Éditions Édouard Garand (40p. 7-13).

II

LE MENDIANT NOIR


C’était bien un mendiant, besace au dos, bâton à la main, que cette fière silhouette humaine qui se dressait courageusement devant dix gardes armés d’épées. Et c’était un jeune homme, guère plus âgé de trente ans, grand, mince et d’une belle taille athlétique. Son visage maigre, mais aux traits fins et distingués, avait un cachet de bravoure et d’énergie remarquable. Ses yeux noirs étincelaient. Sous un feutre à larges bords tombaient jusqu’à ses épaules de longs cheveux bruns et bouclés. Sa bouche était mince, et au coin de ses lèvres s’imprimait un sourire légèrement ironique. Ce sourire s’amplifia au choc des dix épées contre le bâton ferré et lorsque ce jeune homme, tout vêtu de noir, s’écria sur un ton mordant :

— Bon, messieurs les gardes ! nous allons encore une fois connaître la solidité de vos épées !

Les gardes rugirent avec fureur, firent entendre de vigoureux jurons, et attaquèrent rudement leur unique adversaire.

Un très vif cliquetis de lames résonna… l’une des épées se brisa.

— Ah ! ah ! se mit à rire celui qu’on avait appelé le mendiant noir, je l’ai bien dit que nous allions connaître la solidité de vos épées !

Les gardes ne s’étaient étonnés de la hardiesse de ce jeune homme, ils le connaissaient, car déjà une fois ou deux, il les avait tenus en échec de son bâton ferré. Aussi en voulaient-ils à ce mendiant noir qu’ils avaient juré de prendre mort ou vif. Mais réussiraient-ils jamais ? Malgré toute leur habilité au jeu de l’épée, malgré tout leur bon vouloir, ils ne parvenaient pas à entamer la peau de ce jeune homme dont le bâton semblait doué de magie. Il parait dix coups à la fois avec une prodigieuse habilité, et souvent il réussissait à désarmer l’un des adversaires.

Le bruit des épées attira bientôt et peu à peu la population de la basse-ville sur le lieu du combat. Les gardes et le mendiant noir furent entourés d’un cercle compact d’artisans, de bateliers et de mendiants. Sur tous ces visages on devinait que la sympathie allait au mendiant noir. D’ailleurs de temps à autre des lazzi volaient à l’adresse des gardes, et l’on entendait des propos comme ceux-ci :

— Que les temps sont changés !… aujourd’hui on se bat dix contre un, alors qu’il n’y a pas bien longtemps encore, on se battait un contre un !

— C’est égal ! il faut bien reconnaître qu’aujourd’hui un homme peut tenir tête à dix et vingt gardes de son Excellence Monsieur le Gouverneur !

Ces propos n’empêchaient pas le combat de se poursuivre, et ce combat était vraiment beau : dix gardes de Monsieur le Marquis de la Jonquière, gouverneur de la Nouvelle-France, attaquaient de leurs épées un pauvre mendiant dans une ruelle étroite et tortueuse, bordée de masures appuyées les unes contre les autres, comme si elles eussent voulu se soutenir pour ne pas tomber et s’écraser. Et pour protéger sa vie contre ces dix gardes, le pauvre mendiant n’avait pour toute arme qu’un bâton ferré. Mais ce bâton retenait les épées, il parait de rudes coups avec une agilité incomparable, il claquait tant et si bien que deux autres lames se cassèrent.

— Bien ! il n’en reste plus que sept ! se mit à rire l’extraordinaire ferrailleur.

Mais il restait encore sept lames solides, et ceux qui les maniaient résolurent d’un commun accord de porter un coup mortel à leur étrange adversaire. Ils essayèrent de l’entourer. Mais le mendiant noir devina leurs desseins et d’un bond alla s’adosser à la porte d’une masure abandonné.

Les gardes hurlèrent de déception.

Autour, les spectateurs demeuraient silencieux et très intéressés par ce combat épique. À tous moments de nouveaux venus venaient grossir les rangs. Puis on entendit des murmures et des chuchotements : plusieurs mendiants voulaient qu’on s’alliât au mendiant noir contre les gardes. Mais la plupart des spectateurs demeuraient indécis espérant que de seconde en seconde le jeune homme allait de son unique bâton désarmer ses adversaires.

