Edouard Garand (p. 22-26).

CHAPITRE VII

REFUS DU SACRIFICE. — LUTTE POUR LA LIBERTÉ


Peu de temps après le départ de Tambour, Isanta se rendit au poste du Fort et demanda à voir le prisonnier qui avait subi l’épreuve du matin. Comme Julie et elle avaient l’habitude de visiter les prisonniers pour leur porter des secours charitables, la permission lui fut immédiatement accordée. On la fit entrer dans une petite chambre carrée, éclairée seulement par une grille placée à environ dix pieds du sol. Aucun meuble dans cette cellule, faite de madriers bruts ; pas même une paillasse sur le sol. L’œil de la jeune fille, habitué à la lumière du dehors, ne put d’abord rien distinguer. Mais avant que ses yeux eussent pu s’accoutumer à l’obscurité de la cellule et découvrir où se tenait le prisonnier, un œil plus prompt que le sien l’avait reconnue et sitôt qu’elle entendit prononcer le nom d’« Isanta », elle se jeta dans les bras de son frère. Dix ans de séparation furent oubliés dans cette étreinte d’un moment.

Ce fut Isanta qui prit la parole.

« Frère, dit-elle d’une voix tremblante d’émotion, je suis venu pour te délivrer.

— Ma sœur est-elle folle ? Elle devrait connaître la nature du Serpent.

— Je ne suis point folle. Il y a une heure, le Serpent m’a promis qu’il épargnerait ta vie.

— Ne le crois pas ; il a menti.

— Mais il peut dire vrai, cette fois.

— Les dents du loup s’émoussent à mesure qu’il vieillit, mais il demeure toujours féroce. Le Serpent aurait-il appris à dire la vérité en vieillissant ?

— Le loup ne peut-il pas changer sa proie pour une autre ?

— C’est possible ; mais la faim se faisant sentir, il mangera la première, ou, dans sa colère, il la tuera. Ainsi agira le Serpent.

— Mais quelqu’un doit le croire, et je serai cette personne. Ne nous inquiétons pas des dangers à venir et sachons écarter le danger présent.

— Que veut dire Isanta ? A-t-elle fait quelque marché avec celui qui a tué nos parents en l’absence de son frère et nos guerriers ? A-t-elle oublié qu’il l’a emmenée elle-même loin de notre tribu et l’a abandonnée parmi les étrangers ?


CE FUT L’AFFAIRE DE QUELQUES MINUTES.

— Je savais tout cela quand j’ai fait le marché ; c’était une rude épreuve, plus terrible que la mort. Mais j’ai pensé à toi, mon frère, et je me suis soumise.

— Quoi donc ?

— Tu seras mis en liberté à condition que je devienne la femme du Serpent.

— Jamais ! s’écria le chef huron d’une voix étouffée. Sœur de Kandiarak, c’est surtout pour toi que je suis venu ici ; mais je souffrirais plutôt mille morts que te voir unie au Serpent. Qu’il agisse comme il voudra, il ne tirera pas un soupir de Kandiarak si ma sœur promet de ne jamais devenir sa femme. Ma vie et celle de cent de mes guerriers ne vaudraient pas un pareil sacrifice !

— Songe aux tourments que le Serpent peut t’infliger ; songe au bien-être de ta tribu ; songe aux batailles que tu as gagnées, aux honneurs que tu pourras encore mériter, mais ne songe pas à moi. Qu’importe ma vie à notre tribu ? Mais si tu meurs, elle périra aussi. Vis donc, et illustre-toi encore. Parmi les Hurons, il y a plus de femmes que de guerriers. Personne ne s’aperçoit de mon absence, il en sera de même de mon trépas. Qu’importe si le Serpent me tuait ? Je serais plus tôt hors de son pouvoir. Si tu pleures sur moi, souviens-toi que tu as de plus justes sujets de larmes ; souviens-toi que si les larmes pouvaient ramener les morts à la vie, ils ne sauraient aucun gré à ceux qui les répandent. Tu te marieras ; ta femme sera pour toi plus qu’une sœur ; elle prendra ma place dans ton cœur ; elle sera pour toi le soleil qui reparaît derrière un nuage noir. Elle te rendra père de nobles guerriers comme toi et comme notre frère. Si elle a une fille, tu l’appelleras « Isanta », et quand ses frères te demanderont d’où lui vient ce nom, tu leur raconteras mon histoire. Voilà tout ce que je te demande pour devenir la femme de celui que je hais plus qu’aucun être au monde. Veux-tu me promettre cette récompense ?

