III. LA FÊTE DU 18 JUIN 1848


DEPUIS son retour de Saint-Denis-sur-Richelieu, Michel devenait chaque jour plus silencieux et plus sombre. Il recherchait la solitude. Il étudiait avec acharnement ce droit constitutionnel canadien dont l’avait entretenu son parent, Rodolphe Des Rivières, et dont il possédait personnellement quelques notions, grâce aux ouvrages de son protecteur bien-aimé, Olivier Précourt. C’était là le dernier cadeau de Josephte, un peu avant que les lettres, entre eux, se fissent rares, puis eussent cessé. Le jeune homme se rendait aussi aux séances du parlement, et son admiration pour le ministère, conduit par ces hommes d’État incomparables, Robert Baldwin et Louis-Hippolyte La Fontaine, le remplissait de confiance et d’espoir en l’avenir. Parfois le jeune homme ne semblait se soucier de rien. Avec impatience, les jours où le bureau était désert, il rejetait pièces, documents et volumes. L’image de Josephte Précourt se levait alors, puis flottait au-dessus de toute cette science dont il faisait l’assaut. Il sentait presque sur lui le regard de la jeune fille. Ses yeux bleus se montraient tantôt remplis de reproches ; tantôt, pleins de tristesse. Mais parfois aussi, ils contenaient une fierté blessée qui semblait mettre une distance infranchissable entre leurs âmes… Le cœur et la raison de Michel plaidaient aussitôt à l’envi, ou la cause de Josephte ou… la sienne ?

« Après tout qu’importe que tu sois ainsi mal jugé, condamné même, proclamait froidement la raison du jeune homme. Il vaut mieux respecter l’ordre des choses établies dans ce monde. Le petit rustre que tu es doit y réfléchir, en tout cas, comme en a décidé ce Jules Paulet, l’élégant et vaniteux promeneur du jardin des Précourt, un de ces derniers dimanches, celui qui convoite à la fois la fortune et la main de la belle Josephte. Oui, le petit rustre, ne ferait-il pas mieux de comprendre par lui-même ce qu’on lui apprendrait tout de suite, et sans ménagement, dans le salon de Josephte, ou ailleurs.

— Bien, reprenait son cœur, admettons que ta réserve, ton effacement soient une sorte d’attitude de défense et témoignent de ta clairvoyance en ce qui concerne la dureté et l’arrogance de la plupart des mondains, tu n’en aimes pas moins Josephte. Tu l’aimes avec l’ardeur et la sincérité de jadis. Même, avoue-le donc, depuis ta visite à Saint-Denis, tu gardes en ton âme, ainsi qu’une vision d’éblouissement, un enchantement, presque un envoûtement… Aurais-tu jamais soupçonné que la jolie petite fille d’autrefois pût devenir cette ravissante, liliale et fière enfant ? Tu me redis ton émerveillement chaque fois que je devance en toi l’impitoyable raison. Pauvre enfant aveugle ! Josephte, mais elle t’impose presque sa présence, elle, pourtant que tu ne saurais maintenant aborder qu’en tremblant… Vois comme j’interprète fidèlement tes sentiments, tu baisses la tête, tu soupires, tes bras veulent se tendre… ils frémissent… Michel, va vers Josephte !

— Fuis-la plutôt, Michel ! criait de nouveau sa raison exaspérée. Que médites-tu là, justes cieux ! Fuis-la cette Josephte Précourt, si riche, si belle, si entourée ! Fais appel à tes forces raisonnables. Use de tous les moyens possibles ! Tu as déjà assez souffert, Michel. Ta fierté n’a donc pas grandi avec toi ? Car la fierté, heureusement, n’est le monopole d’aucune classe sociale. La supériorité intellectuelle et morale qu’elle garde si bien est indépendante de tous les privilèges de naissance… La seule distinction extérieure des mondains apparaît toujours un peu puérile auprès de la véritable valeur, où qu’elle se trouve… Michel, voudrais-tu donc supporter avanies sur avanies de la part de ces jeunes bourgeois qui te toiseront sans fin ? Et en la présence de Josephte ?… Non, comme on te l’a dit, reste sagement à l’écart. Évite les endroits où la jeune fille paraîtra. N’aide pas aux circonstances qui te rapprocheront peut-être d’elle. Très vite, d’ailleurs, elle se méprendra sur tes véritables sentiments. Elle croira à de l’indifférence ou à de l’ingratitude… Laisse-la te méjuger. Ta tranquillité d’esprit est à ce prix, et tout ton avenir en dépend peut-être. Fuis-la, fuis-la, te dis-je ?

