Edouard Garand (p. 7-10).

CHAPITRE II

LA SALLE À DÎNER


Le soir du jour où avait siégé le conseil de guerre mentionné dans le chapitre précédent, des officiers étaient réunis à souper dans une des casemates du Fort Cataraqui. La place d’honneur était assignée à M. de Callières, et personne ne pouvait mieux la remplir. C’était le type parfait du gentilhomme et de l’officier français bienveillant et courtois avec ses subalternes, affable avec ses égaux et regardé comme un père par ses soldats. À sa droite, le chevalier de Vaudreuil qui s’était fait un nom au siège de Valenciennes et dont quelques descendants gouvernèrent avec éclat la colonie où leur ancêtre était venu combattre. On remarquait encore autour de la table, MM. Lavaltrie, Berthier, Grandville et Longueuil — chacun commandant un bataillon des troupes provinciales — quatre officiers qui ont donné leurs noms à des localités que nous connaissons tous. Le lieut. de Belmont était aussi à table, et vis-à-vis lui se trouvait un lieutenant Vruze, secrétaire militaire du marquis de Denonville. Près de Vruze, était l’un des hommes les plus connus au Fort ; il était quartier-maître. Son nom, tel qu’inscrit sur le bordereau de paie, était Jacques Tambour ; mais les officiers, qui le connaissaient bien, savaient que ce n’était pas là son vrai nom et que, par la naissance et l’éducation, il était leur égal. Il semblait le favori de tous, et n’avait, au Fort, que deux ennemis jurés — le lieut. Vruze, dont nous venons de parler, et le Serpent, chef des Abénaquis. L’opinion générale voulait que Tambour fut devenu l’ennemi du lieut. Vruze parce que, sous le prédécesseur du marquis de Denonville, il avait refusé de s’associer avec le lieutenant dans une opération malhonnête ayant pour objet le commerce de pelleteries. La suite de ce récit fera voir pourquoi il était l’ennemi du Serpent.

Le lieut. de Belmont, qui était le plus jeune officier présent, se trouvait plus mal à l’aise que jamais dans cette réunion. Il savait que son intervention en faveur du prisonnier huron avait été le thème des conversations de ses camarades et que l’éloge à lui adressé par le marquis avait été répété de bouche en bouche. Cependant, avec la modestie qui caractérise le vrai mérite, il s’abstenait de prendre part à la conversation, de peur que les événements du jour ne fussent amenés sur le tapis.

L’œil exercé de M. Callières lui fit de suite apercevoir que le jeune homme était plus réservé que de coutume. Le vétéran avait tout de suite deviné la cause de cette réserve, et pour faire revenir de Belmont à lui-même, il commença une attaque directe contre le rempart derrière lequel la modestie du jeune homme s’était retranchée.

« Lieut. de Belmont, dit le vétéran, vous avez accompli un acte des plus méritoires. Mais, à l’avenir, prenez garde de vous signaler, car vos amis vous verraient avec peine devenir muet pour payer votre gloire. »

Un rire général accueillit cette saillie ; mais c’était un rire tout inspiré par la bienveillance.

« M. de Callières, répondit le lieut. de Belmont, si je suis un peu silencieux ce soir, c’est que l’acte que j’ai fait aujourd’hui ne me semble aucunement mériter un éloge spécial. J’ai suivi par hasard la foule des Abénaquis, qui menait le prisonnier à la salle du conseil. J’ai entendu le Serpent dire à l’un de ses compagnons, dans la langue des Abénaquis, que pour faire voir combien il était indépendant des Français, il avait résolu de tuer le prisonnier en présence du gouverneur lui-même. Craignant que les mesures de rigueur que le marquis aurait à prendre en pareil cas n’eussent pour effet de nous aliéner les Abénaquis, à la veille de notre expédition, je résolus de surveiller tous les mouvements du Serpent. Mais je suis sûr que tout autre officier du Fort aurait agi comme moi, dans ma position, et n’aurait considéré la chose que comme une affaire très insignifiante.

