Le marquis de Lajatico

Le marquis de Lajatico
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 25 (p. 236-244).


ESSAIS ET NOTICES

LE MARQUIS DE LAJATICO


L’Italie vient de perdre un homme fait pour l’honorer et la servir dans ses vicissitudes contemporaines, le marquis de Lajatico, qui était allé représenter en Angleterre les intérêts nouveaux de la Toscane émancipée, et que la mort a enlevé en quelques jours, avant qu’il n’eût achevé sa mission, avant qu’il n’eût vu les destinées de sa patrie fixées suivant ses espérances. Assurément tout passe vite aujourd’hui, les événemens se pressent, et les hommes vont au pas de course. C’est bien le moment de se souvenir du mot énergique : Praeterit figura mundi. Quelle sera désormais la figure du monde, et qui peut se promettre d’assister au renouvellement des choses ? C’est à peine si l’attention, distraite par tout ce qui vit et s’agite, a le temps de se détourner à la hâte vers ceux qui disparaissent dans la mêlée universelle. Cet homme de bon conseil et ce galant homme qui vient de mourir presque seul dans un hôtel de Londres, loin de Florence et loin des siens, qui n’ont pu arriver pour sa dernière heure, ce grand seigneur italien était du moins de ceux qui en disparaissant laissent un vide, et dont le nom reste attaché à toute une période de l’histoire de leur pays. Les derniers événemens ont donné à ce nom une notoriété plus étendue, plus européenne. Il y a longtemps que le marquis de Lajatico s’était fait une place distincte parmi les hommes sincèrement attachés à la cause de l’émancipation et de l’organisation libérale de la péninsule. Par la loyauté de son caractère et la droiture de son esprit, par son rang, par sa fortune, par les positions éminentes qu’il avait occupées, et par ses interventions dans des heures décisives, c’était un personnage politique fait pour représenter le patriotisme italien dans ce qu’il a de plus juste et de plus pratique. Il était difficile de ne voir que révolution et anarchie dans une cause si activement défendue par ce gentilhomme, propriétaire des plus beaux palais et des plus vastes domaines de Rome et de la Toscane, par ce diplomate fidèle aux traditions de toute une famille de serviteurs de l’état, par ce politique ami éprouvé de la monarchie et de la religion. Conspirateur, agitateur et même homme d’opposition, le marquis de Lajatico ne l’avait jamais été ; c’était simplement un honnête homme indépendant, sentant avec son pays et dont la vie a une moralité singulièrement opportune, car elle prouve que si la maison de Lorraine avait pu être sauvée à Florence, elle l’eût été par celui qui a fait le dernier effort pour concilier l’attachement au prince et le sentiment patriotique.

Ce diplomate italien qui vient de mourir, don Neri Corsini, marquis de Lajatico, était de la grande maison romaine des princes Corsini. Son père avait été sénateur de l’empire français, et fut plus tard sénateur de la ville de Rome. Son oncle Neri Corsini était à Vienne en 1815, chargé de défendre les intérêts de la Toscane, et depuis il resta longtemps ministre du grand-duc. Par ses alliances et par celles de ses enfans, le marquis de Lajatico tenait aux plus grandes familles, aux Rinuccini, aux Barberini de Rome, au marquis Gino Capponi, le doyen du libéralisme toscan, dont une de ses filles a épousé le petit-fils. Le second de ses fils est officier d’artillerie dans l’armée piémontaise, et a fait brillamment la dernière campagne. Et je ne dis ceci que pour rappeler encore comment cette cause italienne, qu’on représente quelquefois comme une imagination de sectaires, rattache naturellement à elle tout ce qu’il y a de plus élevé, de plus intéressé même à la paix publique et à la conservation sociale. Le marquis de Lajatico, dès sa jeunesse, était destiné par tradition de famille à servir l’état : après de brillantes études universitaires, il fut employé dans les bureaux du gouvernement, et devint secrétaire-général du ministère des affaires étrangères ; il fut ensuite conseiller d’état, major-général, enfin gouverneur civil et militaire de la ville de Livourne. C’est dans cette dernière et éminente position qu’il se trouvait, lorsque l’avènement de Pie IX au pontificat en 1846 ouvrait pour l’Italie l’ère d’une régénération presque inattendue.

