Le manoir mystérieux/La requête

Imprimerie Bilodeau Montréal (p. 114-119).

CHAPITRE XVII

LA REQUÊTE


En recevant la requête des mains de DuPlessis, M. de Beauharnais lui avait dit de repasser le lendemain à dix heures pour avoir la réponse. Lorsqu’il se présenta à l’heure indiquée, il fut introduit dans une salle où se trouvaient déjà rendus M. Hocquart et Deschesnaux. Après quelques minutes d’attente, on vit apparaître le marquis. M. Hocquart devint pâle et nerveux. Deschesnaux garda son front d’airain. M. de Beauharnais prit la parole en s’adressant à l’intendant :

— Je vous ai fait mander pour vous parler d’une affaire qui concerne un homme de votre maison, M. Deschesnaux, et qui, à cause de ce fait, peut vous attirer le reproche de ne pas exercer sur les personnes de votre entourage toute la surveillance nécessaire. En aussi peu de mots que possible, voici ce dont il s’agit. D’abord, asseyez-vous, messieurs. J’ai reçu hier, par l’entremise de ce monsieur, le capitaine DuPlessis, une requête du bon vieux seigneur de Champlain, signée par l’élite de la société des Trois-Rivières et des environs, se plaignant que vous, M. Deschesnaux, avez enlevé et épousé sa fille contre son consentement, je veux dire contre le consentement du père. Est-ce vrai, cela ?

— Oui, Excellence, c’est vrai.

À ces mots M. Hocquart devint plus pâle encore et il fut près de démentir l’assertion de Deschesnaux et d’avouer son mariage secret. M. de Beauharnais, remarquant sa pâleur, crut que le reproche indirect qu’il venait de lui faire, l’avait blessé injustement, et il ajouta :

— Mon reproche s’adresse plutôt à M. Deschesnaux qu’à vous, M. l’intendant, bien qu’il eût été désirable que vous eussiez sur lui assez d’influence pour le dissuader de donner à l’excellente société de ce pays un exemple aussi peu digne d’être imité.

— Excellence, s’empressa de dire Deschesnaux, le seul coupable est votre serviteur : M. l’intendant ne savait rien de l’affaire jusqu’à dernièrement, et je ne saurais me flatter d’avoir reçu ses félicitations pour la manière dont je m’étais pris pour arriver à mon but.

— Je suis content de savoir cela, dit M. de Beauharnais, car il importe beaucoup au bonheur de ce pays que les grands n’encouragent d’aucune façon ce qui est répréhensible dans les habitudes et les mœurs. Ce que vous avez fait là, M. Deschesnaux, est mal, très mal. Mépriser l’autorité paternelle est une faute grave. C’est un funeste exemple que vous avez donné.

— Votre Excellence, répondit Deschesnaux hypocritement, peut être assurée que plus qu’aucun je sens aujourd’hui le poids de ma faute. Mais je n’y puis plus rien. Si quelque circonstance pouvait en atténuer la gravité aux yeux de Votre Excellence, je dirais que je n’avais pas d’autre alternative à prendre pour épouser celle que j’aimais et qui m’aimait au point de me conseiller elle-même…

Ici M. Hocquart se leva d’un air indigné comme pour apostropher vivement Deschesnaux, qui n’acheva pas la phrase par crainte de provoquer un démenti. Mais l’intendant, après un instant d’hésitation visible, se dirigea sans dire un mot vers la fenêtre et se mit à regarder dans le jardin, puis s’assit à l’écart. M. de Beauharnais interpréta ce mouvement à son avantage, en croyant que c’était une marque de désapprobation qui lui échappait involontairement pour la conduite de son protégé. Celui-ci reprit sans se laisser déconcerter :

— Je savais que son noble père la destinait à un autre, à ce gentilhomme ici présent qui vous a remis la requête, et qu’il ne consentirait pas à son union avec moi. C’est bien elle qui, après tout, était la plus intéressée dans l’affaire, et elle m’a suivi de son plein consentement.

— C’est une atténuation, remarqua M. de Beauharnais, mais ce n’est pas une justification. Le représentant de Sa Majesté chrétienne au Canada ne peut approuver des unions contractées de cette manière, et je veux qu’il soit bien connu que je désapprouve la vôtre de tout mon pouvoir. Il faut empêcher ce mauvais exemple d’avoir des imitateurs, en le frappant du blâme mérité. Cependant, si vous êtes mariés devant l’Église, il faut bien que vous restiez mariés, car l’homme ne séparera pas ce que Dieu a uni ; vous comprenez cela, M. DuPlessis, n’est-ce pas ? Il faut aussi que vous le fassiez comprendre au père affligé, à qui la douleur ne permet peut-être pas de raisonner à ce sujet comme il convient.

— Excellence, répondit DuPlessis, je ne suis plus personnellement concerné dans cette affaire. Ma démarche n’a pour but que d’obliger M. de la Touche, à qui je porte à présent plus d’intérêt qu’à l’enfant dont la conduite empoisonne ses vieux jours d’amertume. C’est pourquoi j’ose demander en son nom à Votre Excellence, protectrice naturelle des victimes de l’injustice, qu’on ne séquestre pas une fille loin d’un si digne père, que cet éloignement accable et fait mourir de chagrin.

