V. — CHEZ LES PRÉCOURT


L’ÉTÉ avait passé rapidement pour Mathilde Précourt et sa jeune belle-sœur. Vers la fin de juin, un voyage aux États-Unis avait été décidé, et l’on avait prolongé le séjour chez des parents, dans le Vermont, jusqu’à la fin de septembre. Les couleurs reparaissaient aux joues de la jeune fille, que des bains à la mer avaient fortifiée. Des excursions de tous genres avaient été organisées en son honneur et, entre autres, une quinzaine dans un hôtel construit au bord de l’océan. Parfois Mathilde Précourt surprenait Josephte à songer, à son ordinaire, les yeux au loin, pleins d’une mélancolie infinie ; même cette rêverie se prolongeait durant plusieurs heures ensuite. Mathilde soupirait. Elle devinait que le passé ressaisissait sans cesse Josephte et l’isolait de tous.

Mais elle se gardait bien de la questionner… Elle savait par expérience que la jeune fille, comme jadis, l’enfant, ne se confiait que difficilement. Une seule fois, ce cœur, un peu fer


Mathilde avait reçu entre ses bras une Josephte qui étouffait sous les sanglots.

mé, avait explosé en sa présence ; et ce fut lorsque Michel, après trois mois de silence, ne le rompit que pour écrire une lettre péniblement banale, où ne perçait aucun sentiment d’affection. Mathilde pourrait-elle jamais oublier le désespoir de l’adolescente, qui entrait d’un pas lassé dans sa chambre, en froissant nerveusement la lettre de Michel ? « Lis cela, cousine, et dis-moi, ce que tu en penses ?… Quant à moi, j’ai fini de correspondre avec Michel… Il m’a oubliée… Il a oublié tout notre beau et tragique passé… Eh bien, je vais faire comme lui… Ah ! … tu as déjà lu, cousine ?… Tu penches la tête… Naturellement, tu vas l’excuser… Soit, aie toute l’indulgence de ceux qui n’aiment pas… Comme moi, du moins… Cousine, cousine, je souffre !… Michel, c’était tout pour moi… C’était Grand’mère à qui il plaisait tant… C’était Olivier, notre cher grand disparu,… c’était toi qu’il appelait si bien ma princesse,… c’était tout le monde enfin, tout l’univers pour moi… Michel ! Michel ! » Et Mathilde avait reçu entre ses bras une Josephte qui étouffait sous les sanglots et qu’il avait été bien difficile de consoler. Puis, le lendemain, quel contraste !… Plus un mot, plus une larme, un silence obstiné, coupé de quelque petit sourire triste… « Cousine, prononçait pourtant avec effort la fillette, vers le soir, ne m’en veux pas, si je reste muette devant toi, qui es si bonne, si compatissante… mais que dire, que je n’aie déjà dit ?… Et puis, cousine, tu me feras cette grâce de ne plus jamais, jamais me reparler de Michel… Promets-le-moi, je t’en prie, tout de suite… Cousine ! » Et la bonne Mathilde, des larmes dans les yeux, avait accédé à cette mesure rigoureuse. Que Josephte lui avait rappelé son mari, en cet instant d’héroïque détermination ! Il y avait au fond des yeux bleus de la fillette de seize ans la même lueur fulgurante que jadis dans les yeux noirs d’Olivier. Et le pacte avait été respecté, de part et d’autre… Jamais plus le nom de Michel n’était prononcé entre elles… Toutes deux n’y pensaient que trop, hélas ! et l’ombre de mélancolie qui voilait le regard de la jeune fille, et en constituait le charme, n’expliquait que trop cette résistance de l’âme à oublier, à chasser les sombres réminiscences d’un autrefois tragique.

Six heures sonnaient à la vieille et haute horloge du corridor des Précourt par cette fin d’après-midi de septembre. Le soleil, au dehors, disparaissait à l’horizon, et un vent frais s’élevait. Mathilde Précourt, qui se promenait au jardin, frissonna, rajusta mieux sa mante de laine et hâta le pas. Elle vînt s’appuyer sur la clôture en fer forgé qui entourait la propriété. Elle avait entendu s’approcher une voiture. Bientôt, en effet, celle-ci s’arrêtait et Josephte en descendait légère, gracieuse, toute de blanc habillée et coiffée d’une large capeline garnie de roses blanches. Dans sa main, elle tenait un assez lourd courrier, composé de revues, de journaux, d’un petit colis, et de plusieurs lettres.

— Enfin, te voilà, Josephte. Je commençais à m’inquiéter.