Il ne faut pas l’oublier, c’est Pie IX qui le premier a dit à l’Italie contemporaine de se lever et de reprendre foi en ses destinées, et on sait ce que cette magique parole réveilla d’espérances. Partout à la fois, à Rome, à Florence, à Pise, à Bologne, à Turin, les populations se ranimaient, tandis que les gouvernemens commençaient à s’adoucir. Ce fut le temps des démonstrations et des manifestations populaires. Livourne, l’une des plus turbulentes villes de l’Italie, — elle l’a montré depuis en 1848, — ne fut pas la dernière à s’émouvoir ; elle avait cependant une telle confiance dans le sage et libéral esprit de son gouverneur, qu’elle se montra constamment docile à sa voix au milieu de ces enivrantes agitations des premiers momens. Livourne ne se trompait pas dans sa confiance, car le marquis de Lajatico, par les lumières de son intelligence, par les inspirations de sa raison, appartenait d’avance à ce mouvement de réformes qui commençait. Par sa qualité de fonctionnaire de l’état, il s’était naturellement tenu toujours en dehors de toutes ces menées secrètes qui ont été pendant si longtemps la seule forme de la vie politique au-delà des Alpes, le seul moyen employé par un grand nombre de libéraux italiens pour travailler à l’affranchissement de leur pays ; mais d’un autre côté, dans l’intérieur de sa conscience, il ne se méprenait pas sur les temps nouveaux. Son esprit était tout acquis à un large système de réformes ; sa fidélité au prince y voyait le gage de l’affermissement de la dynastie grand-ducale popularisée par une initiative généreuse, et dans l’indépendance de sa situation personnelle, en dehors de tous les partis, il voyait un moyen de travailler librement, selon ses convictions, à la résurrection nationale et politique de l’Italie.

Conservateur et libéral à la fois, sincère par-dessus tout, le marquis de Lajatico fut des premiers à cette époque à sentir la force irrésistible de ce mouvement et les dangers dont il pouvait être la source, si l’on ne se hâtait de le dominer par une direction intelligente et spontanée. Le gouverneur de Livourne ne le cachait pas dans ses rapports officiels au grand-duc, dès qu’il vit poindre les premières réformes, accueillies avec une sorte d’ivresse. Son avis eût été d’organiser aussitôt dans les conditions les plus larges un gouvernement consultatif, qui eût resserré le lien entre la dynastie et le pays, en devenant l’expression tempérée et suffisante encore de tous les vœux publics. Ces conseils, semblables à ceux que Rossi donnait à Rome, ne furent point écoutés. On alla de concessions en concessions ; on céda pas à pas, tantôt en adoucissant le régime de la presse, tantôt en se laissant arracher l’organisation d’une garde nationale. Il en résulta ce qui était facile à prévoir, ce que le gouverneur de Livourne avait prédit dès la première heure, — une série de faiblesses amenant pour le pouvoir une déconsidération dont il ne se relevait un moment que par des concessions toujours nouvelles, à tel point que le grand-duc Léopold II se trouvait conduit, au mois de septembre 1847, à chercher tous les moyens de fortifier son gouvernement, et il appelait au ministère le marquis de Lajatico comme l’homme le mieux fait pour ramener la confiance publique.

Tout marchait vite en ce temps, et il arriva une chose bien simple : ce qui eût suffi au commencement de 1847 ne suffisait plus au mois de septembre. Le marquis de Lajatico le sentit, et il déclarait avec une nette hardiesse au grand-duc qu’à ses yeux on ne pouvait désormais assurer l’ordre et rester maître du mouvement universel qu’en donnant une constitution et en adoptant une politique franchement nationale. On vivait encore dans de telles illusions au palais Pitti que le mot de constitution fut considéré presque comme une offense, « Mais c’est appeler l’Autriche ! » dit le grand-duc. Le marquis de Lajatico répondit en invoquant les droits d’indépendance de la Toscane. De part et d’autre, c’était toucher au nœud de la question. Le grand-duc repoussa dédaigneusement la proposition qui lui était faite, et congédia assez durement le marquis de Lajatico, qui, en quittant l’audience du prince, trouvait dans une antichambre le comte Serristori et le général Proni, déjà désignés pour lui succéder au ministère et dans le gouvernement de Livourne. C’était vraiment une disgrâce complète, et le loyal conseiller se voyait réduit à quitter la Toscane elle-même pour avoir osé exprimer au prince une opinion franche et prévoyante suggérée par l’état du pays et de l’Italie tout entière. Les événemens vinrent cependant donner bientôt raison au marquis de Lajatico. L’agitation allait toujours en croissant, et cette constitution, qui était une impossibilité en septembre 1847, qui « aurait appelé sur la Toscane les malheurs d’une intervention autrichienne, » cette constitution devenait une nécessité au mois de février 1848. « Elle était, suivant le langage public du grand-duc, l’objet des vœux les plus anciens et les plus ardens du prince, ainsi que de sa famille, le développement des institutions que son aïeul, son père et lui-même avaient introduites dans le pays, et il s’empressait de la donner à son peuple, qu’il croyait entièrement mûr pour en savoir profiter. » Ainsi parlait le préambule du statut toscan. Les révolutions de Paris, de Milan et de Vienne ne tardaient pas à imposer l’autre partie du programme du marquis de Lajatico, l’adoption d’une politique d’indépendance nationale en Italie.

