Le mariage blanc d’Armandine/Le naïf

Éditions de l’arbre (p. 203-210).


LE NAÏF



Conte-postface


Il n’y a pas d’exemple qu’un romancier n’ait peiné ou blessé à son insu d’excellentes gens, auxquelles il était à mille lieues de penser, lorsqu’il écrivait son roman.
François Mauriac

Philippe était né avec des lunettes : il fut toujours naïf, et jamais ses yeux écarquillés ne cessèrent leur étonnement.

Il avait pris au sérieux ses classes, avec ses livres d’histoires, lorsque les autres enfants cherchaient le jeu, et il n’avait jamais fini de jouer, parce que le jeu lui était une étude.

On l’envoya dans un collège lointain. Il sut que la prison est une prison. Il rusa pour en sortir, et, lorsqu’il quitta la prison, il pleura son départ.


La première communion le déçut, qui ne correspondait pas à ce que les frères enseignaient de ces délices. On lui faisait croire aux images, et il ne savait pas que la communion est une réalité.

On lui prouva l’existence de Dieu par des syllogismes vainqueurs, et, quand il vit que Dieu ne se touche pas plus que ça ne se sent, il perdit la foi.

Il n’avait plus de foi. Il voulut être logique. Il vendit ses dictionnaires pour connaître l’amour, et son père lui apprit que les conventions de la société sont tyranniques.

L’alcool lui montra un monde moins terne que l’autre. Il but, il fut malade et devint un voyou.

Ce fantaisiste se fit notaire. Il croyait que le notaire reçoit des actes. Il reçut des actes et négligea les placements auxquels il n’entendait rien, et l’on fut étonné qu’il vendît son étude.

Il écrivit et disait ce qu’il pensait : sa réputation de bohème était faite. Quand il louait, on ne l’écoutait pas. Quand il moquait, on lui suggérait en riant une nouvelle victime. Ce qui le perdit, c’est qu’il pensait qu’on pouvait critiquer ce que le patron admirait.

Il voyait des amis vivre de commissions, de gratifications, et de primes et de bonis : il crut plus simple et plus honnête de quêter. On lui donnait, mais il était obligé de payer son écot d’une farce ou d’une plaisanterie, et c’était encore travailler. Pour faire comme tout le monde, il se décida à tromper. On lui fit savoir qu’on n’était pas dupe et qu’il y a des choses qui ne se font point, si on n’y met des formes.

Il se dôpa, et on lui demandait de vivre dans la vie réelle. Il était heureux, et on lui prouvait qu’il souffrait.

Un jour, Dieu, qui n’est pas conformiste, l’appela au milieu d’une ivresse. Surpris et pensant à une bonne blague, il ne prit pas la peine de se peigner et de se raser, et il le suivit. Les autres riaient ou se scandalisaient de le voir s’approcher de la Table, dans ses vêtements de carnaval et l’haleine chargée de vin.

Le plus surpris, ce fut Philippe, qui sut que Dieu ne lâche pas aisément la main qu’Il prend.

Cependant, il connut les dévots, qui le conviaient à l’apostolat en lui parlant de politique. D’autres s’étonnaient de ne pas le voir plus riche ni plus respectable. Il laissait dire et trouvait son plaisir dans les bas-côtés de l’église.

Un jour, à la taverne, il eut une rechute. Son compagnon, deux jours plus tard, prenait le chemin du confessionnal. Il connut que Dieu se sert de tout, qui tire les âmes des bouges et enseigne en même temps l’humilité.

Philippe confesse que nous vivons dans une vallée de larmes, et il dit que Dieu nous y donne le viatique du rire. Philippe est heureux et sa retraite est peuplée de joie. Il sait que la joie est le cliché vrai de l’amour.