— Pourquoi ? La course pouvait être encore plus longue. Songe, cousine, que nous ne sommes revenues qu’hier soir de notre voyage. Tout Saint-Denis le sait déjà, et c’est à qui s’informerait de toi.

— Flatteuse ! Comme si tu n’étais pas la plus populaire de nous deux… Allons, entrons à la maison. Le courrier que tu tiens à la main nous réserve sans doute des surprises.

— Pourvu qu’elles soient agréables, je ne demande pas mieux ! J’ai reçu, pour ma part, deux lettres d’Hélène Paulet. Que peut-elle bien me dire dans ce véritable journal, à en juger par le gonflement du papier ?

— Oh ! tu connais Hélène, son imagination l’entraîne toujours au delà des bornes. Tout le contraire de son attachante petite sœur.

— Cousine, ta préférence pour Blanche Paulet ne te rend pas un peu injuste pour sa sœur Hélène ?

— Espérons-le, Josephte, je serai franche, mais Hélène ne me plaît pas beaucoup, en effet… Je me demande même si ta confiance est bien placée…

— Oh ! ma confiance…

— Oui, je sais, tu ne la prodigues jamais. Tu as raison, au fond…

— Je me souviendrai, cousine, de cette appréciation que tu ne me fais pas souvent entendre. Tu m’en veux parfois, je le sens, de mes dispositions peu communicatives… Mais que veux-tu ! Les heures si tristes de ma jeunesse ont pesé sur mon âme… Elle s’est un peu fermée…

— Je ne t’en veux jamais, ma petite fille, ne parle pas ainsi. Seulement, il me semble qu’une confidence, de temps à autre, allège d’autant le poids, la détresse de notre âme. Lorsque je te parle longuement d’Olivier, de mon bien-aimé, dont le souvenir enveloppe toujours de triste douceur chaque jour de ma vie, cela me fait du bien, il me semble presque le ramener parmi nous…

— Oui, et jamais tu n’en revivras assez avec moi les heures douloureuses passées ensemble ici. Chère cousine, comme je t’aime ?… Toi seule qui me restes… fidèle toujours !… Ah ! voici que la vieille Mélanie nous aperçoit de la cuisine… Nous n’aurons pas même à allumer les lampes… Le jour nous quitte trop tôt, vraiment, en septembre…

— J’aime, moi, ce crépuscule hâtif qui s’étend sur la vieille demeure. Nos ombres chéries y reviennent avec satisfaction, je suis sûre.

— Entre au salon, cousine… Nous soupons dans une demi-heure seulement. Je viendrai t’y rejoindre. Je monte à ma chambre, mettre une robe de laine, c’est très frais ce soir…

— Donne le courrier, ou plutôt fais le partage…

— Oui. Voici pour toi, cousine, ces journaux, ces revues, ces trois lettres… Il ne me reste que les deux lettres d’Hélène… Le colis est aussi pour toi, je crois. Mais oui ! Que d’amis, cousine Mathilde, que d’amis ! Et ce qu’ils ont bon goût ! ajouta la jeune fille, en embrassant sa belle-sœur en riant, puis elle se sauva en courant vers sa chambre.

— Quelle satisfaction j’éprouve à te voir aussi gaie, petite ! ripostait Mathilde qui la suivit ensuite du regard. Puis, elle soupira. « Pourvu, pensa-t-elle, que cette évaporée d’Hélène ne lui raconte rien qui l’assombrisse… Je ne sais pourquoi, une sorte de pressentiment me serre le cœur… Cet élégant Jules Paulet ne convoite que trop ma ravissante et sensible Josephte… Est-il vraiment digne de posséder ce trésor »…

Mathilde ne se trompait pas. Son affection la rendait clairvoyante. Si elle eût été là haut, près de Josephte, quel cri d’alarme elle eût poussé. La jeune fille, sans changer de toilette comme elle l’avait annoncé à sa belle-sœur, sans même enlever sa capeline, s’était empressée d’ouvrir la lettre d’Hélène. À la lecture de la première, elle s’était contentée de hausser les épaules, en souriant : « Quel heureux caractère possède Hélène ! Rien ne parvient à l’assombrir, ni à la faire réfléchir à fond ! » Puis elle s’était penchée sur la lourde missive de la même. Quel changement !… La pâleur envahissait peu à peu la figure de Josephte ; puis, des larmes surgissaient dans ses yeux, un tremblement agitait les doigts qui tenaient les feuilles. Elles se succédaient, se succédaient… Mais lisons ce que racontait cette longue lettre d’Hélène.