— Cette demande me paraît juste et facile à accorder, observa le marquis en regardant Deschesnaux qui répliqua aussitôt :

— Tel est le bon plaisir de ma femme, c’est elle qui désire vivre dans cette retraite.

— C’est singulier, dit M. de Beauharnais. Mais c’est une tâche délicate que celle de mettre le doigt entre le bois et l’écorce. Nous en reparlerons aux Trois-Rivières dans quelques jours, au prochain voyage que je dois y faire.

À ce moment, une des portes de la salle s’ouvrit, et madame de Beauharnais, accompagnée de mademoiselle de Beauharnais, hésitait à entrer.

— Vous pouvez entrer, dit le marquis, nous n’avons plus rien de particulier à discuter ici.

Elles entrèrent sans se faire prier. Leur arrivée sembla d’abord mettre M. Hocquart à l’aise, en faisant changer la conversation de sujet. Mais, à son grand désespoir, la marquise y revint bientôt.

— Viendrez-vous avec nous aux Trois-Rivières, dans quelques jours, M. l’intendant ?

— Oui madame, il faut que j’y aille, car Son Excellence veut profiter de sa visite à M. le commandant Bégon pour tenir conseil sur l’état des affaires du pays, afin de se préparer à toutes les éventualités. Et, à part ce devoir, ce sera un sensible plaisir pour moi de vous y accompagner.

— En effet, reprit-elle, le marquis me disait hier que les nouvelles d’Europe apportées par le dernier vaisseau arrivé font craindre que l’Angleterre ne se range du côté de l’impératrice Marie-Thérèse contre la France, ce qui rallumerait la guerre en Amérique entre les deux nations. Au cas où cela arriverait, le marquis s’attendrait à être rappelé en France pour prendre le commandement d’une escadre.[1] Il en serait peiné, je vous assure, car il est attaché au Canada.

— Et les Canadiens, de leur côté, sont beaucoup attachés à leur illustre gouverneur, ajouta M. Hocquart, à qui ils sont reconnaissants de si longs et si précieux services rendus. Et ils ne verraient pas partir avec moins de regret madame la marquise et mademoiselle de Beauharnais, qui ont su s’acquérir de si nombreuses et si sincères sympathies.

— Il nous en coûterait sans doute, M. l’intendant, de nous séparer d’une société qui nous a rendu notre séjour si agréable ici ; cependant, il faut bien savoir se soumettre à la force des circonstances. Mais dites-moi donc, quel est ce capitaine que le marquis nous a présenté et avec qui mademoiselle de Beauharnais semble si bien s’amuser ? je n’ai pas saisi son nom.

— C’est le capitaine DuPlessis, madame, actuellement au service de M. le commandant Bégon.

— Est-il ce monsieur DuPlessis qui était fiancé à mademoiselle Pezard de la Touche, maintenant madame Deschesnaux ?

M. Hocquart devint si visiblement troublé que Mme de Beauharnais s’en aperçut et se hâta d’ajouter :

— Le marquis m’a raconté hier soir cette aventure romanesque, qui ne lui plaît guère ; mais, soyez certain, monsieur, que je ne voudrais pas vous rendre responsable des petits oublis de convenances qu’une affection exaltée pourrait faire commettre à quelqu’un attaché à votre service. Je désirerais bien voir madame Deschesnaux ; on dit qu’elle est très jolie et très aimable, quoique son goût singulier pour la retraite soit un peu surprenant. Elle craint probablement de paraître en société à cause du fait qu’elle s’est mariée contre le gré de son père. Mais il faut pourtant qu’elle se décide à se montrer ; et il me semble que la prochaine réunion aux Trois-Rivières, chez M. Bégon, serait une occasion favorable pour cela.

— En effet, continua le marquis, qui venait d’approcher d’eux et d’entendre ces dernières paroles, il faudra que M. Deschesnaux y vienne avec Mme Deschesnaux. N’est-ce pas, M. Deschesnaux ? ajouta-t-il, en s’adressant à ce dernier, qui à son tour venait de s’approcher du groupe, et qui répondit avec son aplomb habituel :

— Ces jours-ci, j’ai le regret de le dire, madame Deschesnaux n’a pas été très bien. Si elle est mieux lors de la visite de Vos Excellences aux Trois-Rivières, je tâcherai de la décider à m’y accompagner.

— Cela la distraira et lui fera du bien, dit Mme de Beauharnais. C’est la société, ce sont des amusements qu’il lui faut.

— D’ailleurs, ajouta le gouverneur, pour en finir avec ce dont nous parlions tantôt, il est important que vous ne manquiez pas de l’y amener.

Deschesnaux s’inclina en signe de soumission respectueuse, pendant que M. Hocquart détournait la tête pour ne pas laisser voir son dépit. Après avoir causé pendant encore quelques minutes de choses et d’autres, il se retira avec Deschesnaux. Pour ne pas sortir en même temps qu’eux, DuPlessis était parti un peu auparavant, en laissant la meilleure opinion de lui dans l’esprit du gouverneur, de la marquise et de Mlle de Beauharnais.

  1. Le marquis de Beauharnais s’était déjà distingué comme marin.