Mais tout à coup un cri de détresse s’échappa de toutes les poitrines : le bâton ferré du mendiant noir venait de se briser et celui-ci se trouvait désarmé et à la merci des gardes qui poussèrent un cri de triomphe.

— Il est à nous ! se dirent-ils.

— Pas encore ! riposta le vaillant lutteur.

Il lança le bout de bois qui lui restait à la main, et comme un dard ce bout de bois frappa un garde au visage. Le garde tomba en jetant un cri de douleur.

Mais il restait six épées qui s’allongèrent rapidement vers la poitrine du jeune homme. Mais elle ne touchèrent pas cette poitrine : la porte dans laquelle il s’appuyait s’ouvrit brusquement puis se referma, de sorte que les pointes des lames s’enfoncèrent dans du bois. L’une d’elles y laissa sa pointe.

Les gardes demeurèrent interloqués. Le mendiant noir avait disparu.

Alors la foule se dispersa en jetant des cris de joie et en lançant des quolibets aux gardes. Ceux-ci, de crainte d’ameuter toute la basse-ville contre eux, ramassèrent leurs blessés et prirent le chemin de la haute-ville en maugréant et en jurant vengeance contre le mendiant noir.

— Il faudra, dit l’un d’eux, revenir demain avec trente de nos camarades, fouiller ces baraques et trouver ce maudit mendiant noir.

Les autres approuvèrent de la tête.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Qu’était devenu le mendiant noir ?

Lorsqu’il sentit la porte céder derrière lui, il comprit qu’il se trouvait là quelqu’un qui voulait lui venir en aide. Il fit donc un bond en arrière, juste au moment où les épées effleuraient sa peau, et il vit dans la même seconde une fine silhouette de jeune fille repousser la porte et faire glisser deux gros verrous. Puis cette jeune fille saisit une de ses mains et murmura :

— Suivez-moi !

Comme nous l’avons dit, cette baraque était inhabitée et il y avait dans l’intérieur peu de jour à cause des volets hermétiquement fermés. Le jeune homme ne put donc voir nettement celle qui venait de le sauver d’une mort certaine, mais il lui sembla qu’il la connaissait, qu’il l’avait déjà vue, qu’elle l’avait déjà sauvé une fois !

Il murmura avec une ardente reconnaissance :

— Ah ! c’est vous encore, mademoiselle…

— Ne parlez pas, monsieur… pas maintenant, car vous n’êtes pas encore en sûreté, si les gardes s’avisent d’enfoncer la porte !

Elle lui fit traverser deux pièces, puis elle s’arrêta devant une porte dont elle eut quelque difficulté à tirer les verrous. La porte ouvrait sur une ruelle plus étroite que la première et tout à fait déserte. La jeune fille l’entraîna hâtivement de l’autre côté vers un hangar qu’elle lui fit traverser. Puis les deux jeunes gens se trouvèrent dans une petite cour située sur une impasse. La cour et l’impasse ayant été franchies, la jeune fille frappa à la porte d’un appentis appuyé à une baraque. De l’intérieur de cet appentis une voix de femme demande la minute après :

— Est-ce toi, Constance ?

— Oui, mère, ouvrez !

Le mendiant noir tressaillit.

— Constance… se dit-il, elle s’appelle Constance !

La porte venait de s’ouvrir, et une vieille femme s’effaçait pour livrer passage.

— Venez, Monsieur, murmura la jeune fille.

Elle précéda son compagnon dans une cuisine où régnait l’ordre et la propreté.

La vieille femme venait de refermer la porte doucement.

La jeune fille la regarda en souriant et dit :

— Mère, c’est Monsieur Philippe dont je vous ai parlé !

La vieille femme sourit et inclina la tête.

