Édouard Garand (p. 28-30).

XII


Je ne sais quel philosophe ancien a dit que pour éviter que les lendemains de fête soient tristes il n’y avait qu’à les convertir en fête. Précepte plus facile à formuler qu’à mettre en pratique.

Fabien avait la tête lourde, la bouche épaisse, avec un goût de cendre, l’estomac détraqué de son orgie de la veille. C’était un novice de la noce.

Il était d’humeur maussade. Tout le fatiguait, l’impatientait. Tout lui paraissait laid. La vie elle-même était un fardeau à porter. Les compensations du plaisir sont trop lourdes.

Comme un ivrogne promet de ne plus boire, il se promit bien de ne plus recommencer de telles parties de plaisir. La petite douleur lancinante qu’il avait aux tempes et qui ne le lâchait pas, contribua pour beaucoup dans sa résolution.

Le jour d’après, débarrassé de ses malaises, il ne songeait même plus, et se plaisait à récapituler en son esprit tous les menus événements de cette soirée. Avec désinvolture ses sentiments firent volte face, et il trouva que ce serait agréable de recommencer.

Il y a des endroits où cela flatte d’être vu. Le café de la Riviera est de ceux-là. On y rencontre de belles femmes, chiquement mises, on y déguste de bons plats, on y boit du bon vin, et parmi les attractions il s’en trouve parfois qui possèdent un véritable cachet artistique. Comme c’est un public sélect qui le fréquente et qu’on fait partie de ce public, l’on est donc classé.

Mais voilà ! Il y a un mais ! Cela coûte cher et ce n’est pas tous les soirs qu’on rencontre une personne comme le député qui défraye toutes les dépenses.

Fabien rêva donc de la vie de luxe… Il maudit sa pauvreté, et se creusa la tête pour trouver un moyen d’en sortir, d’en sortir vite.

Toujours il se butait à un mur, le mur de ses études.

Au Bureau où il faisait de la procédure, de la correspondance et ce que l’on est convenu d’appeler la cuisine, on lui donnait bien un salaire, mais un salaire si maigre qu’il ne permettait aucune extravagance. Sans la subvention paternelle, il serait même insuffisant à le faire vivre.

Demander une augmentation de salaire ! Amener le père à lui octroyer une subvention plus grande ! Ces deux solutions s’imposaient. La raison pour la deuxième demande était trouvée. Les nouveaux honneurs à lui conférer. Il ne doutait pas de l’obtenir à sa prochaine visite dans quelques jours.

Quand à son patron, il savait que sa bourse était hermétique comme des vers ultradécadents. Il lui restait le moyen de changer de bureau. Il possédait une expérience suffisante pour collaborer au travail du notaire qui retiendrait ses services.

Tel que proposé, tel que fut fait. Il eut le refus attendu et la chance de rencontrer un autre patron qui s’occupait beaucoup de finance et lui confia, bien rémunéré, un poste important.

Désormais, il pouvait desserrer davantage les cordons de sa bourse, il pouvait se produire davantage, et ne manqua pas de le faire.

Diverses conventions universitaires, l’une à Toronto, l’autre à Québec, le mirent en évidence. Ses discours furent reproduits dans plusieurs journaux. Il agrandit le cercle de ses relations et de ses connaissances.

Cette fin d’année lui fut heureuse. Il se rappellera toujours ces derniers mois de sa deuxième année d’université. Tout lui souriait. Jusqu’à l’amour. Il savait dans un coin de son pays un trésor, un bijou de jeune fille qui l’attendait, patiente, et plus près de lui, dans Montréal, au sein de la société la plus riche comme la plus élevée, il cultivait avec la troublante et séduisante Lucille Mercier la fleur dangereuse de l’amitié amoureuse.

Pour qui ne songe qu’au présent, cette double idylle ne manquait pas de charme. Fabien s’y délectait sans s’apercevoir qu’il se tissait les mailles d’un piège dont il ne se déferait qu’avec peine.

Jeu dangereux ! jeux cruel même et dont le dénouement brisera peut-être quelque cœur jeune et blessera quelque orgueil féminin. Risque aussi à prendre, de perdre tant en ne sachant pas choisir.

***

Jules Mercier avait assez bien défini sa sœur : une cérébrale. Lucille Mercier pouvait causer littérature avec un littérateur, peinture avec un peintre, musique avec un musicien. Elle se plaisait à ces conversations autant qu’une jeune fille ordinaire peut se plaire à causer de modes, de chapeaux, et de mille et un potins qui sont l’agrément des conversations féminines. Cependant, elle n’était pas bas bleu, pas le moins du monde. Elle demeurait femme, ce qu’il y a de plus femme, s’habillait avec un goût parfait, savait adopter à son type le genre de coiffure qui seyait le mieux ; avec cela, elle était mondaine, excessivement mondaine. Homme, elle aurait représenté l’idéal d’une race qui tend à disparaître : le boulevardier.