— Pauvre Michel ! concluait son cœur, qui ne cherchait plus à avoir le dernier mot, ton amour pour Josephte te conduira pourtant par ces chemins où tu ne veux pas aller. Je garde l’espoir que c’est moi, alors, qui t’inspirerai… « Le cœur a des raisons que la raison ne connaît pas ». Tu te souviendras, en ces instants, que tes vieux classiques prononçaient bien les mots profonds et définitifs, n’est-ce pas, mon enfant ? »

Le patron et compagnon de bureau de Michel, Maître Amable Berthelot, s’était aperçu de la contrainte physique et morale que s’imposait le jeune homme. Mais il lui semblait difficile d’intervenir. Il connaissait si peu ce clerc, de dix ans plus jeune que lui, d’allures américaines, qui ne connaissait presque personne au Canada, sauf, bien entendu, cette famille Précourt, de Saint-Denis-sur-Richelieu. Le jeune homme, en outre, avait répondu d’un ton bref aux questions qu’il avait posées sur Madame Olivier Précourt et sa jeune belle-sœur, Josephte. Maître Berthelot attendait donc qu’une occasion favorable lui permît de secouer cette mélancolie et de mettre un peu de soleil autour de la vie de son compagnon. Il l’appréciait beaucoup. Il voyait avec surprise sa puissance de travail, qui lui faisait acquérir une sorte de divination juridique avec laquelle il maîtrisait les causes qu’on lui soumettait. Il irait loin, sans doute, pour peu qu’on lui aidât. La politique canadienne intéressait aussi le jeune homme. D’esprit et de cœur, il était avec La Fontaine et ses partisans. Le principe du gouvernement responsable qu’apportait cette Union détestée des deux parlements, Haut et Bas-Canada, il en voyait très bien, tout comme les yeux lucides de La Fontaine, les conséquences heureuses pour nous. Puis, cette amnistie générale des prisonniers politiques de 1837-1838, que La Fontaine obtiendrait, en plus d’une indemnité aux familles, qui avaient injustement souffert dans leurs biens, durant l’insurrection, tenait aux fibres même de son cœur. Pouvait-il oublier les souffrances dont il avait été témoin dans cette héroïque vallée du Richelieu ? Il suivait donc avec une sorte de fièvre intérieure intense les gestes préliminaires à ce sujet du noble La Fontaine. Avec peine, un peu d’humeur même, il vit que la session parlementaire de 1848 s’écoulait sans que ces mesures de juste réparation puissent être discutées et votées. Mais en y réfléchissant, le jeune homme ne put manquer d’admirer une fois de plus la sagesse de La Fontaine. Il recourait à la temporisation, à des méthodes de lenteur voulue, mais si sûres au fond, parce qu’elles étaient enveloppées de son sourd vouloir, aussi inébranlable que le roc, et aussi claires, dans leur exposition, qu’une eau de source coulant tout au près.