« Chère Belle-à-Saint-Denis-dormant,


ENFIN ! tu es de retour de ton voyage aux États-Unis. Jules m’a appris cela, hier, la figure rayonnante. Où a-t-il péché cette agréable nouvelle ? Mystère. Mais les amoureux ont un instinct qui les met à la portée des renseignements au temps voulu. « Au moins, a-t-il ajouté, nous n’avons plus qu’à souhaiter quelques gelées précoces qui fassent fuir de la campagne notre amie du Richelieu » ! Puisse-t-il prédire juste !

Qu’as-tu vu de si fort attachant dans ce Vermont où tu t’attardes toujours ? J’ai hâte d’en causer avec toi, car je te connais, chérie, il faudra te presser de questions pour que tu abandonnes ce mutisme souriant qui est une de tes caractéristiques.

Comme je suis l’antithèse de ta gracieuse personne et que je bavarde avec tous, avec tout au besoin, miroir, brise, ou mon vieux chien Toto, tu peux être sûre que ce papier, où je jette toutes sortes de confidences, ne contiendra aucune trace de réticence. J’ai d’ailleurs à t’annoncer une nouvelle extraordinaire, que tu es à cent lieues de soupçonner, une nouvelle à laquelle j’ai cru à peine moi-même au début, mais qui devient maintenant une charmante certitude ; une nouvelle, enfin, qui t’intéressera à plus d’un titre. Mais narrons avec soin cette romanesque aventure que je puis diviser en deux phases : primo, un bel inconnu apparaît à l’horizon ; secundo, le bel inconnu, chevaleresque et compatissant, secourt une dame en péril.

« Mais, est-ce possible, me demandes-tu, d’apercevoir un inconnu dans ce Montréal, dont nous connaissons tous les habitants dans les coins et les recoins ? Tu divagues, ma pauvre Hélène ! »

Voilà. Tu as tort. Tout existe, en chair, en os, en gestes, en présence. À la fin du printemps dernier, peu de temps après ton départ pour Saint-Denis, plusieurs de nos amies parlèrent d’un jeune homme aux yeux sombres, qui accompagnait souvent au parlement Maître Amable Berthelot. Tu connais ce dernier, ses trente-trois ans bien comptés et sa cour assidue auprès de la fille du juge Bédard ? Maître Berthelot s’accommodait fort bien, tout sérieux et savant qu’il était, de ce clerc qu’il avait découvert personne ne savait où. Il ne lui déplaisait pas qu’il fût rebelle à toute autre société que la sienne, car jamais on ne le vit le présenter à aucune de ses connaissances. Tout cela sentait le mystère, et nous y allions toutes de nos conjectures. « Qui est-ce, ma chère, mais qui est-ce donc ? Sans doute, la pauvreté de ce clerc, qui est manifeste, l’oblige à se tenir à l’écart, mais un jeune homme pauvre, et aussi fier que pauvre, n’est pas toujours dédaigné par toutes… loin de là » !

Une visite d’affaires de Jules, au bureau de M. Berthelot, en juin dernier, mit fin à l’énigme. Blanchette accompagnait mon frère par extraordinaire, car je ne sais où le sort me retenait. Alors, voilà qu’en l’absence de M. Berthelot, l’inconnu reçoit Jules et Blanchette. Échange de saluts aussi froids que brefs. M. Berthelot entre. Il veut changer l’atmosphère. Il y introduit, ma chère, presque de la poudre. Car sais-tu qui était ce jeune homme qui intriguait la jeunesse féminine de Montréal, qui enveloppait de hautaine mélancolie ses habits râpés et ses allures d’Américain ? Non, tu ne saurais le deviner, car pour toi, et tu ne t’en doutes guère, ce n’est pas un inconnu, au contraire, c’est une vieille, vieille connaissance. Eh bien, c’est… c’est ce Michel Authier que protégeait jadis ton frère Olivier. C’est ce Michel que ton enfance a bien connu, quoique tu ne m’aies fait aucune confidence, comme c’était d’ailleurs ton droit. Il se fait appeler Michel Des Rivières-Authier, à cause d’une promesse que lui a arrachée, paraît-il, son protecteur américain, Rodolphe DesRivières. Cet ancien exilé des Bermudes est mort récemment aux États-Unis et a désiré que son petit parent fasse ce voyage au Canada. Je ne sais rien de plus. Mais auparavant, attends et écoute, la seconde partie de mon récit.

