le soi) poursuit fiévreusement son enquête. Ce malaise spécial, accompagné de satisfaction, quand l’oubli cesse, quand le terme cherché, ou la date, ou la formule, ou le fait sortent de l’ombre et émergent en pleine lumière, ce malaise est profond et ressenti par tout l’organisme. Il va jusqu’à activer les sécrétions.

Le procédé de l’esprit (région du soi) pour sortir de l’oubli, consiste à mettre en mouvement et en lumière toute une hérédofigure, ou tout un ensemble d’hérédofigures (dans le cas de recherche d’une abstraction). Cela jusqu’au moment où le pinceau lumineux frappera l’objet de mémoire recherché. La giration est ici très sensible, comparable à celle d’une mappemonde devant un observateur qui, pour retrouver l’Amérique, passerait, en la faisant tourner, par l’Afrique, par l’Europe, par l’Asie. C’est ainsi que le détour d’un détail insignifiant nous amène parfois à l’essentiel, qui nous échappait depuis longtemps. La recherche d’un mot déterminé se poursuit à travers ses synonymes, celle d’un nom à travers d’autres noms ou à travers des circonstances auxquelles ce nom fut mêlé, etc…

Or, la découverte scientifique succède à la recherche d’une loi, laquelle préexistait dans la nature, et par conséquent aussi dans l’esprit (mémoire héréditaire). Elle est donc un phénomène de cessation de cet oubli, qui n’est lui-même qu’un chapitre individuel de l’ignorance ; et souvent un petit fait, insignifiant en apparence, met le savant sur la voie de la découverte, par le même procédé giratoire que celui de la mnémotechnie. Le savant retrouve une loi de la nature, à peu près comme le jeune enfant retrouve la marche, ou le langage, en stimulant la mémoire héréditaire à l’aide de la mémoire personnelle. Mais, après une période d’excitation, d’admiration, de contestations, d’émulation, d’applications diverses, cette loi retombe à son tour dans l’oubli et dans la gravitation ténébreuse, jusqu’au moment où elle reparaîtra, grâce à un soi puissamment projecteur et actif, sous une forme quelquefois nouvelle.

Nihil innovatur, nisi quod traditum est.
traduction littérale : toute découverte préexistait dans la mémoire héréditaire transmise (traditum).

Scientifique ou poétique, il y a une transe dans la découverte, transe qui tient à l’ébranlement des prolongements organiques des hérédofigures. Cette transe n’est pas sans analogie avec l’euphorie de la copulation d’une part, de l’autre avec cette ultime satisfaction, éprouvée par certains moribonds, et que l’on appelle populairement « le mieux de la mort ».

Le passage de l’état d’amnésie partielle à l’état de mémoire est comparable au réveil du sommeil sans rêves, à la guérison de la paralysie et de l’aphasie. L’intervention de la volonté semble y être pour peu de chose, en raison même de l’enténèbrement général de l’esprit. Cependant cette volonté, jamais éteinte, continue à veiller dans ses limbes, et c’est un de ses pinceaux lumineux, promené par le rythme intérieur du soi, qui vient tout à coup chasser les ombres et éclairer l’hérédofigure qu’on pouvait croire à jamais disparue.