Le jeune homme fit une révérence et dit :

— Madame, je vous félicite d’avoir une enfant aussi courageuse que Mademoiselle. Avec ce que je lui dois déjà, je doute fort que ma dette, considérablement grossie tout à l’heure, ne puisse être jamais convenablement acquittée. Mais une chose certaine, Mademoiselle, ajouta-t-il en se tournant vers la jeune fille, ma reconnaissance ne s’éteindra qu’avec moi.

— Oh ! ne vous inquiétez pas outre mesure de votre dette, Monsieur Philippe, je vous garantis que je ne serai pas une créancière tyrannique. Mais venez, nous n’avons pas l’habitude de recevoir nos rares visiteurs dans cette cuisine.

Elle conduisit le jeune homme dans une belle et grande salle. On ne se fut pas cru chez des mendiants à voir cette salle bien décorée et joliment meublée. On y découvrait un petit air bourgeois allié à la plus grande simplicité. Des tapisseries de peu de valeur et représentant des figures de saints cachaient les murs de planches brutes. Une larges cheminée occupait à elle seule plus de la moitié d’un mur. Sur la large tablette qui la surmontait étaient disposés des bibelots également de peu de valeur, et quelques vases remplis de fleurs. Au-dessus de la tablette on apercevait un grand Christ d’ivoire. Quant à l’ameublement, il comprenait seulement une grande table de chêne au centre de la pièce, un buffet, des fauteuils et un canapé. Un tapis de laine couvrait le plancher.

Après avoir jeté un rapide coup d’œil sur cet intérieur, le jeune homme regarda sa compagne et dit d’une voix douce et profonde à la fois :

— Mademoiselle, vous me permettrez bien de vous offrir à présent toute l’expression de ma reconnaissance.

— N’exagérez pas, Monsieur Philippe, ce devoir de reconnaissance. J’ai si peu de mérite… Je n’ai fait qu’ouvrir une porte. J’ai entendu un bruit de bataille, sans savoir que vous étiez là. J’ai suivi le chemin que je viens de vous faire parcourir. J’ai vu dix gardes par l’interstice d’un volet, mais je ne vous voyais pas. Seulement j’ai reconnu votre voix. Votre bâton venait de se briser. Vous savez le reste.

— Mais je sais aussi que c’est la deuxième fois que vous me sauvez la vie !

— Vous l’auriez sauvée vous-même, Monsieur, si je n’avais pas été là.

— Et la première fois, alors que vingt épées allaient me transpercer, si vous ne m’aviez pas tendu l’épée d’un garde que je venais d’abattre, avouez que c’en était fait de ma pauvre vie !

— Un autre aurait fait ce que j’ai fait, si je n’avais pas été là.

— Mais vous étiez là, sourit le jeune homme, et voilà pourquoi je remercie le ciel de vous avoir mise sur ma route ; j’aime ma dette vis-à-vis de vous. Mais n’en parlons plus jusqu’au jour où je pourrai m’acquitter. À présent je désire vous demander, et je vous prie d’excuser ma curiosité, par qui vous avez appris mon nom, car on ne me connaît que sous le nom du Mendiant Noir. Je n’ai dévoilé mon nom qu’à une seule personne…

— C’est cette personne, Monsieur, interrompit la jeune fille en souriant, qui m’a confié votre nom. Tous les jours, mon père nous parle de Monsieur Philippe, le mendiant noir.

— Votre père ? s’écria le jeune homme avec surprise.

— Il est le chef de la Corporation des mendiants.

— Hein ! le père Turin ? mon ami… mon…

— Je suis sa fille, Constance.

— La fille du père Turin !… Oh ! mais je le gronderai ce vieux cachottier de ne me l’avoir pas dit…

— Qu’il avait une fille ?

— Aussi jolie et aussi brave ? Certainement que je lui ferai la plus sévère remontrance. Et dire que je vous connais, ou plutôt que je vous vois depuis six mois, sans que je susse que vous étiez sa fille !

— Vous ne vous étonnez donc plus que je sache votre nom ?

— Mais votre père, où est-il donc, que je ne le vois pas ?

— Ne savez-vous pas que c’est aujourd’hui Fête de la Besace ?

— Tiens, je l’avais oubliée.