Elle aimait la vie, le mouvement. L’immobilité, la contemplation n’étaient pas son fait. Elle se complaisait dans toutes les manifestations physiques de l’activité humaine. Elle était de son âge. Elle était de son temps.

Les oies blanches de jadis ne sont plus de mode. Il n’y en a presque plus. Pour peu que cela continue, elles deviendront bientôt, un anachronisme, un objet de curiosité.

Elle considérait les sexes comme égaux ; et tout en étant foncièrement honnête, au sens que l’on attache à ce mot en l’appliquant à une femme, elle ne se gênait pas pour tenir, avec les jeunes gens, des propos plus ou moins audacieux.

D’avoir beaucoup sorti, d’avoir connu beaucoup de monde, d’avoir ébauché, pour le plaisir grisant de la conquête, sans penser à plus, nombre de flirts, ses facultés sensitives s’étaient émoussées. Si une belle toile représentant un coin pittoresque pouvait l’émouvoir en lui procurant une jouissance artistique, par contre, la vue de l’original, de la nature elle-même la laissait totalement indifférente. Si elle vibrait aux beaux vers des poètes qui ont magnifié en chantant la passion de l’amour, elle s’avouait par contre elle-même, incapable d’aimer. « Je n’aime que moi, disait-elle, et quand j’aimerai un homme, je croirai seulement l’aimer, je m’aimerai en lui. »

Elle aimait à deviner et à découvrir des talents nouveaux dont elle se faisait la coryphée. N’avait-elle pas déjà organisé une exposition de pastels et deux concerts ?

Les éloges que Jules lui avait faits souventes fois durant les années où il fréquentait le collège, de son confrère et ami Fabien Picard toujours premier en dépit des efforts réitérés de concurrents, l’avaient fait s’intéresser à ce jeune homme.

En lui disant qu’il n’avait pas le droit de se terrer dans son petit village, elle était sincère et conséquente avec elle-même… Elle se félicitait de l’avoir lancé sur la voie, de l’avoir arraché à son milieu obscur, pour le produire en pleine lumière. L’aimait-elle ? Non, puisqu’elle n’aimait personne. Cependant, il lui plaisait. Elle respirait comme un encens l’hommage de sa timidité vis-à-vis d’elle.

Par une intuition toute féminine, elle n’ignorait pas toute l’influence qu’elle pourrait avoir sur sa vie, elle n’ignorait que l’empire de son cerveau sur le sien, serait totale pourvu qu’elle le veuille asservir à sa destinée. Comme il le lui avait promis, le dimanche qui suivit, Fabien lui alla rendre visite.

Elle le fit pénétrer dans son boudoir à elle, attenant au living room et qui reflétait par le choix des meubles, des bibelots et des gravures, sa personnalité… À côté d’objets d’art, une raquette de Tennis, un secrétaire empire et plus loin un divan entouré de coussins aux couleurs les plus bizarres mais disposés de sorte que leurs nuances se fondent et s’harmonisent. Un nécessaire de fumeur voisinait à côté d’un marbre. Des portraits d’écrivains, de musiciens, et des eaux fortes d’Icard…

— C’est ici votre sanctuaire ? demanda Fabien.

— Oui. C’est ici que je me plais à vivre ; ici je suis seule avec moi-même, et mes souvenirs, fit-elle en désignant les meubles et les cadres. Chaque chose que vous voyez a une histoire. J’aime les choses inanimées, je leur crée une sorte de vie factice en les associant à des faits ou à des personnes. Autrement, ce serait trop froid… Fumez-vous ?

— Si vous me le permettez.

— Essayez ces cigarettes. Elles sont importées d’Espagne. Ce sont mes préférées… Puis qu’avez-vous fait de bon ces jours-ci… ou plutôt qu’avez-vous fait de mal, c’est souvent ce qu’il y a de plus intéressant…

— J’ai pensé à vous.

— Je vous ai déjà défendu de faire de la galanterie. Ce ne vous va pas. Demeurez l’homme des cavernes ; c’est une personnalité qui vous convient.

— Vous me trouvez un paysan mal dégrossi.

— Au contraire, je trouve que vous perdez trop de votre type primitif.

— Et vous le regrettez ? Pourtant, c’est bien vous qui me conseilliez de devenir citadin.

— Je vous ai conseillé de sortir de votre milieu, mais en conservant les caractéristiques de vos origines. Faites-vous une personnalité à vous, bien à vous, et qui ne soit qu’à vous. La galanterie ne vous va pas. Abandonnez-là.

— « Cette leçon vaut bien un fromage ». Et je me permets en compensation de baiser le bout de vos doigts.

— Quand allez-vous à St-Chose ?

— Probablement la semaine prochaine.

— Votre petite voisine vous y attire !

— Quelle voisine ?

— Celle dont vous m’avez parlé l’autre soir. Vous ne vous rappelez pas. Vous deviez être gris.

Il rougit.