— Isanta, semblables discours sont pour moi des paroles en l’air, reprit le Huron, vivement touché mais inébranlable dans sa résolution. Tu ne peux pas devenir la femme de ce chien d’Abénaquis. J’aimerais mieux te voir mourir avec moi dans cette prison. Ainsi promets-moi que, quoiqu’il advienne, tu ne seras pas sa femme. »

La jeune fille comprit, par les paroles de son frère, qu’il nourrissait quelque noir dessein. Elle en fut d’autant plus convaincue quand il lui saisit les deux mains et lui dit d’une voix émue : « Promets-le avant que je te lâche les mains ! »

Le refus n’était plus possible ; elle promit.

« Dis-moi, Kandiarak, pourquoi tu es venu ici et comment tu as été pris, dit Isanta, voulant changer la conversation et faire oublier son marché avec le Serpent.

— Je suis venu ici il y a deux jours pour te trouver, répondit-il ; j’avais cinq canots et soixante guerriers. J’ai débarqué seul, et à l’ombre de la nuit j’ai fait le tour du Fort. J’ai visité le camp des Abénaquis et constaté ses points faibles. Je voulais l’attaquer une heure avant le point du jour. Mais quand je revins vers mes guerriers, l’un d’eux me dit qu’il avait vu des pistes de castor à environ une demi-heure de trajet par eau, de l’endroit où nos canots étaient amarrés. Mes guerriers me demandèrent permission d’aller chasser le castor. Ils me dirent qu’ils reviendraient à temps pour l’attaque. Je leur accordai leur demande, je veillai toute la nuit et les attendis à l’heure dite, mais ils ne revinrent pas. Au lever du soleil, je vis sur le lac, à environ un mille de distance, un canot chaviré. Je me jetai à la nage pour aller voir si c’était un des nôtres ; ce n’en était pas un. Je revins à la côte, et, accablé par la fatigue, je m’endormis. Je fus attaqué par douze Abénaquis ; j’en tuai un et j’en blessai deux. J’aurais continué le combat si la poignée de mon tomahawk ne se fut brisé. Les Abénaquis m’avaient aussi volé mon couteau, et c’est ce qui m’avait éveillé.

— Frère, dit Isanta, les Abénaquis sont amis des Français, et si tu les avais attaqués, les blancs seraient devenus tes ennemis.

— Je m’en soucie peu, répondit le chef. Si les Français eussent dit que j’étais leur ennemi, je me serais réuni aux Iroquois.

— Pensais-tu que j’étais chez les Français ou chez les Abénaquis ? demanda Isanta.

— Avec les Français, car leurs chasseurs me l’ont dit il y a un mois, à notre village, sur le lac.

— Mais si tu avais massacré les Abénaquis et mécontenté leurs amis les blancs, comment m’aurais-tu retirée des mains des Français ?

— Je t’aurais demandée au gouverneur, et s’il m’avait refusé, je t’aurais enlevée pendant que les Français étaient à la poursuite des Iroquois.

— Ô mon frère, dit Isanta d’un air triste, que ne suis-je morte avant que les Français ne se rendent à notre village, sur le lac !

— Pourquoi souhaiter la mort ! tu es trop jeune !

— Parce que si j’étais morte, tu ne serais pas ici au pouvoir du Serpent.

— Si tu veux m’aider, je déjouerai les projets du Serpent. Isanta as-tu le courage qui distingue notre tribu ?

— Si j’ai eu le courage de consentir à épouser notre ennemi, dit la jeune fille avec orgueil, j’aurai celui de sauver autrement mon frère. J’ai vécu longtemps parmi les étrangers, mais je suis toujours la sœur de Kandiarak.

Le chef, ravi de ces paroles, prit la jeune fille dans ses bras et l’embrassa.

— Connais-tu un ormeau qui se trouve sur le bord du lac, à environ deux milles du Fort ? demanda le Huron.

— Cent fois je me suis assise à l’ombre de cet arbre.