À cet instant, une porte donnant sur une ruelle s’ouvrit et un grand vieillard à cheveux blancs, au visage hâve, mais aux traits fins et au regard intelligent, entra. Il s’arrêta sur le seuil, surpris, et regarda tour à tour la jeune fille et le jeune homme. Puis il sourit, jeta par terre un grand chapeau de feutre, enleva de son dos une besace qu’il déposa sur un siège, et courut vers le jeune homme, la main tendue.

— Ah ! mon cher Monsieur, s’écria-t-il avec joie, est-ce le bon Dieu qui vous a conduit sous mon humble toit ?

— Père Turin, avant de vous faire sentir ma colère, je dois vous avouer que c’est un ange du bon Dieu qui m’a conduit ici.

Et le regard admiratif du jeune-homme se posait doucement sur la jeune fille, rougissante.

— Ah ! ah ! fit le vieillard en accentuant son sourire et en regardant sa fille avec un amour inexprimable.

— Mon père, expliqua la jeune fille, des gardes attaquaient Monsieur Philippe. Son bâton s’est brisé, alors je lui ai ouvert la porte d’une baraque inhabitée.

— Bon ! se mit à rire le vieux mendiant. On vient justement de me parler de l’exploit du mendiant noir. Ah ! ça, mon ami, ajouta le vieillard avec un regard sévère, savez-vous que vous vous exposez trop ? Vous finirez par vous faire tuer !

— Bah ! fit le jeune homme avec insouciance, il n’y a aucun danger réel avec ces jeunes messieurs les gardes qui ne savent pas manier leurs jouets. Et puis, tant qu’il se trouvera chaque fois un ange gardien près de moi, ma vie est en sûreté.

Le jeune homme décocha encore un regard ardent vers la jeune fille. Puis il reprit aussitôt :

— Mais laissons cela pour le moment, père Turin, je veux vous faire de suite de dures remontrances, bien qu’à la vérité il m’en coûte un peu !

— Des remontrances à moi, Monsieur Philippe ? fit le vieux avec surprise. Pourquoi ? Ai-je donc encouru votre mésestime ?

— Oui… pour m’avoir caché si longtemps que votre toit abritait un ange du Seigneur !

— Attendez, Monsieur Philippe, vous me réprimanderez tout à l’heure, se mit à rire le vieillard. Constance, ajouta-t-il, approche un siège à Monsieur Philippe près de la table.

La jeune fille obéit.

— Venez, monsieur, dit-elle.

Tandis que le jeune homme allait prendre le fauteuil que Constance venait de pousser près de la table, le père Turin se dirigeait vers le buffet. Sur un plateau il disposa quatre coupes de cristal et une carafe d’un beau vin rouge, et revint poser le plateau sur la table. Puis il s’assit et dit :

— C’est aujourd’hui, Monsieur Philippe, Fête de la Besace, et il importe de se réjouir l’esprit et le cœur. Constance, ajouta-t-il, va chercher ta mère.

La jeune fille quitta la salle pour entrer dans la cuisine.

Profitons de ce moment pour faire un court portrait de nos personnages, et, en premier lieu, de celui qu’on appelait le Mendiant Noir et qui va jouer le principal rôle dans ce récit.

Nous avons déjà dit que c’était un jeune homme d’une trentaine d’années au plus.

À voir la finesse de ses traits, la distinction dans son langage et ses manières, et ses mains fines et blanches, on s’étonnait que ce jeune homme portât la besace. On le connaissait depuis six mois, alors qu’il était venu habiter une masure écartée de la Cité des Pauvres. Puis on l’avait vu aller par la ville, mais sans tendre la main : c’était un mendiant qui ne mendiait pas. Et chose curieuse, loin de quémander, il laissait tomber lui-même dans sébile des miséreux d’innombrables quantités de pièces d’or. La mystérieuse conduite de cet homme avait fort intrigué la basse et la haute-ville. On avait d’abord pensé que c’était un espion chargé par le Lieutenant de Police de surveiller les mendiants de la basse-ville. Mais on s’était vite aperçu que ce jeune homme, loin d’être un espion du Lieutenant de Police, était au contraire un ennemi de ce dernier et de ses gardes.