Voilà donc la Toscane entrant dans le mouvement constitutionnel et national. Le grand-duc alors dut naturellement songer à l’homme qui, quatre mois auparavant, lui avait proposé, cette politique : le marquis de Lajatico revint à Florence pour être tout à la fois ministre de la guerre et ministre des affaires étrangères. Il y avait de sa part quelque mérite à prendre le pouvoir dans des circonstances si rapidement aggravées, et où tout était difficile. Il se mit à l’œuvre pourtant, nouant une alliance plus intime avec le roi Charles-Albert, qui venait de passer le Tessin, et préparant à la hâte une petite armée toscane pour l’envoyer en Lombardie. C’est ce petit corps d’armée, fort incomplètement organisé, et à peine muni du plus strict nécessaire, qui se battit bravement sous les murs de Mantoue, dans les sanglantes affaires de Curtatone et de Montanara. Le nouveau ministre de la guerre voulut lui-même aller visiter le camp ; il se trouva à une sortie de la garnison de Mantoue, et s’élança intrépidement au plus chaud de la mêlée. Le roi Charles-Albert, témoin de sa conduite, lui donna sur le champ de bataille le grand cordon des saints Maurice et Lazare.

Ce n’était pas d’ailleurs une petite tâche que le marquis de Lajatico avait acceptée comme ministre de la guerre, en se chargeant de reconstituer et de développer les forces militaires d’un pays tel que la Toscane, où l’armée, supprimée autrefois par le grand-duc Léopold Ier, n’avait été postérieurement rétablie que dans les limites fixées par le célèbre traité du 12 juin 1815 avec l’Autriche ; ce traité assignait à la Toscane un contingent de six mille hommes, qui, en cas de guerre, devait même passer sous les ordres d’un général autrichien. Tout ce qui regardait l’armée avait donc été singulièrement négligé, et se trouvait à peu près à l’abandon en 1848. D’un autre côté, le grand-duc Léopold II était loin de seconder d’un zèle chaleureux et actif les projets de son ministre pour organiser des forces destinées à combattre les soldats de l’Autriche. Le grand-duc disait, il est vrai, dans ses proclamations, en paraissant se glorifier, que « les soldats toscans avaient été les premiers qui eussent marché à la conquête de l’indépendance sous les ordres du magnanime roi de Sardaigne ; » il excitait le pays et le parlement à prêter leur concours « à la sainte cause de l’indépendance italienne, pour hâter le terme victorieux de la guerre contre l’étranger ; » mais en même temps, en bon archiduc, il ne laissait point d’entretenir, à l’insu de son ministère, des relations suivies avec l’empereur. Il agissait en prince un peu trop pénétré de l’idée qu’il aurait à recourir de nouveau aux armées autrichiennes. Le marquis de Lajatico, comme ministre de la guerre, se trouvait placé, entre l’opinion, qui le pressait de réorganiser les forces militaires, et » le grand-duc, qui se croyait intéressé à retenir cet élan, à embarrasser tous les projets par des lenteurs. C’était l’impuissance.