Blanchette semblait soucieuse depuis qu’elle avait fait la connaissance du jeune Américain. Je la taquinais et, surtout, je la priais, chaque fois que nous croisions ce monsieur, dans la rue, de me le présenter. « Il ne tient à faire aucune connaissance, Hélène, je t’assure, me répétait invariablement Blanchette. Et puis, tu le sais, je n’ai pas d’aplomb. Cela me gênerait d’aborder M. Authier, qui me salue toujours froidement, ne le vois-tu pas ? » Pauvre Blanchette ! Peut-on voir, chère amie, habitant sous le même toit et filles du même père et de la même mère, deux sœurs plus dissemblables que la timide Blanchette et moi-même ? Ah ! je t’assure que je bouillais d’impatience. J’attendais de mettre à profit la moindre petite chance… Que veux-tu, il m’intéressait tout autant que ma sœur, ce monsieur farouche et insensible à nos charmes… Et quels yeux intéressants il possédait ! quelle mystérieuse gravité ! Enfin, ma chère Josephte… il me plaisait, il me plaisait énormément… Il y eut du retard dans mes projets.

En juillet, mon père, ma mère, Jules, Blanchette et moi nous partîmes pour Niagara. Tu sais que le 29 de juillet dernier, un événement peu commun avait lieu à cet endroit. Mon père s’intéressait depuis longtemps au succès de l’ingénieur M. Ellet, un de ses amis, qui venait de construire un suspension foot bridge au-dessus du Niagara. L’inauguration en avait été annoncée pour l’été. Chacun attendait avec anxiété les résultats de cette entreprise hardie. J’y assistai donc, ma chère, en spectatrice, distraite peut-être, mais remplie d’admiration. M. Ellet, qu’il fallait voir vraiment, a traversé le pont suspendu, objet de sa science et de ses soins, sur une voiture légère, un buggy, à l’aller et au retour. Quel délire dans la foule ! Mon père se redressait naïvement heureux ! C’eût été Jules qui aurait figuré ainsi qu’il n’eût pas montré de plus vif orgueil. M. Ellet, au bout d’une demi-heure, traversa de nouveau le pont, cette fois dans une voiture attelée de deux chevaux. Cela pesait en tout, une tonne et demie. Derniers détails, « qui t’intéressent », m’a dit Jules, de qui je tiens ces chiffres : Cinq cents pieds du pont demeurent sans rampe ou garde-fou d’aucune sorte de quelque côté que l’on soit. Les dimensions générales de cette merveille sont ainsi : 220 pieds de haut, 762 de long, et 8 de large. Le spectacle était magnifique. Il comptait comme fond de tableau ces chutes incomparables que sont celles du Niagara. « Que n’étais-tu avec nous », répétait sans cesse Jules, en s’extasiant et en applaudissant. Eh ! y a-t-il une occasion où ce brave enfant ne pense et ne parle de toi ? Quel fidèle amoureux ! Je me moque de lui, mais parfois il m’émeut, il n’y a pas à dire.

Au retour de Niagara, ma mère nous emmenait, Blanchette et moi, passer août et septembre presque en entier, dans un village du bas du fleuve. La plupart de nos amis de Montréal et de Québec s’y trouvaient. Nous avons fait une villégiature des plus agréables, mais aucune distraction ne parvenait à me faire oublier l’énigmatique clerc de Maître Berthelot, dont les yeux tristes m’obsédaient de façon… de façon ridicule, vraiment !… C’est curieux, mais je me demande souvent comment il se fait, chère amie, que tu ne m’aies jamais dit que Michel Authier pouvait produire une telle impression ? Mais peut-être est-ce mon amitié pour toi qui se traduit ainsi, j’aime qui tu aimes, qui tu as aimé… Jules ricane ou s’insurge en face de mon enthousiasme. Lui non plus ne veut rien faire, rien pour me rapprocher du jeune inconnu… Craint-il que le connaissant et le recevant chez moi, tu ne le rencontres de nouveau, Josephte ? En amoureux clairvoyant, il voit en lui un rival possible… Il t’aime tant, le pauvre garçon !… Comme il se trompe, pourtant, en ses conjectures. Ton indifférence envers tout ce qui touche à tes connaissances d’autrefois, est sincère, n’est-ce pas ? Il eût été facile, si tu avais désiré qu’il en fût autrement, d’entretenir quelques relations… Tu le vois, je pense tout haut avec toi, au risque même d’être indiscrète… Mais tu es si bonne, quand refuses-tu d’être indulgente à mon égard… ?