— Bien dit, fit observer le chevalier de Vaudreuil. La perception des dangers qui nous entourent, la présence d’esprit et la promptitude d’action sont les traits qui caractérisent le véritable soldat.

— Naturellement, fit observer le lieut. Vruze, M. de Callières et M. de Vaudreuil parlent d’autorité. Mais le lieut. Belmont et trois ou quatre autres officiers ici présents ont l’avantage sur nous, qui sommes nés en Europe et n’avons jamais combattu que des peuples civilisés. Ces messieurs ont toujours été en rapport avec les sauvages, et ils connaissent leurs habitudes mieux qu’aucun Européen ne peut jamais espérer de les connaître. Le lieut. de Belmont ou quelques-uns de ses confrères rendraient un grand service à l’administration de la guerre, en France, s’ils publiaient un volume sur la tactique des sauvages. »

Ces paroles furent dites d’un ton moqueur, auquel la mine renfrognée du lieut. ajoutait une amertume évidente.

Le lieut. de Belmont et les capitaines Lavaltrie et Berthier s’étaient levés. Mais un mot de M. de Callières les fit reprendre leurs sièges. « Lieut. de Vruze, dit le vétéran, parlant avec lenteur en pesant toutes ses paroles, il peut vous être agréable de rire des soldats canadiens et de la tactique des sauvages. Mais si un soldat canadien s’était trouvé dans les mêmes circonstances qu’un officier que je connais — c’est-à-dire dans les tranchés devant Namur, il n’aurait pas tourné les talons à l’ennemi qui faisait une sortie, et ne serait pas allé se réfugier derrière les voitures à bagages. »

Le lieut. Vruze devint pâle et ne répondit pas. Il savait fort bien que de Callières connaissait son histoire et que le silence était pour lui le meilleur parti à prendre.

« Je suis fâché, continua le vétéran, qu’un incident désagréable se soit produit à une table que je préside, mais je recommanderais au lieut. de Vruze de modérer désormais ses dispositions à la satire.

M. de Callières — dit le lieut. Vruze, qui avait eu le temps de reprendre son sang-froid — me permettra d’ajouter que tout homme qui a un peu vu le monde, en dehors de la vie des camps, ne saurait prendre une plaisanterie faite en bonne part pour une satire. Quant à moi, je n’envie aucunement au lieut. de Belmont l’honneur qui lui vaut l’incident d’aujourd’hui. Il me permettra même d’exprimer l’espoir que cet honneur sera pour lui une nouvelle recommandation aux yeux de Mlle Julie du Châtelet. »

Ici de Belmont intervint. « Je ne permettrai pas au lieut. Vruze, s’écria le jeune homme d’une voix agitée, de traîner le nom de Julie du Châtelet dans aucune conversation à laquelle il prendra part et dont je serai témoin. Le lieutenant a toujours joui d’une réputation de prudence. Qu’il prenne garde que le vin et le souvenir de son désappointement ne le fassent s’écarter ce soir de cette sage et précieuse habitude. »

Le lieut. Vruze, après quelques instants de silence, reprit, du ton le plus calme et le plus provocant : « Mais pourquoi le lieut. de Belmont s’intéresse-t-il à Mlle Julie du Châtelet ? Il ne la connaît pas plus que moi. De fait, qui, dans le Fort, connaît ses ancêtres et sait de quel droit elle ajoute à son nom la particule qui distingue la noblesse ? Nous savons tous qu’elle est la pupille de M. de Callières mais ce monsieur n’est pas obligé de nous montrer son arbre généalogique. Il pourrait néanmoins…

— Assez ! monsieur, assez ! cria, du bout de la table M. de Callières, qui, malgré l’empire qu’il avait toujours sur lui-même, ne pouvait pas supporter plus longtemps les lâches insinuations de Vruze.

Le vétéran était pâle de colère. Vruze, ne pouvant supporter son terrible regard, fixait quelqu’objet imaginaire sur le mur en face de son siège. Le jeune de Belmont tremblait de rage, et tenait attaché sur Vruze un regard terrible, semblable à celui de la bête féroce qui guette sa proie.