Le résultat de ce système ne pouvait être douteux. Les passions extrêmes se firent une arme de l’inaction du gouvernement, des revers qui vinrent bientôt compromettre la cause de l’indépendance italienne. L’agitation ne fit que s’accroître en Toscane, l’émeute gronda à Livourne. Deux ministères sombrèrent coup sur coup, et le grand-duc se trouva conduit en peu de temps à accepter le ministère démocratique de MM. Guerrazzi et Montanelli, dont le premier acte fut la dissolution des chambres. Tout n’était point encore perdu cependant. Le parlement nouveau, issu des élections faites à cette époque, était loin de répondre aux espérances du parti démocratique : il reflétait dans son ensemble l’esprit de ce pays aux mœurs paisibles, et où domine toujours le goût de l’ordre. Le marquis de Lajatico, sondant résolument la situation, eût voulu que le grand-duc s’appuyât sur ces précieux élémens d’ordre qui étaient dans le parlement, dans la garde nationale, et rompît avec la révolution pour fonder un pouvoir franchement constitutionnel et italien, mais en même temps décidé à faire face à tous les désordres. L’entreprise était hardie et devait réussir. Aussi le marquis de Lajatico fut-il navré lorsque le grand-duc, au lieu de lutter et de vaincre, quittait Florence le 7 février 1849 et partait secrètement, laissant le pays sans gouvernement, sans direction. Il fit en ce moment l’œuvre d’un bon citoyen : il concourut de son vote à l’organisation d’un gouvernement de circonstance, le seul possible alors. Seulement il eut le courage de se présenter dans le parlement envahi par la populace et de demander que ce gouvernement de fait que la fuite du prince imposait fût constitué de façon à représenter et à rassurer le pays, au lieu d’être le gouvernement exclusif de la faction démocratique. Le marquis de Lajatico eut encore une lueur d’espoir après cette triste débâcle : ce fut en apprenant que le grand-duc, retiré dans une petite ville maritime de la Toscane, à San-Stefano, et entouré du corps diplomatique, avait accepté l’intervention piémontaise offerte par Gioberti, alors premier ministre de Charles-Albert. Il embrassa chaleureusement cette idée, dans laquelle il voyait le salut du régime constitutionnel en Italie, et il se hâta d’écrire au grand-duc pour lui offrir de nouveau ses services. Malheureusement cette lettre fut interceptée et valut à celui qui l’avait écrite d’être menacé d’un procès de trahison à Florence. Le marquis de Lajatico avait dû s’expatrier en 1847 pour avoir osé proposer une constitution à un prince absolu, et il se voyait réduit encore une fois à s’exiler avec sa famille sous le gouvernement démocratique qui régnait en Toscane.

Une plus vive amertume patriotique était réservée au marquis de Lajatico dans ce second exil : c’était de voir le prince qui avait fini par refuser l’intervention du Piémont rentrer bientôt à Florence avec le secours des armées autrichiennes. La restauration du grand-duc se présentait pourtant sous de plus favorables auspices ; elle s’opérait par une réaction naturelle de l’opinion, par ce mouvement spontané du 12 avril 1849, œuvre du parti constitutionnel modéré. Le grand-duc lui-même, retiré à Gaëte, n’avait point hésité à ratifier au premier instant les promesses libérales faites en son nom. On crut du moins avoir sauvé le statut. La déception du marquis de Lajatico fut grande quand il vit les soldats de l’Autriche envahir malgré tout la Toscane, qui s’était pacifiée d’elle-même, et le grand-duc oublier ses promesses, suspendre d’abord, puis supprimer définitivement les institutions dont il avait garanti l’existence. Ceux qui avaient pris l’initiative et la direction du mouvement du 12 avril 1849 avaient cru ramener un prince constitutionnel et italien, ils avaient rendu le pouvoir à un archiduc plus autrichien et plus absolu que jamais. Le marquis de Lajatico, revenu, lui aussi, à Florence après ces orages, ne fit dès lors qu’une chose : il se réfugia dans son patriotisme froissé, et ne voulut point désespérer. Il était si peu révolutionnaire de son naturel que, malgré bien des mécomptes, il ne renonça point à la pensée de travailler encore à concilier l’intérêt dynastique et l’intérêt du pays. Oubliant ses griefs, surmontant des répugnances personnelles très fortes, bravant la froideur qui l’attendait dans les régions officielles, il ne laissa pas de conserver ses relations avec la cour. Les hommes d’opinions plus vives blâmaient quelquefois ces ménagemens ; ils voyaient une transaction presque coupable là où il n’y avait qu’un dévouement plus élevé au bien public. Le marquis de Lajatico n’allait pas à la cour pour son intérêt personnel, mais il gardait le droit de parler, même au risque de n’être point entendu, et par lui l’opinion constitutionnelle avait en quelque sorte son entrée au palais Pitti.