— Eh bien ! rends-toi là ce soir, une heure environ après le coucher du soleil, c’est l’endroit où mes guerriers devaient me retrouver après avoir chassé le castor. Si tu n’aperçois pas de nos amis, allume cinq branches ; chaque branche représentera un de nos canots. Immédiatement après les avoir allumées, éteins-les l’une après l’autre. C’est notre signal. Attends une demi-heure, et si tu n’as pas de réponse à notre signal, reviens vers moi.

— Je ferai comme tu le désires, dit la jeune fille avec résolution. Mais si tes guerriers répondent à mon signal, que ferai-je ensuite ?

— Prends-en douze avec toi. Venez, sans vous laisser voir, jusqu’à la partie de la palissade qui fait face à cette fenêtre. Que quelques-uns des guerriers creusent, sous la palissade, un trou assez grand pour donner passage à un homme. Que deux des guerriers viennent me trouver et apportent un rouleau de corde et trois tomahawks ; que l’un d’eux monte jusqu’à la grille et me passe le tomahawk au moyen de la corde. Je réponds du reste. Mais te rappelleras-tu tout cela, Isanta ?

— C’est facile à retenir, mais est-ce tout ce que tu demandes de moi ?

— Non. Encore un mot. Tu te rappelles l’homme qui t’a porté le petit rouleau d’écorce t’indiquant où je me trouvais ?

— Je le connais. C’est mon ami.

— C’est un brave. Il t’aime et haït le Serpent. Avant de te rendre à l’ormeau, vois cet homme. Répète-lui ce que je viens de te dire et emmène-le au lac. Si mes guerriers répondent au signal, envoie cet homme mettre le feu aux huttes des Abénaquis. Cela les occupera et mes guerriers ne seront pas observés.

— Mais, frère, si les Français découvrent que Tambour a fait ce tort à leurs alliés, ils le mettront à mort.

— Ils ne l’attraperont pas. Il me suivra. Il deviendra un des nôtres.

— Comment sais-tu cela ?

— Parce qu’il t’aime et te servira partout.

— Hélas ! reprit tristement la jeune fille, s’il savait tout, il ne risquerait pas sa vie pour me servir.

— Et pourquoi pas ? interrompit le chef. Aucune des filles des faces pâles n’est plus belle qu’Isanta.

— Je ne puis pas tout te dire. Mais j’espère que Tambour ne courra aucun danger. Ce serait pitié de faire souffrir un brave pour rien.

— Isanta, tu parles comme une enfant. Je connais les hommes ; Je te dis qu’il n’y a pas d’homme meilleur et plus brave que Tambour. Il ne porte pas les vêtements les plus riches ; mais aimes-tu mieux le peuplier avec son enveloppe argentée que le chêne avec sa rude écorce ? Je n’en dirai pas davantage. Pars maintenant et bonne chance !

— Mais que faire, si je ne réussis pas ?

— Viens me trouver.

— Que feras-tu si tu échoues ? Rappelle-toi que rien ne peut t’arracher à la vengeance du Serpent !

— Si tu échoues, j’ai encore deux autres moyens de m’échapper. Mais le temps est précieux ; adieu donc, pour le moment.

Le chef huron embrassa encore une fois sa sœur, qui, d’un pas léger et le cœur résolu, quitta la cellule et commença à faire ses préparatifs.

À la nuit tombante, la cellule s’ouvrit et un soldat armé d’un mousquet et portant une lanterne, entra et se mit en faction tenant le dos tourné à la porte. C’était le plus terrible désappointement qu’il eût éprouvé depuis qu’il était prisonnier. Toutefois, il se décida à questionner le fonctionnaire :

— Le guerrier français est-il venu ici pour mettre le Huron à mort ?

D’un air étonné, le soldat répondit :

— Le soldat français ne tue pas l’homme qui est sans armes.

— Alors pourquoi vient-il ici ?

— Pour te garder de peur que tu ne t’évades.

— Il n’y a ici aucune chance d’évasion ; je suis sans armes et les murs sont épais.

— C’est vrai, mais le Serpent a dit au gouverneur que tu as plus de ruses que cent hommes réunis, et qu’il serait bon d’envoyer un soldat pour te garder.

— Pourquoi le Serpent n’est-il pas venu lui-même ?

— Aucun sauvage n’a le droit d’entrer au Fort après le coucher du soleil, répondit le soldat.