Et me voici à la dernière partie de mon aventure. Elle est toute récente… Nous sommes rentrées à la ville à la fin de septembre. Rappelle-toi combien le temps s’est mis au frais à cette époque. Quel vent, quelle pluie continuels ! Les arbres s’en sont trouvés si bien secoués que leurs feuilles ont jonché le sol plus tôt qu’à l’ordinaire. Tu connais mon goût pour les promenades dans la montagne, alors que nous enfonçons à chaque pas dans le moelleux tapis des feuilles multicolores. Leur bruissement m’enchante, c’est un gémissement ininterrompu et bruyant qui nous isole de toute autre voix de la nature… Or, il arriva qu’un dimanche après-midi, au commencement d’octobre, je me promenais avec Blanchette dans un sentier du Mont-Royal. J’allais le nez au vent, suivant mon habitude… Mal m’en prit, je me heurtai soudain contre une roche cachée sous les feuilles… Le pied me tourna et je tombai rudement… Impossible de me relever, même avec l’aide de Blanchette. Dans quel embarras ne nous trouvions-nous pas, toutes deux ! Nous regardions de tous côtés. Rien, ni personne ne semblait venir aux alentours. Bientôt, les yeux de Blanchette s’agrandirent. Un peu d’effroi y parut. « Que faire ! que faire ! gémissait-elle ! Ah ! nous aurions dû obéir à père qui ne voulait pas que nous nous engagions sans escorte dans la montagne. Mais tu n’en fais jamais qu’à ta tête, et moi, j’ai toujours la faiblesse de te suivre… » « Allons, allons, Blanchette, dis-je, ne perds pas courage. Je suis tout de même plus à plaindre que toi. Attendons un peu. Il est impossible que le secours ne vienne pas… Appelons fortement, chacun notre tour… » Je venais à peine d’achever ces mots que nous entendîmes des pas non loin de nous… « Au secours ! criai-je… Ici, s’il vous plaît ! » Les pas s’immobilisèrent, puis après un second cri poussé cette fois par Blanchette, l’on se précipitait de notre côté, et, bientôt, le promeneur solitaire était devant nous. Ô surprise ! Il n’était autre que Michel DesRivières-Authier… Ma chère Josephte, tu ne sauras croire, avec quelle courtoise dextérité, ce jeune homme, qui a des muscles d’acier, décida de la situation. Il me transporta dans ses bras, près du grand chemin, et courut chercher une voiture. Il fut une bonne demi-heure absent. Mais enfin, il revint et me fit prendre d’abord un cordial ainsi qu’à Blanchette. Puis, aidé du cocher, on m’installa dans la voiture. Et alors, ce bon samaritain, souleva courtoisement son chapeau, tout en donnant notre adresse au cocher. Il voulait s’écarter de la voiture… Tu me connais, Josephte. Je fis une scène terrible à ce Michel trop discret. Je défendis au cocher de faire avancer même d’un pas son cheval, sinon, je me jetterais en bas de la voiture. Bref, M. DesRivières-Authier dut monter dans la voiture et promettre de ne me laisser qu’une fois installée dans un fauteuil du salon chez nous. « Je ne veux plus que ce cocher me touche, murmurai-je encore, avec ses mouvements brusques, il m’a fait souffrir terriblement tout à l’heure ». J’exagérais, très hypocritement, mais j’aurais inventé n’importe quel mensonge afin de parvenir à mes fins… qui était de nouer quelques relations avec le clerc farouche de M. Berthelot, au nez de mes amies et même de Blanchette, qui roulait des yeux mécontents en face de mes pseudo-gémissements.

À la maison, papa et maman, qui jouaient tranquillement aux échecs, au salon, demeurèrent interdits à notre entrée. Puis, les questions de maman commencèrent. Je riais sous cape, car je voyais mon sauveur se troubler, et surtout lutter contre le désir de s’enfuir au plus tôt. Mais allez donc désobéir à maman quand elle a décidé quelque chose. « M. DesRivières prendrait, certes, le souper avec nous, puis la remplacerait auprès de mon père à l’échiquier. » Et M. Authier n’avait-il pas eu l’imprudence de déclarer qu’il connaissait très bien ce jeu ? Tout se passa donc à ma satisfaction, ce soir-là, sauf pour ma pauvre cheville, qui enflait, enflait et nécessita bientôt la présence du médecin. Comme nous en sommes voisins l’une des bonnes y courut. Jules entra vers sept heures, un peu avant que la clochette du souper eût sonné. Ma chère Josephte, ton admirateur a fait une de ses figures effarées qui auraient tenté le pinceau d’un peintre. Mais aussi songe qu’il trouvait le bel inconnu, dont la simple vue le vexait, installé chez lui, en face de père, penché avec intérêt sur l’échiquier. Les regardant jouer, Blanchette et maman n’avaient d’yeux, elles aussi, que pour l’échiquier. Non loin, dans un fauteuil, le pied confortablement posé sur un siège bas, je regardais Jules, entrer par une porte de fond, s’approchant de moi… Mon air narquois lui porta sans doute sur les nerfs, car, en haussant les épaules, il ressortit du salon sans avoir été vu par personne d’autres que moi. Quelques minutes plus tard la porte d’entrée de la maison se refermait sur lui.