Maître Berthelot, un jour, dut entrer en hâte dans le bureau de Michel. Une pièce importante manquait à un des dossiers et il se souvenait que son associé l’avait empruntée pour l’étudier à tête reposée. Le fauteuil de Michel était vide. Un coup d’œil sur la patère dans un coin de la pièce lui fit conclure à l’absence du jeune homme. Une porte d’ailleurs, au fond de la pièce, communiquait avec la rue, et sans doute, Michel était sorti par ce côté. Un peu contrarié, mais y étant tenu, Amable Berthelot commença des recherches, sur le bureau de son compagnon. Une feuille pliée en quatre attira son attention. Il l’examina. Il lut soudain entre les alinéas d’une page de jurisprudence ces mots, qui étaient certes étrangers à cette science : « Josephte, ma petite Josephte, comment vivre longtemps, ici ; sans te voir… je retournerais volontiers aux États-Unis plutôt que de subir cette torture… Je t’aime, Josephte !… Que tu étais belle, en ton jardin, ô ma pure enfant, ce dimanche… » Avec dépit, et confusion, Amable Berthelot replia le papier et ne poussa pas plus loin ses perquisitions. Le dossier attendrait encore le précieux document. Mais le soir, alors qu’il fumait dans sa chambre, tout en lisant la Minerve, cet incident lui revint à l’esprit et lui expliqua l’attitude misérable et triste de Michel. C’était un amoureux sans espoir. Et alors, Maître Amable Berthelot, qui avait, au contraire, la bonne fortune d’aimer et d’être payé de retour, se promit d’aider discrètement à Michel. Sa chère Mlle  Bédard, qu’il mettrait dans la confidence, lui apporterait sa clairvoyance féminine, sa popularité mondaine également. Elle lui permettrait d’introduire dans le monde, en débutant dans le salon du juge Bédard, son père, ce jeune et modeste avocat, que protégeait Nelson. Et alors, Michel reverrait Josephte… et alors, alors… Maître Amable Berthelot ne voulait pas admettre la défaite en amour… La jeunesse, le talent, l’audace, un sentiment sincère, voilà des éléments invincibles de victoire. Michel ne manquait d’aucun de ces éléments. Seulement, les salons se fermaient un à un à cette période de l’année. L’été approchait. Bah ! l’automne viendrait tôt. D’ici là, quelques événements sauraient distraire Michel. Il y verrait, en tout cas. Mais oui, mais oui, cette fête par exemple, du 18 juin prochain, cette installation du Jean-Baptiste, alias le bourdon de Notre-Dame de Montréal, qui serait bien, ô honneur, la plus grosse cloche qu’il y ait sur le continent ? J’y entraînerai Michel, se promit-il. Je le présenterai à Mlle  Bédard ; puis, il se débrouillera lui-même, car, charité bien ordonnée commence par soi-même, je veux bien lui aider, à ce cher associé, mais en tant que ma cour assidue, fervente et sans témoin auprès de Mlle  Bédard n’en souffrira nullement.

Ainsi raisonna, complota, un soir pour le plus grand bien de Michel, Maître Amable Berthelot, esprit judicieux, cœur excellent et amoureux fervent. Mais il se garda bien d’en parler d’avance à Michel. Il le prendrait par surprise.

Le 18 juin, un beau soleil resplendissait sur Montréal. Dès les premières messes, à la Paroisse, la foule prit des allures de fête. Les toilettes claires des femmes jetaient leurs notes de gaieté et de couleur, les habits gris pâle, beiges ou simplement noirs, et les hauts de forme des messieurs, leur servaient de repoussoir, en y ajoutant leur air de solennité habituelle. Les conversations se firent d’heure en heure plus bruyantes. On riait, on s’exclamait surtout. Chacun supputait ses chances d’avoir une excellente place pour la cérémonie de l’après-midi après les vêpres. On se répétait que Sa Grandeur Monseigneur Prince, évêque de Saint-Hyacinthe, officierait, assisté par M. le Supérieur de Saint-Sulpice, et par un nombreux clergé ! M. Billaudel, si éloquent, ferait le sermon de circonstance. Dans l’avant-midi, la foule eut le loisir d’examiner cette cloche énorme, ce gros bourdon qui habiterait bientôt la tour de l’Ouest, dans les hauts clochers de Notre-Dame de Montréal. Elle pesait 24 780 livres, sa hauteur comptait six pieds ; et, à son ouverture, le diamètre mesurait huit pieds et sept pouces. La foule, en s’approchant de très près, pouvait apercevoir autour de la cloche une transcription latine admirablement gravée ; puis des images de la Sainte Vierge, de saint Jean-Baptiste ; et, enfin, un médaillon portant l’emblème de l’agriculture, du commerce et de l’industrie. Sur une large pancarte, placée à droite du gros bourdon, on pouvait lire la traduction de cette longue formule latine.