On avait vainement cherché à savoir son nom, et c’est pourquoi on l’avait appelé le mendiant noir, parce qu’il était toujours vêtu d’un vêtement de velours noir, usé mais propre, et parce qu’on l’avait jamais vu autrement que la besace au dos et un bâton ferré à la main. Il était d’abord venu seul à Québec, sans qu’on sût naturellement d’où il arrivait. Puis un mois après, on lui avait vu un compagnon qui n’avait pas manqué d’exciter la curiosité. C’était un nain, difforme, bizarre, laid et qui semblait porter avec lui les malédictions et l’épouvante. On n’osait pas rencontrer cet homme et l’on s’écartait précipitamment sur son passage. On ignorait également le nom de ce nain comme on ignorait celui du mendiant noir.

Durant deux mois toutes espèces d’histoires avaient été murmurées et chuchotées sur le compte de ces deux hommes, puis on s’était habitué à leur présence dans la Cité des Pauvres ; et comme ils ne semblaient ne faire que du bien, on avait fini par se dire que le jeune homme devait être un riche philanthrope qui voulait passer sur la terre en faisant du bien à ses semblables. On avait donc fini par éprouver le plus grand respect pour l’inconnu et son nain qu’on supposait son domestique.

Mais si le mendiant noir avait suscité la curiosité dans la basse-ville, en la haute-ville il avait fait naître la suspicion. Le vieux marquis de la Jonquière, sur les suggestions de son neveu, Gaston d’Auterive, alors lieutenant de police, avait ordonné qu’on surveillât cet homme étrange. Mais comme il était fort paisible, on n’osait pas lui chercher noise. Mais un jour il arriva qu’un nautonier de la basse-ville fut accusé du commerce illicite de l’eau-de-vie, et le lieutenant de Police reçut l’ordre d’aller perquisitionner au domicile de l’accusé. Toute la basse-ville avait été mise en émoi à l’arrivée des gardes, qui furent conspués lorsqu’ils tentèrent de pénétrer par la force dans la bicoque du nautonier. À ce moment le mendiant noir passait près de là suivi de son nain. Les deux hommes se jetèrent, armés seulement de bâtons ferrés, contre les gardes et les chassèrent.

De ce jour la population de la basse-ville regarda ces deux hommes comme des héros ; mais les gardes et le Lieutenant de Police jurèrent mort au mendiant noir. Vingt fois, en effet, ils avaient essayé de le surprendre et le faire prisonnier, mais chaque fois le jeune homme leur avait échappé.

Si la ville ignorait le nom de ce mystérieux mendiant, il était un homme qui ne l’ignorait pas : c’était le père Turin, chef de la Corporation. Le jeune homme avait en effet avoué à ce dernier qu’il s’appelait Philippe Vautrin. Les deux hommes s’étaient rencontrés par hasard dans les cabarets et s’étaient liés d’amitié. Philippe avait confessé qu’il avait été atteint par de grands malheurs et qu’il avait fait vœu de porter la besace durant un certain nombre d’années. C’était tout ce que le père Turin avait pu apprendre sur le compte de ce jeune homme. Mais cette histoire de malheurs et de vœu avait laissé le vieux mendiant sceptique : suivant lui, Philippe Vautrin était un personnage quelconque chargé de remplir pour lui-même ou pour d’autres personnes une mission mystérieuse.

Si vraiment le jeune homme avait quelque mission particulière et secrète à remplir, il faut croire que cette mission ne l’empêchait pas de remarquer que telle ou telle jeune fille était jolie ; car il semblait s’intéresser aux jeunes filles qu’il rencontrait sur son chemin. Il avait particulièrement remarqué Constance Turin, que le hasard avait mise sur sa route, et sa beauté l’avait frappé.