Tant qu’une certaine liberté de la presse survécut à la suppression de la constitution, le marquis de Lajatico s’en servit avec ses amis pour donner des avis prévoyans et sages avec autant de franchise que de modération. Lorsque l’opinion publique n’eut plus aucun moyen légal de se faire entendre, il resta étranger à tout acte qui aurait pu diminuer la valeur des efforts que ses relations avec la cour et avec les hommes du gouvernement lui permettaient de tenter. Il attendait l’occasion, et cette occasion vint au commencement de 1859. La fermentation était grande en Italie, et à Florence plus que partout. Des milliers de volontaires quittaient la Toscane pour aller servir dans l’armée piémontaise. Les soldats toscans eux-mêmes, quoique placés sous les ordres d’un général autrichien, ne cachaient point leurs sympathies pour la cause de leur pays. Des publications aussi fermes que modérées reproduisaient toutes les vibrations du sentiment national. Que faisait le grand-duc en présence de cette agitation des esprits ? Au premier moment, il n’aurait pas voulu séparer ses intérêts de ceux de l’Autriche ; puis, pressé par les circonstances, il se montrait résolu à se réfugier dans la neutralité. Le gouvernement s’efforçait d’attribuer toutes les manifestations publiques aux menées de quelques factieux. C’est alors que le marquis de Lajatico se décidait à adresser au président du conseil, M. Baldasseroni, la lettre du 18 mars, qui était un acte de patriote et de citoyen dévoué à la dynastie. Il révélait toute l’étendue et la force de l’opinion nationale, montrait le péril de la neutralité, et laissait entrevoir enfin que la dynastie elle-même ne pouvait se sauver que si elle s’alliait avec le Piémont, et si les jeunes princes allaient prendre part à la guerre. On lui répondit que le grand-duc, plutôt que de rompre avec l’Autriche, quitterait de nouveau la Toscane, comme il l’avait fait en 1849. Peu de jours après, ce loyal et sage conseiller se présentait à un cercle de la cour, et il fut reçu avec une froideur qui ne pouvait lui laisser de doute sur sa nouvelle disgrâce.

Les événemens se hâtaient cependant. L’ultimatum autrichien arrivait à Turin, les soldats de la France commençaient à paraître au sommet des Alpes ; l’armée toscane s’émut alors, les rassemblemens populaires remplirent les rues de Florence ; la journée du 27 avril 1859 se leva pleine de menaces, et le grand-duc, à qui tout manquait à la fois, l’armée et le peuple, se vit obligé de rappeler à lui le marquis de Lajatico, qui poussa le dévouement jusqu’à se charger en cette extrémité de former un nouveau ministère. C’est l’histoire de cette tentative suprême que celui-ci a racontée dans une lettre qu’il adressait peu après à son fils, et où il décrivait les brusques et violentes péripéties de ces quelques heures. Le marquis de Lajatico se faisait à lui-même l’illusion qu’on pouvait sauver encore la dynastie et le grand-duc régnant par la politique de la lettre du 18 mars 1859, en reprenant le drapeau tricolore comme signe de nationalité, en s’alliant au Piémont et à la France, en entrant franchement dans la guerre qui se préparait. Il fut détrompé quand il consulta ses amis et le premier entre tous, le marquis Cosimo Ridolfi. Le grand-duc Léopold II s’était fait un irréparable tort en manquant à toutes ses promesses de 1849. On ne crut pas à sa sincérité, on exigeait avant tout son abdication en faveur de son fils. Le marquis de Lajatico dut rentrer au palais Pitti porteur de cette condition, sans laquelle les amis de la dynastie ne croyaient plus pouvoir la sauver. « Je voudrais, a-t-il dit avec une franchise pleine d’émotion, je voudrais que tous les hommes politiques du monde fussent à même de juger en pleine connaissance l’acte que je dus accomplir, parce que j’ai le ferme espoir qu’ils diraient tous d’une seule voix que je ne pouvais ni ne devais faire autrement… »

La condition de l’abdication était dure sans doute ; elle n’impliquait cependant qu’un sacrifice personnel de la part d’un prince qui déjà s’était montré prêt à reprendre le drapeau tricolore, à déclarer la guerre au chef de sa famille, et à rejeter dans l’oubli des traités que la veille il déclarait inviolables. Le grand-duc a dit depuis, dans une protestation datée de Ferrare : « Plutôt que de me laisser contraindre à déclarer la guerre, je me réfugie auprès d’un état ami auquel je suis lié par des traités de secours réciproques. » C’était inexact autant que malheureux. Léopold II avait tout accepté : sa dignité n’aurait pas eu plus à souffrir d’un acte personnel d’abnégation que des pénibles concessions qu’il avait déjà faites ; il s’arrêta devant cette nécessité de l’abdication. On sait le reste. La famille du grand-duc quittait Florence au milieu d’un peuple silencieux, qui n’eut ni une injure ni un mouvement de sympathie pour cette famille fugitive, qui se proscrivait elle-même faute de pouvoir se résigner à devenir nationale, et la Toscane marchait à ses destinées nouvelles, s’alliant à la France et au Piémont, s’organisant au sein d’un calme intérieur qui ne s’est point démenti. Le rôle du marquis de Lajatico en ces dernières heures fut aussi loyal que simple et patriotique. Il fit tout ce qu’il put pour sauver la dynastie, et quand tout fut épuisé, il s’offrit encore pour garantir sa sûreté, fût-ce au risque de sa propre vie, ce qui ne fut point heureusement nécessaire.