— C’est plus que probable. En tous cas, elle ne m’attire nullement.

Il mentait, et il le savait, parce qu’il pensait souvent à Suzanne. Cet après-midi, il pouvait l’oublier, envoûté qu’il était par le charme de Lucille, mais demain, mais après demain, le souvenir qu’il repoussait et chassait lui renverrait l’ovale pur encadré par l’opulente chevelure noire. Dans l’embrasure de la porte, Jules apparut.

— Bonjour Fabien. Tu viens te faire endoctriner par ma sœur ? Je te laisse. Et il disparut aussitôt.

— Mon frère est aussi désagréable que toujours. Lui, il a de la chance d’avoir son père. Sans cela, avec son peu d’énergie, il végéterait probablement.

— Pourtant, il aime la profession qu’il s’est choisie.

— La belle affaire ! Qui ne l’aimerait pas à sa place ? Du jour qu’il sera reçu avocat il est certain d’avoir comme client quelques-unes au moins des compagnies dont papa est le directeur. Aussi, n’aura-t-il aucun mérite à réussir… En voilà un qui prend la vie aisément.

— Quelle est votre conception de la vie ?

— Vivre c’est détruire ! La vie ne s’opère que par la destruction. C’est la loi dans la nature. Vivre c’est lutter ! Moi si j’étais homme j’aspirerais au premier poste.

— Vous ne savez pas si je n’y aspire pas comme vous. Croyez-vous que j’ai abandonné mon village pour végéter à la ville ? Chez moi, je serais le premier. Je serais maire, je deviendrais député rien qu’à le vouloir.

— Rien ne vous empêchera de le devenir.

— Ce n’est pas ce dont je rêve. Je rêve la richesse et la puissance. J’aspire d’autant plus à la richesse, qu’élevé, moi, pauvre relativement, bien que mon père soit probablement le plus riche cultivateur de Saint-Chose, j’ai été élevé parmi des fils de richards, au collège, et que j’ai souffert de la comparaison entre leurs conditions et la mienne. On dit que l’instruction nivelle tout. Pas l’instruction seule. Il y faut la richesse. Il y aura toujours une aristocratie. Si ce n’est l’aristocratie du sang, ce sera l’aristocratie de l’argent.

— Et l’aristocratie de l’intelligence, de la pensée ?

— Elle cède le pas.

— Vous parlez par rancune.

— C’est vrai. Je garde le souvenir cuisant de quelques humiliations de collège.

— Et vous prenez dès aujourd’hui votre revanche.

Cette conversation entre deux êtres jeunes et de sexe différent, ne pouvait durer longtemps sur ce ton. Les propos, piastres et arrivisme, manquaient trop de poésie pour soutenir longtemps l’intérêt d’une causerie.

Fabien ne voulant pas trop verser dans l’égotisme, essaya d’autres sujets. Il papillonnait de çà de là, cherchant quelque chose qui serait d’intérêt mutuel comme un insecte ailé vole de fleur en fleur avant de se déposer sur l’une d’elle et d’y butiner.

Le domestique roulant la table contenant le thé et les biscuits vint faire diversion.

Il plaça la table devant le divan et s’apprêta à verser le breuvage quand Lucille lui dit.

— Vous pouvez vous retirer, Pierre. Je servirai moi-même.

Elle tendit la tasse à Fabien, et alla s’asseoir à côté de lui sur le divan.

— Je vous ai parlé beaucoup de moi, mais vous, vous ne m’avez pas encore dit votre idéal.

— Je n’en ai point.

— Vos idées sur l’amour.

— L’amour je n’y crois pas. Le mariage ? une institution nécessaire. Un acte de l’état civil, comme vous dites en votre jargon légal ou à peu près. Quand je me marierai, je ferai un mariage de raison. Je marierai un homme dont je serai fière de porter le nom. En d’autres termes, j’achèterai par l’argent que j’apporterai le nom qu’il aura rendu ou devra rendre célèbre.

— Et puis après vous aimerez votre mari.

— S’il se montre capable d’inspirer de l’admiration, je l’admirerai.

— Être l’épouse d’un notaire, demanda-t-il en riant, cela vous sourirait.

Elle devint rêveuse, et répondit, le regard vaguant vers l’au-delà des jours actuels…

— Peut-être. Il y a des notaires qui sont des personnalités très puissantes. Si mon futur époux peut espérer se ranger dans…

— En ce cas, je pourrais espérer.

— Faites-vous recevoir d’abord. Faites votre marque ensuite.

— Vous me permettez d’emporter cet espoir avec moi.

— Je ne vous permets rien. Je vous ai déjà dit qu’on fait sa vie, et qu’on ne se laisse pas guider par la vie.

***

Grandi dans son estime, Fabien, ce jour-là, retourna à pied chez lui, la tête haute regardant les passants du haut de sa grandeur future. L’existence serait belle, s’il la faisait ce qu’il voulait…