Elle était d’une rare beauté, en effet, cette Constance. Dix-huit ans environ, elle représentait la jeunesse dans toute sa splendeur. Ses cheveux d’un châtain clair encadraient le plus harmonieux des visages. Teint clair et rosé, front haut et blanc, des yeux bleus, lumineux et très doux, un nez droit et mince, une bouche exquise aux lèvres rouges et toujours souriantes. Grande, élancée, gracieuse, elle aurait porté avec la plus grande élégance les robes soyeuses qu’étalaient en la haute-ville les demoiselles et les dames de la noblesse et de la haute bourgeoisie. Mais, pauvre fille de mendiants, elle n’était vêtue que d’étoffe commune qui, toutefois ne déparait pas sa beauté. À voir la propreté de sa personne, l’arrangement de ses beaux cheveux châtains on reconnaissait qu’elle prenait un soin particulier d’elle-même. Ses mains fines, longues et blanches étaient plutôt des mains de patriciennes que celles d’une fille de mendiants. Et Philippe Vautrin s’était de suite étonné de trouver autant de grâce, d’élégance et de distinction chez cette jeune fille d’une éducation très soignée, comme il avait été surpris de découvrir dans le père Turin un homme qui n’était sûrement pas à sa place dans ce monde de parias et de déshérités. Il y avait là un mystère que le jeune homme s’était promis de pénétrer. Philippe avait surtout remarqué la candeur de Constance. Elle lui avait semblé appartenir plus au ciel qu’à la terre.

Un dimanche, il l’avait remarquée à Notre-Dame des Victoires où, pieusement agenouillée et recueillie, elle lui était apparue comme une vierge du ciel prosternée en adoration devant le trône de Dieu. Et Philippe s’était souvent demandé qui était cette jeune fille. Par les traits et la taille elle avait quelque ressemblance à une jeune fille de la haute-ville, mais une jeune fille de noblesse. Il avait été longtemps très intrigué. Mais voilà que tout mystère s’éclipsait en découvrant que cette jeune fille exquise était l’enfant du père Turin. Sa joie fut d’autant plus grande qu’il considérait le père Turin comme un ami, et que depuis quelques mois déjà il avait senti naître entre lui et Constance un lien de sympathie. De la sympathie seulement ?… Ah ! si Philippe eût sondé à ce moment-là son cœur, s’il eût scruté ce cœur jusqu’en ses replis les plus profonds, peut-être eût-il découvert autre chose qu’un simple sentiment de sympathie !

Quoi qu’il en fût, Constance revint bientôt dans la salle avec sa mère. C’était une femme vieillie avant l’âge, et Philippe pensa, en la comparant à sa fille, qu’elle avait dû être belle dans sa jeunesse. Aujourd’hui, brisée par quelque secrète douleur peut-être, elle n’était plus qu’une ruine humaine avec sa maigreur excessive et son teint blafard. Elle avait un air timide et sa démarche était hésitante. Ses lèvres blanches et sèches esquissaient un sourire contraint. Ses yeux bleus erraient sans cesse de droite à gauche, craintifs, inquiets ou soupçonneux.

Elle salua Philippe d’une inclinaison de tête sans proférer une parole.

— Ma chère amie, dit le père Turin, je t’ai fait venir pour vider une coupe de vin à la santé de Monsieur Philippe, et pour boire en même temps à la prospérité de la besace.

Dans ces dernières paroles du vieux mendiant, Philippe Vautrin crut saisir une mordante ironie.

Il regarda Constance et sourit.

Déjà le père Turin avait empli les quatre coupes de cristal et ajoutait :

— Allons ! mes amis, buvons à la santé du roi de la France et à celle de la Nouvelle-France !

Il éleva sa coupe et la choqua doucement contre celle de sa femme, tandis que Philippe Vautrin et Constance choquaient les leurs.

— Et à votre santé, père Turin, prononça le jeune homme, et aussi à la santé de Madame et de Mademoiselle !

Les coupes furent vidées. La vieille femme, sans mot dire, retourna à la cuisine. Alors, le père Turin se pencha à l’oreille du jeune homme et murmura :

— Monsieur, avez-vous remarqué ma pauvre femme ? Hélas ! elle n’a plus sa raison.

Le vieillard s’interrompit pour essuyer une larme et poursuivit :

— Ah ! monsieur, le malheur frappe des fois si inopinément et si fort, que les têtes les plus fortes ne peuvent souvent en supporter le choc !