— À quelle heure va-t-on m’exécuter ?

— Au lever du soleil, et je reste ici jusqu’au moment de ton supplice. Mais ce devoir ne me plaît guère, et j’aimerais mieux voir le Serpent à ta place ; il me répugne de garder un brave comme toi.

— Mais pourquoi me conduit-on si matin au supplice ? Ce n’est pas l’heure où les Abénaquis mettent généralement leurs prisonniers à mort.

— L’armée part de bonne heure demain pour aller combattre les Iroquois, et c’est pour cela, je suppose, que ton supplice aura lieu si matin.

— Ainsi soit-il ; mais puisque je dois mourir de si bonne heure, il est temps que je commence à dormir. En disant ces mots, le prisonnier s’étendit à terre, au centre de la cellule, les pieds tournés du côté de la grille.

Au bout de quelques minutes, il commença à ronfler, et la sentinelle en conclut qu’il était profondément endormi. Mais le Huron ne dormait pas et sans être aperçu du factionnaire, il tourna les pieds du côté de celui-ci. À mesure que l’heure avançait, le prisonnier s’aperçut, avec bonheur, que la lanterne baissait de plus en plus, et que le factionnaire, plein de sécurité, s’était assis près de sa lanterne. Bientôt le Huron constata que son gardien dormait profondément, et, se levant avec rapidité, il se jeta sur lui. Le soldat n’avait pas eu le temps de crier qu’il sentit une des mains du Huron sur sa gorge et l’autre sur sa bouche. Bâillonner et garrotter le soldat fut l’affaire de quelques minutes. Le prisonnier s’empara ensuite du mousquet ; cela fait, il éteignit la lanterne. Le factionnaire se roulait à terre croyant recevoir, d’un moment à l’autre, son coup de mort. Mais le Huron le rassura en lui affirmant qu’il ne lui ferait aucune violence.

Enfin, à sa grande satisfaction, le prisonnier aperçut une brillante lumière rouge par la lucarne de sa cellule. Il comprit qu’une main amie venait de mettre le feu aux huttes des Abénaquis — il comprit que le secours n’était pas éloigné, et il alla se mettre debout près de la grille.

Son attente ne fut pas longue. Bientôt son oreille exercée discerna les murmures de voix humaines. Au bout de quelques instants, un tomahawk attaché au bout d’une corde lui était envoyé dans la cellule. Le prisonnier mit cette arme à sa ceinture et prenant le mousquet du factionnaire, il se hissa, au moyen de la corde, jusqu’au niveau de la grille. Des voix amies l’encourageaient du dehors au moment où il saisit la barre centrale de la grille et chercha à l’ébranler. Par malheur la barre tint ferme. Il aurait pu l’enlever de quelques coups de tomahawk, mais le bruit aurait été entendu des soldats du poste, qui ne se trouvait qu’à vingt verges de la cellule. Alors se servant du mousquet, comme d’un levier, il enleva la barre de fer. Par malheur, le fusil partit au moment où la barre tombait, et la détonation fut entendue de la garde. Mais le Huron avait déjà franchi la grille et disparaissait, avec ses amis, par le passage que ces derniers avaient pratiqué sous la palissade. L’officier de service, cette nuit-là, n’était autre que le lieut. de Belmont. En entendant le coup de feu, il s’était élancé dans la cellule, soupçonnant bien qu’il s’y passait quelque chose d’extraordinaire. Il trouva, en effet, la sentinelle bâillonnée et garrottée, et le Huron avait disparu. Sans prendre le temps de délivrer le soldat, de Belmont sortit, et examina rapidement la palissade. Il découvrit le passage pratiqué en dessous et s’élança immédiatement, par ce passage, dans la direction où il entendait le claquement des branches. Il continua sa course jusqu’en vue du lac. Là, il s’arrêta pour écouter. Mais à peine commençait-il à prendre sa respiration qu’il fut saisi en arrière par quatre hommes vigoureux qui l’entraînèrent jusqu’au bord du lac. Quelques instants plus tard, il était dans un canot, la dernière de cinq embarcations pareilles qui voguaient rapidement sur le lac Ontario, laissant bien loin en arrière le Fort Cataraqui. Dans le canot où il se trouvait lui-même, il reconnut trois personnes : Kandiarak, Isanta et Tambour.