Libre désormais de tout engagement envers la maison de Lorraine, ayant largement payé la dette de ses affections dynastiques, le marquis de Lajatico n’avait plus qu’un devoir : c’était de se dévouer aux destinées nouvelles de son pays ; il accepta d’aller représenter la Toscane au camp des armées alliées en Italie. Par ses manières supérieures, par sa dignité facile, par le désintéressement avec lequel il remplit la mission dont il était chargé, par le sang-froid qu’il montra aux batailles de Palestro et de Solferino, pendant lesquelles il se tint toujours à cheval au milieu de l’état-major du roi de Sardaigne, le représentant de la Toscane faisait honneur à son pays, en même temps qu’il lui rendait plus d’un service par ses rapports avec les chefs souverains des deux armées. Il avait vu avec une véritable tristesse le départ de la maison de Lorraine, et qui sait s’il ne croyait pas encore secrètement à la possibilité de son retour dans des conditions meilleures après la conquête de l’indépendance ? Dès qu’il vit le grand-duc et ses fils prendre place sans nécessité dans le camp autrichien contre l’Italie, il n’eut plus la moindre illusion ; l’incompatibilité était devenue radicale à ses yeux, tout devait être fini. Le marquis de Lajatico fut l’un des premiers à penser dès ce moment que la Toscane n’avait rien de mieux à faire que de s’annexer au Piémont. Sa vive intelligence politique découvrit bientôt les difficultés insurmontables qu’éprouverait tout gouvernement nouveau en Toscane. La maison de Savoie avait pour lui l’avantage d’être une maison italienne forte de sa popularité et d’offrir toutes les garanties d’ordre et de paix intérieure. La formation d’un royaume constitutionnel sous le sceptre de la maison de Savoie lui apparaissait enfin comme la combinaison la plus juste et la plus pratique pour sauvegarder désormais l’indépendance italienne vis-à-vis de l’étranger. C’est dans ce sens qu’il conseillait le nouveau gouvernement toscan dès les premiers temps de son séjour au camp des armées alliées.

En adoptant cette pensée, devenue plus générale après la paix de Villafranca, le marquis de Lajatico se montrait toujours le même, national, monarchique, constitutionnel et conservateur. Son zèle ardent pour les intérêts de son pays lui fit accepter après la paix d’aller représenter cette politique à Paris et à Londres. Il vit trois fois l’empereur des Français, en juillet et en octobre, et se fit le défenseur des vœux des Toscans. Un jour peut-être la correspondance du diplomate florentin offrira plus d’un trait curieux à l’histoire, en même temps qu’elle sera un témoignage de plus de son dévouement intelligent. Le marquis de Lajatico ne mettait du reste aucune subtilité dans la diplomatie ; il restait simplement un homme sincère et franc. C’est en remplissant la patriotique mission de défendre les intérêts de son pays qu’il est mort en Angleterre, surpris par un mal inattendu, et au moment d’expirer il recommandait encore à son jeune secrétaire de persévérer dans les sentimens qu’il lui avait inspirés.

Le marquis de Lajatico est donc mort comme il avait vécu, en patriote honnête, sincère, quoique toujours modéré, et il a mérité que ses restes, rapportés à Florence, fussent déposés dans l’église de Santa-Croce, à côté de ceux des plus illustres citoyens toscans. Il y a pourtant dans une telle vie une moralité qui tourne au profit de l’Italie, et qui est après tout une lumière en politique. Lorsque ces dévouemens intelligens, éclairés, fidèles jusqu’au bout, ne peuvent sauver une famille de princes, lorsqu’une incompatibilité radicale, absolue, fondée sur une antipathie de nationalité, éclate périodiquement, et dans les heures les plus décisives, entre une maison régnante et un pays, c’est que les déchéances sont irrévocables, et que les destinées sont accomplies. On veut y voir une œuvre de révolution, et ce n’est que le triste fruit de fautes accumulées.

Ch. de Mazade.