J’ai été fondu l’année 1847 de l’ère chrétienne,
La 205e depuis la fondation de Montréal.
La 1ère du pontificat de Pie IX,
La 10e du règne de Victoria, reine d’Angleterre,
Je suis le don des marchands, des agriculteurs
et des artisans de Ville-Marie.


Puis, apparaissait également sur la pancarte, la traduction des mots latins gravés tout au bas de la cloche :


Charles 8 Georges Mears m’ont fondu à Londres


Sur le parvis de l’église Notre-Dame, on ne cessa pas de circuler, durant toute la matinée, et, par groupes nombreux. Michel y stationna avec plusieurs de ses voisins de banc, à l’église, dès la sortie de la messe de huit heures. Puis le jeune homme retourna lentement à sa maison de pension tenue par les Giroux, à l’angle des rues Saint-Gabriel et Saint-Paul. En passant devant la maison de la veuve d’Olivier Précourt, rue Notre-Dame, près de la rue Saint-Lambert, il leva inconsciemment la tête. Toutes les persiennes étaient closes. Donc, ni Madame Précourt, ni Josephte n’assisteraient à la grande cérémonie de l’après-midi. Le front de Michel s’assombrit de nouveau. Il redoutait et désirait à la fois la venue de Josephte à Montréal. Que ferait-elle lorsqu’elle apprendrait, si elle ne le savait déjà, son arrivée au Canada, que ferait-elle en face de ces deux faits : la présence de Michel à la ville, et la possibilité de rencontres fréquentes entre eux dans la rue, à l’église ou en tant d’autres endroits. Le croiserait-elle sans le reconnaître, sa petite amie, ou sans paraître le reconnaître ? Cette dernière attitude, si Josephte l’adoptait, lui ferait du mal sans doute ; mais, il le supporterait stoïquement et se mettrait, par la suite, à aimer la jeune fille, un peu comme l’on aime quelque belle étoile inaccessible, appartenant à des régions où l’on ne saurait jamais pénétrer. Puis, malgré lui, et à distance, il la garderait de certains dangers.

En entrant à la pension, Madame Giroux vint au-devant de Michel.

— M. Authier, dit-elle, quelqu’un vous attend dans votre chambre. Je me suis permis de l’y conduire. C’est votre patron, M. Berthelot, je crois.

— Bien, Madame. Mais je vous prierai, à l’avenir, de ne laisser monter personne à ma chambre. La petite salle d’entrée de votre maison est très convenable pour les visiteurs que je puis recevoir d’ordinaire.

— Vous êtes mécontent. Monsieur ? J’en suis chagrine.

— Non, non, Madame. J’avais oublié de vous prévenir de ce détail, voilà tout.

— Je n’oublierai pas votre recommandation. Comptez sur moi… Et puis, Monsieur Authier, nous dînerons de bonne heure, à cause de la belle cérémonie d’après-midi. À midi bien juste.

Un peu contrarié, Michel n’en accueillit pas moins son patron avec beaucoup de déférence. Celui-ci s’excusa de venir forcer la porte de son jeune clerc, à pareil jour et à pareille heure.

