CONCLUSION


C’était par un beau jour d’automne. L’été de la Saint-Martin, comme on l’appelle, avec ses teintes dorées et son atmosphère nuageuse, ajoutait un charme inexprimable à la terre et à l’air, aux cieux et à l’eau.

Un navire français, les voiles tendues pour saisir la moindre brise, quittait le port de Québec. La charge qu’il portait était bien précieuse, car à son bord étaient plusieurs de ceux dont les noms fameux nous ont été transmis par l’histoire. Parmi eux l’on voyait le chevaleresque de Lévis, le colonel de Bourlamaque, et beaucoup d’autres d’une égale réputation et d’un égal courage.

Bien tristes et bien mornes étaient les regards qu’ils dirigeaient vers le cap Diamant, sur lequel flottait l’étendard de l’Angleterre, remplaçant le pavillon aux fleurs de lys qui avait si longtemps couronné ces majestueuses hauteurs.

Les uns détournaient leurs regards avec un soupir d’impatience, tandis que d’autres contemplaient amoureusement la magnifique contrée dont il fallait se séparer ; cette terre, le tombeau de tant de braves cœurs, de tant de belles espérances et de tant de nobles aspirations. Il y en avait aussi, peut-être, qui regrettaient moins la chute du Canada que leur séparation de quelque gracieuse jeune fille, devenue plus chère pendant leur séjour au milieu des neiges, que tout ce qu’ils avaient pu laisser sur la terre natale, où ils retournaient alors.

Sur la poupe du vaisseau, une femme était assise, et près d’elle on pouvait voir un militaire à la tournure martiale, contemplant sa merveilleuse beauté avec une tendresse pleine de dévouement, qui ne lui permettait pas de jeter un regard sur le pays dont il se séparait peut-être pour toujours.

C’était de Montarville et sa jeune épouse.

Le lecteur ne le jugera pas trop sévèrement, si nous avouons en toute sincérité que dans son bonheur d’appeler Rose sa femme, toute autre pensée de tristesse et de regret était pour le moment complètement oubliée.

Et Rose, à quoi pensait-elle ? qui ressentait-elle ? Quelquefois elle tremblait en voyant l’étendue de son bonheur, craignant qu’il ne fût trop parfait pour durer, trop complet pour cette terre. Mais elle avait été longtemps à l’école de la souffrance et du chagrin, et ce n’était peut-être que la récompense de la patience et du courage avec lesquels elle avait supporté tant de jours d’épreuves.

Leur carrière dans la suite fut vraiment heureuse ; et dans la terre de leur adoption, ils se firent des amis aussi dévoués que ceux qu’ils avaient laissés derrière eux. En vain des langues malicieuses soufflèrent tout bas l’humble extraction de Rose, essayant ainsi d’empêcher la belle jeune femme de pénétrer dans ce cercle impénétrable qui s’appelle lui-même la bonne société. L’effort fut inutile. Peu importe ce que Rose avait été auparavant, elle était maintenant madame de Montarville, avec un nom ancien et irréprochable ; et cela, uni à une grâce sans égale et à une exquise beauté, la rendit en peu de temps la bienvenue dans les salons les plus inabordables.

Ils eurent sans doute des chagrins, car qui n’en a pas ? Trois nobles garçons, l’orgueil de leur père, la joie de leur mère, furent l’un après l’autre enlevés à l’amour de leurs parents, et placés sous le gazon fleuri du Père-Lachaise. Mais il en vint d’autres qu’épargna le trépas ; et quelles que fussent les épreuves qui assaillirent subséquemment leur ménage, ils trouvèrent dans l’ardent amour qui unissait leurs cœurs un baume et un soulagement à tout.

Malgré le culte et l’espèce d’adoration que de Montarville porta toujours à sa femme, il y eut constamment dans la profonde affection de celle-ci une sorte de respect et de reconnaissance illimitée, qui lui faisait garder comme une loi tout désir de son mari. Elle n’oublia jamais, quoiqu’il ne parût pas se le rappeler lui-même, qu’elle était une pauvre paysanne que le généreux amour de Gustave avait élevée à une aussi haute position.

Et Blanche de Villerai fut aussi heureuse dans le genre de vie calme et tranquille qu’elle s’était choisi, quoique jamais l’anneau nuptial ne vînt briller à son doigt. Admirée, recherchée dans la société, bénie par les pauvres dont elle était l’âme et la bienfaitrice, honorée à cause de sa rare intelligence par les hommes les plus éminents par leurs talents et leur position sociale, sa vie fut une de ces rares exceptions qu’on rencontre quelquefois dans le monde. Quand enfin arriva le terme d’une existence si pure, on put dire avec vérité qu’elle finit en paix.

Une part considérable de sa grande fortune fut donnée aux sociétés de bienfaisance et de charité, mais la seigneurie et le manoir de Villerai furent légués aux enfants de Rose et de Gustave de Montarville.

Quoique ceux-ci ne soient jamais revenus au Canada, quelques-uns de leurs descendants y revinrent ; et des successeurs dignes de la noble Blanche elle-même habitèrent la maison seigneuriale de Villerai.

De longues années se sont écoulées depuis cette époque. Le temps, qui marque si bien chacun de ses pas dans nos villes, laisse aussi des traces de son passage dans nos paisibles campagnes, et le vieux manoir de Villerai a sans doute depuis longtemps été démoli ; mais quelques-uns des descendants collatéraux des de Montarville résident probablement encore sur les bords tranquilles de la rivière Richelieu, perpétuant par une vie irréprochable et chrétienne les vertus et les grandes qualités de leurs nobles ancêtres.


fin