De Callières prit la parole : « Je n’ai pas l’intention, dit-il, de satisfaire l’ignorante curiosité que le lieut. Vruze vient d’exprimer d’une façon si malicieuse. Mais il y a ici d’autres personnes qui aimeraient peut-être à entendre expliquer ma position vis-à-vis de Mlle du Châtelet ; je m’adresse donc à ces personnes et non au lieut. Vruze. Cette demoiselle est noble par son père et sa mère. Son grand’père paternel, qui appartenait à la meilleure noblesse de Bretagne, offensa le cardinal Richelieu, ses biens furent confisqués et il fut enfermé à la Bastille, où il mourut de désespoir, il ne laissait qu’un fils. Ce jeune homme, après avoir recueilli quelques faibles débris de la fortune de son père, se maria. Sa femme mourut quelques mois après avoir donné naissance à une fille. M. du Châtelet, pour bannir le chagrin qui l’oppressait, embrassa la carrière militaire. Nous étions officiers dans le même régiment, et il m’avait pris pour confident de toutes ses peines. Souvent il me demandait que, dans le cas où il mourrait avant moi, je voulusse bien me constituer le tuteur de son enfant. Le jour où nous prîmes Valenciennes, lui et le chevalier de Vaudreuil, ici présent, montèrent ensemble à l’assaut. Mais, moins heureux que le chevalier, M. du Châtelet paya de sa vie son courage héroïque. Comme nous le retirions de dessous un tas de morts et de blessés, il put encore dire ces seuls mots : « Soyez le père de ma Julie. » J’ai essayé d’accomplir la dernière volonté de mon ancien compagnon d’armes. J’ai amené Mlle du Châtelet avec moi lorsque j’ai quitté la France avec mon régiment pour le Canada. Je l’aime comme si elle était ma fille ; je n’ai pas d’autres parents, et j’ai concentré sur l’enfant de mon ami défunt tout ce qui peut rester de tendresse dans le cœur d’un vieux soldat. Voilà, messieurs, en peu de mots, l’histoire de Julie du Châtelet.

— Et si, ajouta le chevalier de Vaudreuil en regardant Vruze avec un air de dédain, s’il existait en Canada, ou même en France, un seul homme qui osât mettre en doute la parole de M. de Callières ; je puis garantir ici la parfaite exactitude de ce qu’il vient de dire. Je pourrais même ajouter ce que sa modestie l’a empêché de dire ; c’est que, s’il n’eût pas accompli, avec la plus grande abnégation, les dernières volontés de son ami, M. de Callières serait peut-être aujourd’hui…

— Assez ! assez ! M. le chevalier, interrompit le vétéran, changeons de conversation. »

À ce moment, on frappa à la porte et un planton vint dire que le marquis désirait voir M. de Callières et le lieut. Vruze. Le vétéran installa le chevalier à la place d’honneur et, précédé du lieut. Vruze, il quitta la salle.

« Messieurs, dit Jacques Tambour qui s’était installé à la place du lieut. Vruze sitôt que la porte eut été fermée sur ce personnage, les événements de ce soir me font décidément croire à la migration des âmes.

— Il n’est pas difficile de vous convertir, monsieur Jacques, reprit le chevalier de Vaudreuil, mais comment êtes-vous arrivé à cette nouvelle croyance ?

— D’une manière très facile et très rationnelle, répondit monsieur Jacques en se servant un verre de vin. Les meilleurs historiens — ces hommes qui n’ont jamais vu les pays qu’ils décrivent et s’arrangent toujours de manière à venir au monde mille ans après les événements qu’ils entreprennent de raconter — les meilleurs historiens nous informent que les Égyptiens, pour éviter de se livrer à une joie excessive dans leurs fêtes, plaçaient toujours un squelette dans leurs salles de festins. Maintenant, par un raisonnement qu’il serait trop long d’expliquer ici, je suis arrivé à la conviction que l’âme — ou plutôt le principe vivifiant du lieut. Vruze — a dû habiter jadis le corps qui a fourni le plus laid de tous les squelettes qui jamais tempérèrent la gaieté d’un banquet égyptien. »

Un franc éclat de rire accueillit cette saillie, qui portait d’autant mieux que l’homme à qui elle s’adressait était d’une laideur accomplie et, en même temps, le caractère le plus sottement vaniteux que l’on pût rencontrer au fort.