— Si j’avais prévu cet honneur, dit Michel, en installant M. Berthelot dans le seul et pauvre fauteuil qu’il possédait, et en se glissant lui-même au pied de son lit, très proprement fait et construit en beau bois de noyer noir. Le seul luxe de la pièce, que ce lit, où se rangeaient en outre, en face, un bureau de toilette, avec petit miroir et accessoires : un grand bol blanc contenant le pot à eau, un porte-savon, un verre, et autres objets. Sur les murs, on voyait un crucifix, quelques images saintes et le portrait de Pie IX, en couleurs un peu criardes. Cela sentait la pauvreté, sinon l’indigence. Au milieu de la pièce, sur une grande table, s’entassaient de nombreux volumes, un bel encrier en argent massif, cadeau de Josephte, à Michel, toujours, et auprès, trois petits écrins en cuir contenant des daguerréotypes. Ils étaient ouverts, ces écrins et l’on y reconnaissait les portraits de Rodolphe Des Rivières, d’Olivier Précourt, avec sa femme, et enfin celui de la petite Josephte, à quatorze ans.


— Pourquoi ce refus de sortir un peu ?
— Je n’ai pas l’habitude du monde.

— Michel, dites-moi, tout de suite, demanda M. Berthelot, vous ne viendriez pas déjeuner en ma compagnie à l’hôtel Donegana ?

— Oh ! Monsieur Berthelot, voyez comme je suis fait. Mon habit n’a plus de couleur, et…

— Je n’attache aucune importance à ces détails, Michel.

— Je vous remercie, Monsieur. Vous êtes toujours délicat.

— Acceptez-vous ?

— Je ne sais que faire. Vous désobliger me déplaît…

— Mais déjeuner en public vous déplaît encore davantage. Je devine juste ?

— Oui, fit Michel, en souriant avec confusion.

— Pourquoi, mais pourquoi ce refus de sortir un peu ?

— Je n’ai pas l’habitude du monde.

— Oh ! dans un hôtel, rien n’est très formel.

— Peu importe ! Mais croyez à ma reconnaissance, Monsieur, cependant… à ma surprise, aussi, qui m’empêche de mieux exprimer mes sentiments.

— Le client que je recevais, hier, au bureau, Michel, et qui a prolongé sa visite au delà du temps fixé, m’a empêché de vous proposer ce déjeuner… Alors, est-ce toujours non ? Ou oui ?

— C’est toujours non, hélas ! Pardonnez-moi de vous refuser, n’est-ce pas, Monsieur ?

— Cela vous aurait distrait. Vous ne me trouverez pas indiscret si j’ajoute que je vous trouve amaigri, triste, même sombre, depuis cette visite à Saint-Denis…

— Ne vous inquiétez pas de moi, je vous en prie, Monsieur Berthelot.

— Mais si, mon ami. Vous m’êtes sympathique, en plus d’être un clerc-avocat de valeur, et que je souhaite garder longtemps. Nos discussions légales sont d’un grand secours à l’un comme à l’autre, Michel.

— Certes, Monsieur.

— Irez-vous à la fête, cet après-midi ?

— Il se pourrait.

— Oui, vous y retrouverez la solitude que vous aimez… dans la foule. Le mot est conventionnel, mais vrai au fond.

— Vous y allez, sans doute aussi, Monsieur ?

— Oui, j’y accompagne une jeune fille, tout vieux garçon que je suis.

— Oh ! vieux est de trop.

— Eh ! eh ! j’ai dix ans de plus que vous, Michel. Trente-trois ans bien sonnés.

— Ça n’est pas le vieil âge, encore, fit Michel, en souriant.

— Savez-vous, mon ami, reprit avec un peu plus d’embarras Amable Berthelot, j’aurais aimé vous présenter cette jeune fille que j’aurai à mon bras ?

— Les jeunes filles et moi, M. Berthelot, nous sommes un peu brouillés.

— Vous vous méprenez du tout au tout, mon jeune ami. Je ne voudrais pas, allez, vous voir témoigner… trop d’intérêt, à ma compagne, non, non… mon but est tout autre.

— Je comprends, dit Michel, qui se mit à rire, cette fois, je comprends sans que vous ayez besoin de rien ajouter.