La bonne entra alors et nous avertit que le souper était servi, et aussi que M. Jules ne pourrait prendre le repas à la maison, ce soir. Il priait qu’on l’en excusât…

Mon récit se termine ici, ma chérie, car si je suis guérie de mon entorse, je ne le suis guère du désir de revoir mon jeune chevalier. Il n’est revenu qu’une fois à la maison. Maman n’y comprend rien. Papa se désole, car il a trouvé en lui un joueur redoutable aux échecs. Tu connais sa passion pour ce passe-temps absorbant, mais je ne me tiens pas pour battue. M. Michel DesRivières-Authier ne m’échappera pas. Qui veut la fin prend les moyens, je les prendrai.

Ma chère Josephte, reviens au plus tôt à Montréal, n’est-ce pas ? J’entends parler pour la fin d’octobre de bals et de sauteries… Ne dois-tu pas débuter dans le monde avec moi, cette année ?

Jules dit pis que pendre de Saint-Denis, indigne, selon lui, de garder si longtemps un trésor tel que toi. Il semble au désespoir de ton séjour interminable à la campagne. Et moi donc ! Et Blanchette, qui t’embrasse de tout son cœur en t’attendant.

Ta fidèle amie,
Hélène Paulet »


Sans replier la longue épître, Josephte la rejeta loin d’elle. Elle frémissait toute. Se pouvait-il ? Michel était revenu au Canada sans lui en écrire le moindre mot. Elle avait la certitude maintenant que le visiteur mystérieux de Saint-Denis, en mai, c’était son compagnon d’enfance. « Au moins, se disait-elle, des larmes de vexation dans les yeux, il n’a pas oublié mon frère. Sans doute, c’est qu’il n’aimait vraiment que lui. Il me donna jadis sa pitié, son affection pour l’amour d’Olivier… Car comment expliquer autrement l’indifférence, puis le parfait oubli qu’il me témoigne ? « Oh ! Michel, Michel, pourquoi n’ai-je pas, à ton exemple, rejeté tous les souvenirs émouvants de ma petite jeunesse ? Sans doute, nos cœurs sont différents… Je ne puis, moi, chasser de mon esprit la bonté fraternelle si parfaite que tu me portas si longtemps… Mais pourquoi es-tu revenu ?… Je pensais moins à toi depuis quelques mois… Mon mal s’engourdissait… Mon Dieu, reprenait intérieurement la jeune fille… Que vais-je devenir ? Je rencontrerai Michel à chaque instant, soit dans la rue, soit dans les salons, partout, partout, sauf… dans mon salon ! Hélène le dit beau, intelligent, charmant… triste aussi ! Pourquoi ?… Il aime peut-être une belle Américaine qu’il doit fuir… Oui, c’est le motif qu’a dû invoquer le bon Rodolphe DesRivières pour exiger un voyage au Canada qui guérirait Michel de sa peine… Et voici qu’Hélène le trouve à son goût… Pourtant, Michel ne saurait se plaire dans la société de cette âme un peu futile… Hélène est jolie, par ailleurs, et si amusante, si vivante… »

Lentement, Josephte se leva, puis se débarrassa de ses vêtements de sortie et de toute sa toilette du jour. Elle revêtit une robe de maison. Elle se glissa dans un fauteuil et ferma les yeux. La tête lui élançait. Longtemps, elle demeura ainsi. Et seule, dans sa pensée revenait et se dressait sans trêve l’image de Michel. De temps à autre, Josephte murmurait : « Michel est revenu… sans me le dire… je ne suis plus rien pour lui… Et je vais le revoir sans cesse… Oh ! Michel, Michel ! »

La pendule sonna sept heures. À cet instant, on frappa à la porte et Mme Olivier Précourt entra.

— Comment Josephte, tu restes là, immobile, dans l’obscurité ?… N’as-tu pas entendu la cloche du souper ? Tu n’es pas souffrante, j’espère ?

— Oui, cousine, un mal de tête insupportable…

— Pauvre mignonne ! Pourquoi ne pas avoir appelé ? J’aurais tenté de te soulager.

— Non, non, ne te mets pas en peine de moi. Je vais me mettre au lit de bonne heure. Césarine, notre vieille bonne, si dévouée, me montera un souper léger, ce soir.