« Je voudrais bien savoir, observa le capitaine Lavaltrie qui désirait changer la conversation, quelles sont les intentions du marquis de Denonville au sujet de la députation d’Iroquois qui est venue au fort il y a quelques jours pour arranger les préliminaires d’un traité de paix ?

— Il ne nous appartient guère, dit le capitaine Berthier, de critiquer la conduite du gouverneur ; mais je ne comprends pas pourquoi il retient ces hommes depuis près d’une semaine au fort sans leur dire s’ils auront la paix ou la guerre.

— Peut-être, fit observer le capitaine de Grandville, les conditions proposées par les chefs des Iroquois donnent beaucoup à réfléchir à M. le marquis.

— Je ne considère pas la chose à ce point de vue, remarqua le capitaine Longueuil. Le gouverneur a eu le temps de se décider à ouvrir la campagne contre les Iroquois. Tout est prêt et, nous pourrions partir demain. Tel étant le cas, je ne vois pas pourquoi les chefs Iroquois n’ont pas encore de réponse aux propositions qu’ils ont faites. Quelqu’un a-t-il vu ces sauvages dernièrement ?

— Moi, dit le lieut. de Belmont, j’ai accompagné M. Tambour cette après-midi, avec notre quartier-maître, à l’endroit où ils sont détenus.

— Et que pensent-ils des retards qu’on leur fait subir ? demanda le capitaine de Longueuil.

Ils disent qu’on les a trompés, répliqua de Belmont.

— Et j’ai entendu l’un d’eux dire, interrompit M. Tambour, qu’ils croyaient que les délégués seraient mis à mort. »

À ce point de la conversation, M. de Callières entra. Il paraissait en colère et comme s’il venait de subir une grande contrariété.

« Messieurs, dit-il brusquement, vous connaissez tous les chefs Iroquois qui sont venus, il y a quelques jours, pour négocier un traité de paix. »

M. de Callières, répondit M. de Longueuil, nous parlions d’eux lorsque vous êtes entré.

— Eh bien ! on les a mis aux fers : demain, avant le lever du soleil, ils seront envoyés à Québec et de là en France, dit le vétéran.

Les officiers se regardèrent avec étonnement, mais personne ne dit mot.

« Je me suis opposé à cette décision du gouverneur, presqu’au point de me quereller avec lui, dit M. de Callières. Je lui ai représenté qu’en traitant ainsi leurs chefs, nous nous rendrions les Iroquois mille fois plus hostiles encore. J’ai dit au marquis que le roi désapprouverait certainement un pareil acte et que tous les colons en frémiraient. Il m’a répondu que ses actes étaient sanctionnés par le roi. Je suis allé jusqu’à défier le marquis de me montrer les preuves de cette sanction. Il a pris dans son bureau particulier, une lettre portant le cachet royal. Je l’ai lue et il ne me restait rien à répliquer. Maintenant, messieurs, qui de vous consentira à escorter, par eau, ces chefs Iroquois jusqu’à Québec ? Ils doivent quitter le fort avant le lever du soleil. »

Les officiers ne répondirent pas.

« Voyons, messieurs, il me faut une réponse », dit le vétéran avec impatience.

Le capitaine de Lavaltrie répondit : « Je ne crois pas, M. de Callières, que vous trouviez ici un seul officier disposé à se charger d’une pareille mission.

— Je n’attendais pas moins, dit le vétéran que ce refus satisfaisait évidemment. Mais il me faut un volontaire à tout prix. En attendant, je vous conseillerai de vous retirer dans vos quartiers et de dormir autant que vous pourrez ; car bientôt, peut-être, vous n’aurez pas le loisir de dormir quand vous voudrez. »

On se rendit à cet avis ; quelques instants plus tard, les officiers s’étaient retirés et on avait éteint les lumières dans la salle à manger.