— Oui, Michel, mon cœur est pris comme le vôtre !

— Comme le mien ? fit Michel, en fronçant malgré lui les sourcils.

— Ne m’en voulez pas, mon ami, si j’ai découvert votre secret. Il sera fidèlement gardé. Mais comment pouvez-vous espérer tout cacher à un curieux comme moi, qui passe ses journées entières avec vous ? Allons, allons, je vous croyais plus perspicace, M. l’avoué ?

— Vous comprenez pourquoi, maintenant, je fuis le monde, les fêtes…

— Si je le comprends, il ne s’ensuit pas que je vous approuve. Le droit constitutionnel est un pitoyable substitut à toute belle jeune fille, croyez-moi. Allons, je m’en vais, l’âme écrasée sous le poids de mon insuccès, conclut en souriant et en se levant, M. Berthelot.

— Pardonnez-moi, Monsieur.

— Pour cette fois, oui. Mais je saurai revenir à la charge.

— Je vous reconduis. Tenez, venez, par ici. Il y a un escalier, puis une porte, en bas, qui donne sur la rue Saint-Gabriel.

Michel s’était pris à réfléchir une fois son visiteur parti. Combien de fois pourrait-il refuser des offres aussi bienveillantes que celles de son patron ? Et alors, le monde tiendrait bientôt sa proie ou plutôt sa victime. Accepté par quelques cœurs nobles, il serait discuté, et âprement, par tous les autres. Si une rivalité quelconque naissait, ce serait encore plus pénible. La lutte n’étant pas égale, il serait fatalement le vaincu. Quelle misère ! Avait-il donc eu tort de suivre le conseil suprême de son parent, Rodolphe Des Rivières ? Sans doute, il voyait clair maintenant dans ses sentiments. Josephte Précourt, sa petite amie d’enfance, devenait pour lui la femme idéale, celle que l’on poursuit sans trêve, de ses vœux heureux lorsqu’elle sourit, malheureux pour un mot distrait ou brusque tombé des lèvres aimées. Mais cette clarté obtenue, où tout cela le mènerait-il ? Pauvre et obscur, pouvait-il prétendre à la main de la jeune fille riche et entourée ? Même s’il parvenait à se créer bientôt quelque avenir, il serait tard pour songer à mettre ce maigre prestige aux pieds de la belle jeune fille. Elle aurait été déjà cueillie certainement. En ce moment, ce Jules Paulet, de mémoire abhorrée, n’en monopolisait-il pas la conquête ?… Non, tôt ou tard, hélas ! il lui faudrait réintégrer son pays américain et tenter d’oublier tout ce passé qui aurait fait à la fois le bonheur et le malheur de sa vie. Durant un an ou deux, cependant, il voulait demeurer au Canada, coûte que coûte. Il y revivrait tous ces beaux souvenirs, il reverrait quelquefois, au moins, sa petite compagne des heures tragiques de l’Insurrection. Elle comprendrait le besoin de son cœur qui se souvenait et ne consentait pas à faire fi de la reconnaissance. Elle le recevrait avec bonté, lui sourirait, lui donnerait le courage de vivre une vie digne de ses protecteurs de jadis… Soudain, Michel sentit sur sa main une larme très chaude. Son émotion devenait par trop intense. Il fallait la secouer. Oui, après le repas du midi, il sortirait et, malgré la chaleur, entreprendrait une longue marche du côté de Lachine. Au retour, il se glisserait dans la foule et assisterait aussi à la bénédiction du gros bourdon de Notre-Dame.

Il était près de quatre heures lorsque Michel, enfin de retour de sa marche, atteignit avec peine les premiers rangs de la foule, très dense, qui regardait la cérémonie du baptême de la cloche. Il se trouvait debout, en face du vieux séminaire et à quelques pas d’invités distingués occupant les dernières chaises placées sur le parvis de l’église. Il entendit soudain, près de lui, une dame parler assez haut et ironiquement à son compagnon, qui semblait fort myope.