— Je le crois bien. Elle se désole en bas. Elle voulait monter depuis une demi-heure. Je l’en ai empêchée, croyant que tu aimerais à être seule.

— Cousine Mathilde, personne ne me devine comme toi. Oui, la solitude complète, voilà ce que je désirais.


De temps à autre Josephte murmurait : « Michel est revenu… sans me le dire… je ne suis plus rien pour lui… ».

— Hélène, avec ses confidences, ne t’a pas peinée, au moins ? Je la redoute toujours.

— Oui, je le sais…

Mais la jeune fille n’ajouta rien d’autre, heureuse que l’obscurité cachât sa petite figure bouleversée.

— Allons, reprit Mathilde, tu m’excuses, je descends souper à la hâte. Je remonterai aussitôt. J’ai des projets à te communiquer et des nouvelles à t’apprendre. À moi aussi la correspondance de ce soir m’a donné à songer.

Quinze minutes plus tard, Mathilde Précourt revenait s’installer près de Josephte. Celle-ci avait eu le temps de réagir contre sa surprise et sa peine. Seuls, ses yeux, un peu fiévreux, et marqués de grands cernes, témoignaient d’une violente émotion. Les lettres d’Hélène n’étaient visibles nulle part.

— Eh bien, Josephte, te sens-tu mieux un peu ? Césarine me dit t’avoir fait prendre une tasse de baume d’une vertu sans pareille.

— Je ne me sens pas plus mal, en tout cas.

— Ma chère petite, j’ai reçu une lettre très aimable de madame Louis-Hippolyte La Fontaine. Elle m’apprend des nouvelles vraiment extraordinaires.

— Oui ? Lesquelles, cousine, si je ne suis pas indiscrète ?

— Je me demande si je dois te les communiquer, ce soir. Tu as besoin de passer une bonne, nuit, n’est-ce pas ?

— Mais en quoi, une lettre de madame La Fontaine pourrait-elle me troubler ?

— Si tu savais ce qu’elle m’annonce, enfant ? Cet événement — c’en est un pour nous — te touche de près, va…

— Attendons à demain comme tu le dis. Ce soir, je prendrai tout au tragique.

— Je le voudrais, mais demain, sais-tu, je serai en route pour Montréal. Des affaires pressantes m’y appellent. Car, outre madame La Fontaine, d’autres m’ont écrit. Il y a urgence, Josephte, à ce que je parte demain, vraiment urgence.

— Et moi ? Y suis-je tenue aussi ?

Tu feras ce qui te plaira. Pourvu que tu me rejoignes à Montréal, dans une dizaine de jours… tout sera bien.

— J’adopte tout de suite ce dernier parti.

— Ah !

— Cela te contrarie ?

— Évidemment, j’aime à te sentir sans cesse près de moi. Mais je ferai le sacrifice de ta présence pour quelques jours, puisque tu le désires.

— J’y pense. Tu ouvriras seule, la maison de la rue Notre-Dame ? J’aurai des remords de ne pas t’apporter mon aide. Allons, je partirai avec toi.

— Je t’en prie, ne te mets pas martel en tête pour si peu.

— Je fais toujours mon début dans le monde, en novembre, n’est-ce pas ?

— Je le désire, Josephte.

— Cousine, je suis une ingrate, mais jamais préparatifs de fêtes ne m’auront causé si peu de plaisir.

— Tu n’es pas mondaine ; mais une fois environnée de tes amis, d’aimables et brillantes connaissances, tu t’amuseras, tu riras avec tous.

— Environnée d’amis ! murmura Josephte. Il en manquera cependant… hélas !

— Que veux-tu dire, Josephte ?

— Rien, rien, cousine. Ce soir, vois-tu, je n’arrive pas à secouer ma mélancolie.

— Je te trouve plus mystérieuse que mélancolique. Pauvre Josephte, si tu avais besoin de consolation, de conseils aussi, tu viendrais vers moi, au moins, dis ?

— À qui donc irai-je, cousine ? Toi seule es restée fidèle et incomparablement bonne. Pauvre petite sœur d’Olivier que serait-elle devenue sans toi ?

— Josephte ! Quel ton désabusé !

— N’y fais pas attention.

— Au contraire. La petite sœur d’Olivier, comme tu viens de te qualifier tristement me fait pressentir beaucoup de choses par son attitude… Allons, avoue que la lettre d’Hélène t’a fait du mal.

— Eh bien, oui, cousine.

— Laisse-moi lire cette lettre. Je t’épargnerai ainsi la reprise de confidences qui te bouleversent. Josephte, aie confiance. Ne te désespère pas ainsi, toute seule, dans le silence, le repliement.