Philippe acquiesça de la tête et leva les yeux vers Constance ; il vit dans les regards de la jeune fille des larmes tout près de tomber. Ah ! s’il ne se fût retenu il se serait élancé vers la pauvre enfant et il aurait bu à ses yeux ces larmes qui allaient tomber. Puis tout à coup gêné par l’attitude triste du père et de la fille, il se leva pour prendre congé.

— Ah ! monsieur, s’écria le père Turin, puisque vous connaissez à présent le chemin de mon domicile, je compte que vous reviendrez.

— Certainement, père Turin. Je n’oublierai jamais l’aimable hospitalité que je viens de recevoir, comme je n’aurai garde d’oublier ma dette de reconnaissance envers mademoiselle Constance.

Philippe Vautrin s’inclina pour s’en aller.

Mais le mendiant le retint encore.

— À propos, serez-vous de la Fête de la Besace, demain ?

— Mais… je croyais que c’était aujourd’hui Fête de la Besace, répliqua le jeune homme avec étonnement.

— C’est aujourd’hui, oui, sourit le père Turin, mais elle a raté.

— Tiens !

— Nous avons été tout à l’heure dispersés par le Lieutenant de Police et ses gardes !

— Ah ! ah !

— On m’a attaqué le premier en m’arrachant notre étendard.

— Voilà du nouveau.

— Aussi, avons-nous résolu de recommencer demain… mais demain nous serons préparés et nous résisterons.

— Bien, père Turin, demain j’y serai avec mon domestique, et je vous prêterai main-forte.

— Merci, je comptais sur vous, de même que toute la Corporation compte sur votre bras.

— À quelle heure…

— Nous formerons le cortège comme ce matin à Notre-Dame des Victoires à dix heures précises.

— Je serai là à dix heures précises, promit Philippe Vautrin.

Il s’inclina de nouveau devant Constance et s’en alla.

Il traversa quelques ruelles, pour la plupart désertes, puis il enfila un passage au pied du cap et arriva cinq minutes après devant une misérable cabane isolée des autres.

Le jeune homme entra sans frapper.

L’intérieur était divisé en deux pièces pauvres mais propres.

Dans la première il vit un homme étendu sur un grabat et qui paraissait dormir profondément. Il marcha vers l’homme… Mais était-ce bien un homme que cet être petit, difforme et laid ? Non… c’était un nain ! N’importe ! Philippe le secoua rudement.

— Holà ! Maubèche ! appela-t-il.

L’homme… ou plutôt le nain sursauta, s’assit, frotta ses yeux, regarda le jeune homme et demanda d’une voix enrouée et caverneuse :

— Ah ! bien, par satan ! est-ce vous, maître ?

— Oui, moi, Maubèche, se mit à rire le jeune homme. Je te demande pardon de t’avoir dérangé ; mais j’ai une mission à te confier.

— Allez-y, maître, je me plante sur mes béquilles ! Où faut-il courir ?

— Chez l’armurier, au Sault-au-Matelot.

— Bien.

— Tu y achèteras une rapière.

— Une rapière ? fit avec surprise le nain.

— C’est deux rapières que je voulais dire : une pour moi et une pour toi.

— Hein ! une pour moi ? s’écria avec une comique surprise le nain. Quoi ! vous voulez donc me tuer en duel ?

— Non, sois tranquille. D’abord, nous aurons besoin de nous refaire la main tous les deux ; ensuite il se peut que demain, sinon ce soir, nous avons à étendre quelques gardes de son Excellence Monsieur le Gouverneur. Tu comprends ?

— Comme ça, puisque ce n’est pas pour me tuer que vous commandez ces rapières, je n’aurai pas besoin de m’acheter une cotte de mailles, car je vous connais !

— Tu sais que je t’aime trop, mon pauvre Maubèche pour te tuer. Non… Va donc chez l’armurier !

— Bien, maître, j’y cours !

Le nain enfonça un chapeau sur sa tête, jeta un manteau sur ses épaules et sortit.