— Mon pauvre André, si tu désires tant savoir qui est à l’honneur à ce baptême, que n’arrivais-tu plus tôt ? Tes bons amis les Sulpiciens t’auraient placé en haut lieu.

— Tout de même, répondit le mari sans se blesser le moins du monde du ton de sa compagne, nomme-moi un peu ces parrains et ces marraines. Ils me paraissent resplendissants d’ici.

— Évidemment, ta myopie s’aide de plus en plus de ta brillante imagination.

— Trêve de compliments, ma chère amie… Les noms, les noms !

— Eh bien, il y a huit parrains et huit marraines. L’hon. Louis-Hippolyte La Fontaine regarde sans la voir Mme Bédard, tout comme M. Louis Boyer, Mme Charlebois ; M. Amable Prévost se demande pourquoi on lui a choisi comme compagne Mme Amable Jodoin, de Longueuil, similitude de prénoms, peut-être ; M. Charles Wilson voisine avec Madame Drummond et ne doit pas se trouver mal servi, étant le compagnon d’une fort jolie femme ; puis, il y a M. Louis Comte qui fait bon ménage apparemment avec Mme Jean-Baptiste Dubuc, tout comme M. Olivier Fréchette avec Mme Narcisse Valois, M. Maurice Gougeon avec Mme Simon Valois et enfin M. E. Prud’homme avec Mme Décary. Voilà, mon ami, votre curiosité est-elle satisfaite ?… Ah ! mon Dieu, ce chien… Mais on va l’écraser… Non, non, mon ami… restez près de moi… On fait assez de chahut sans nous.

En effet, un incident se produisait non loin des deux interlocuteurs et de Michel. Un chien errant s’était faufilé et venait de recevoir de la part d’un jeune homme peu patient un coup de pied qui l’avait fait crier assez fortement. Michel, qui aimait tous les animaux et ne pouvait tolérer qu’on les fît souffrir sans raison, se précipita. Il ramassa la pauvre petite bête, la retint dans ses bras sans peine, avec l’intention de la remettre en liberté dès qu’il serait sorti de la foule. Il se trouva soudain en face du jeune homme irritable qui avait frappé l’animal. Michel le regarda tout interdit. Il reconnaissait en lui Jules Paulet, le hautain prétendant de Josephte. Près de lui se tenaient deux jeunes filles, de physionomies fort différentes. L’une, petite et blonde, semblait la douceur même ; l’autre, grande, fort brune, regardait avec dédain tous les visages qui se tendaient vers eux.

— Monsieur, dit avec arrogance Jules Paulet à Michel, qui fut surpris tout d’abord du ton, mais qui s’en amusa ensuite, vous voudrez bien à l’avenir laisser votre bête à la maison. Si vous tenez à attirer l’attention, que ce soit par un autre moyen. Compris ?


— Merci, Monsieur… Cela me remet. Ce pénible incident m’avait fait mal jusqu’au fond du cœur.

Michel ne répondit pas, occupé à calmer l’animal qui aboyait bruyamment à la vue de son persécuteur.

— Vous êtes sourd ou idiot, Monsieur ? N’avez-vous pas entendu mes paroles ?

— Jules, je t’en prie, éloignons-nous. Vois, tous les regards sont sur nous, dit une des jeunes filles, la blonde qui avait une certaine ressemblant avec le jeune homme.

— Tais-toi, Blanche. Laisse-moi donner une leçon de bon sens à ce jeune écervelé. Pars, amène Marcelle.

— Pas du tout, dit celle-ci. Cela m’intéresse.

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! murmura tout bas la frêle jeune fille qui portait si bien le prénom de Blanche.

Michel la regardait avec sympathie. Quelque chose dans les yeux bleus de cette enfant lui rappelait Josephte lorsqu’elle levait jadis sur lui son regard plein d’effroi.