— Comme tu es bonne. Cela me réconforte.

— Ton chagrin, c’est mon chagrin.

— Chère cousine !

— C’est cela, redresse-toi, souris-moi.

— Et cette nouvelle à m’apprendre, en outre des projets de départ ? Qu’est-ce donc ?

— Ce que tu sais déjà. Ce qu’Hélène vient de t’apprendre.

— Que veux-tu dire ?

— Ma pauvre petite, ne jouons pas à cache-cache. Tu m’as déclaré gentiment tout à l’heure que je te devinais sans cesse.

— C’est vrai.

— Alors, ton visage triste, pâli, tiré même, qui peut le rendre ainsi, sinon un petit événement que nous avons appris toutes deux par des sources différentes ?

— Un petit événement ?

— Un important événement si tu veux. Notre Michel est de retour au Canada.

Notre Michel, dis-tu ? Se souvient-il seulement de nous ?

— Je suis lente à me former une opinion sur les gestes d’autrui, sur certaines situations que je ne comprends pas très bien… La droiture de cœur de Michel est indéniable. J’attends qu’il s’explique.

— Je n’y tiens plus, moi. Il n’aimait qu’Olivier. Pourquoi ne pas suivre son exemple : oublier ?

— Est-ce ton cœur qui parle, Josephte ?

— Il est blessé à mort mon cœur.

— À ton âge ? Tu vas à l’extrême. Le soleil n’a qu’à paraître.

— Tu as été aimée fidèlement, uniquement, cousine. Tu n’as jamais connu le chagrin de l’abandon.

— Tu seras aimée, toi aussi. Tu l’es déjà.

— Par Jules Paulet ? Il m’est indifférent. Tous, maintenant, me sont indifférents.

— Tous ? Sois franche, petite. Ton amertume ne trompe que toi. Si tu souffres ainsi, c’est parce qu’un sentiment…

— Je t’en prie, cousine.

— Permets qu’en cet instant où tu es bouleversée par la nouvelle du retour de Michel, je mette le doigt sur la plaie. Aussi bien, il faudra adopter une attitude. Nous rencontrerons sans cesse Michel sur notre chemin. Montréal n’est pas une très grande ville.

— Je l’éviterai.

— Pas du tout, au contraire. Tu te trahirais ainsi, au grand contentement de certaines personnes. Tu sais que les mondains sont friands de ces petits faits.

— Que faire ?

— Te réfugier dans un autre amour, peut-être ? fit lentement Mathilde en regardant avec attention Josephte. Elle la vit tressaillir… Si l’amour de Michel n’est plus possible, je connais plusieurs jeunes gens qui ne demandent qu’à passer, à ton égard, de l’admiration à un sentiment plus tendre. Ils sont dignes de toi, par ailleurs.

— Tu es cruelle de parler ainsi.

— Je parle avec bon sens, Josephte.

— Alors, si Olivier eût refusé ton amour, jadis, tu te serais consolée avec un autre ?

— Tais-toi, petite, par pitié.

— Tu vois, il y a des remèdes, pardonne-moi de le dire, qui semblent odieux.

— Josephte, murmura soudain Mathilde avec tendresse, en venant s’agenouiller près de la jeune fille qu’elle prit tout contre elle. Josephte, tu l’aimes donc beaucoup ce Michel que tu n’as pas revu depuis longtemps et qui semble nous délaisser ?

— Je ne sais plus… je souffre, voilà ce dont je suis sûre… Mais ne te désole pas ainsi pour moi. Il y a longtemps que je vis avec cette blessure… C’est tout ce qui me reste de Michel… Elle m’est peut-être plus chère que lui, aujourd’hui… Est-ce assez étrange ?

— Josephte, n’aie pas ces yeux fixes, sans larmes. Sois courageuse. Sois fière comme tu sais si bien l’être parfois.

— Il n’y paraîtra plus dans quelques heures, n’aie aucune crainte. Mais, ce soir, tu m’as presque forcée à me trahir… Quitte-moi, maintenant, cousine. Tu as tant à faire si tu pars demain. Je me sens mieux.

— C’est bien vrai, Josephte ?

— Veux-tu que je le prouve ? Je cours t’aider à faire tes malles.

— Non, petite. Demain, je ne dis pas. Ainsi, nous serons dix jours séparées ?

— Mettons cinq ou six jours.

Tu me rends très heureuse, Josephte, en me faisant cette concession de quelques jours. Allons, bonsoir… Ah ! tu oubliais de me remettre la lettre d’Hélène.

— La voici. Tu me la rendras demain, n’est-ce pas ? Bonsoir, cousine.