— Eh bien, Monsieur, me répondrez-vous ? reprit encore Jules.

— Pourquoi pas, en effet, repartit paisiblement Michel. Et puisque vous m’avez donné un conseil, recevez celui-ci en échange. Il ne faut maltraiter ni un homme ni un animal que l’on juge faible, misérable ou inférieur à soi. Sinon, l’on n’est sans doute ni un sourd ni un idiot, ni un écervelé, mais quelque chose de bien plus vilain, un…

— Prenez garde à ce que vous allez dire, insolent, cria Jules en l’interrompant le poing levé.

Mais ici, la foule intervint. Elle repoussa avec force le jeune élégant qui se trouva bientôt hors de vue. Michel, rejeté vers le mur du séminaire, s’y adossa bientôt tout en examinant la petite bête qui semblait souffrir. Il se promit d’en prendre soin, ne fût-ce qu’en souvenir de cette première entrevue avec son très suffisant rival. Une voix s’éleva tout à coup près de lui.

— Monsieur, disait une voix douce, de grâce, pardonnez à mon frère. Sa promptitude est extrême. Il n’a pas mauvais cœur, au fond. Je ne sais ce qui lui a pris de frapper cet animal… Votre chien souffre-t-il vraiment beaucoup ?… Oh ! que j’en ai de chagrin !… Je gronderai Jules, Monsieur, demain ! Je le forcerai à vous faire des excuses… Il m’écoute toujours finalement, je vous assure… Monsieur, dites que vous ne nous en voulez plus, dites ?

Michel avait continué à examiner le blessé tout en prêtant l’oreille à la voix compatissante de la jeune fille. Lorsqu’il se fut assuré que rien de grave n’était à craindre, il leva des yeux souriants vers son interlocutrice.

— Je vous en prie, Mademoiselle, ne prenez pas ainsi les choses à cœur. Et surtout, ne m’offrez pas vous-même des excuses… La compassion se lisait dans vos yeux, tout à l’heure, je l’ai bien vu…

— Merci, alors, monsieur… Cela me remet. Ce pénible incident m’avait fait mal jusqu’au fond du cœur. Votre chien n’a rien d’inquiétant, non plus, j’espère ?

— Écoutez, Mademoiselle, je puis bien l’avouer, à vous, qui êtes vraiment… charmante… Ne rougissez pas. Je n’ai aucune intention de galanterie… Je puis bien vous avouer que ce chien n’est pas à moi… J’aime beaucoup les animaux, cependant, et jamais je ne tolère, vous en avez été témoin, qu’on leur fasse du mal en ma présence.

— Si plus de gens vous ressemblaient, il y aurait moins de souffrances sur la terre.

— Mais il y a beaucoup de gens qui me ressemblent…

— Monsieur, ne m’apprendrez-vous pas votre nom ? Je ne pourrai plus oublier cet incident où mon pauvre frère a joué un rôle si piteux.

— Je préfère garder l’incognito, Mademoiselle, ne m’en voulez pas. Voulez-vous que je vous escorte à travers la foule ?

— Non, non, merci, Monsieur. Au revoir ! Car je suis sûre que les circonstances nous remettront en présence… J’y aiderais plutôt ! murmura encore la jeune fille, en s’éloignant toute rougissante.

Et c’est ainsi que ce soir-là, Michel ramena un compagnon à sa chambre. La pauvre petite bête s’était réfugiée sous le lit, dès que Michel fut rentré dans sa chambre. Sans doute ne croyait-elle pas à la bonne fortune qui lui arrivait et craignait-elle d’être de nouveau jetée dans la rue.

Michel s’endormit tard, inquiet de la tournure que pouvaient bientôt prendre les événements. Ne venait-il pas de se quereller avec l’amoureux de Josephte Précourt, de le défier presque ? Hé ! le petit rustre n’avait pas trop fait mauvaise figure à la première rencontre. Mais le lendemain, une autre surprise attendait Michel.