XVI


Dans le salon vaste, quoique bas, d’une bonne maison de pierre sur la Place d’Armes, à l’endroit où s’élève maintenant un splendide édifice public, une vieille dame mise avec la simplicité d’une religieuse, était assise, occupée à confectionner des vêtements dont le tissu grossier, mais chaud et durable, montrait qu’ils étaient destinés aux pauvres.

Il y avait dans l’appartement un singulier mélange de luxe et de simplicité. Un simple tapis de droguet couvrait le plancher, de sombres rideaux voilaient les fenêtres ; mais des peintures à l’huile d’une exquise beauté et d’une grande valeur ornaient les murailles. Les sujets, cependant, en étaient tous religieux, de même que ceux des gravures suspendues au-dessus de la cheminée, dont les seuls ornements étaient un crucifix d’ivoire d’un travail délicat, et deux groupes en albâtre, la sainte Famille et la Nativité. Il y avait aussi quelques livres richement reliés ; mais un amateur de littérature légère, qui aurait voulu s’en servir en guise d’amusement, aurait été excessivement trompé, car les sujets, ainsi que les peintures, en étaient tous sérieux et pieux.

Madame de Rochon (nos lecteurs ont probablement déjà deviné que c’est là l’excellente femme dont avait parlé M. le curé), s’arrêta tout à coup dans son travail et jeta un regard vers la pendule.

— Presque onze heures, dit-elle. Ma jeune amie de la campagne va bientôt être ici. Pauvre enfant ! Il faut que je m’efforce de la rendre heureuse.

Ces bonnes paroles, prononcées d’une voix tendre et douce, augurèrent bien en faveur de Rose, et quand celle-ci arriva bientôt après, et entra en présence de sa nouvelle patronne, toute tremblante de timidité, quelques mots encourageants la rassurèrent bien vite et apaisèrent les battements agités de son cœur.

Après plusieurs questions touchant M. Lapointe, madame de Rochon se leva en disant :

— Venez avec moi, petite, je vais vous montrer votre chambre.

L’appartement était simple, mais très confortable ; et des peintures religieuses, des statuettes et des livres étaient partout abondamment répandus.

— Voici votre chambre, Rose ; vous prendrez toujours vos repas avec moi, et vos devoirs seront de m’accompagner dans mes visites aux pauvres, de m’aider quand je couds pour eux, de répondre aux lettres et aux demandes que je reçois presque chaque jour, et de lire pour moi à haute voix de temps en temps, car ma vue commence à baisser. Trouvez-vous votre tâche trop forte, ma chère ? fit-elle en caressant doucement la riche chevelure de sa jeune compagne.

— Comme Dieu a été bon pour moi ! reprit celle-ci en pressant sur ses lèvres la main de madame de Rochon. Dans mes rêves les plus ambitieux, je n’ai jamais souhaité une telle position, une retraite comme celle-ci.

— Mais savez-vous, Rose, que je vous attendais depuis longtemps. Il y a quelques mois, quand la maladie de votre père commença à prendre une mauvaise tournure, mon bon ami, M. Lapointe, m’écrivit, me racontant votre histoire, et me priant, si j’avais besoin d’une jeune personne pour remplir la place que vous venez de prendre, d’attendre jusqu’à ce que vous fussiez libre. Il sut m’intéresser si vivement en votre faveur, que malgré ma vue excessivement faible et mes nombreuses occupations, je vous ai attendue depuis ce moment, ne voulant pas prendre une autre protégée, à laquelle j’aurais pu peut-être m’attacher et qu’il m’aurait été dur ensuite de renvoyer. Vous avez rempli noblement envers votre père vos devoirs d’enfant affectueuse, et un secret pressentiment me dit que ma patience va être maintenant récompensée. Je vous donne la journée pour vous installer et prendre possession de votre nouvelle chambre. Voici la servante avec votre malle, et dans cette commode vous trouverez différentes étoffes, dont, avec votre habileté dans la couture, vous pourrez vous faire un commencement de garde-robe.

Comme le cœur de la jeune fille se remplit de reconnaissance à cette nouvelle preuve de la prévoyance et de la bonté de sa nouvelle amie ; avec quel plaisir elle admira une pièce de toile d’une blancheur éclatante, une autre de flanelle toute neuve, et une jolie étoffe de deuil. Gants, collets, tabliers même, tout y était ; et quoique la simplicité qui régnait dans toute la maison, eût aussi présidé au choix de ces articles, la qualité et la texture en étaient irréprochables. Comme aussi l’exquise simplicité qu’on remarquait partout, la scrupuleuse ponctualité et le soin avec lesquels les repas étaient toujours servis, tout s’accordait parfaitement avec le caractère de Rose. Le riche damas, le brillant cristal, la vieille porcelaine, tout était digne de recevoir les bonnes choses qu’on leur donnait souvent à contenir ; car madame de Rochon, quoique rigide observatrice des abstinences prescrites par l’Église, ne poussait jamais l’ascétisme plus loin que ne le commandait la loi, et sa table était servie d’une manière que peu d’épicuriens auraient dédaignée. Le soir, Rose faisait la prière à haute voix, dans le salon d’entrée ; et les domestiques, toujours mis avec la simplicité qui distinguait leur maîtresse, y assistaient avec recueillement.

La vie que notre jeune amie commençait à mener, était vraiment pour elle pleine de charmes. Quelques heures de loisir lui étaient accordées tous les matins, et d’après l’avis de madame de Rochon, elle les passait dans la bibliothèque, nourrissant son esprit des chefs-d’œuvre anciens et modernes, rangés sur les rayons.

Aucune jeune fille amatrice du romanesque et d’un vain pathétique ; aucun jeune homme admirateur de l’audacieuse immoralité de l’école de Sue et de Balzac n’y aurait rencontré un seul volume de son goût : mais les ouvrages d’hommes tels que Fénelon, Racine, etc., qui ont employé leur génie à l’instruction de leurs semblables, et à la gloire de Celui qui le leur avait donné, étaient là à profusion, indiquant quel était l’esprit et le cœur de celle qui les avait choisis.

Quelques jours après son arrivée, Rose lisait à haute voix à sa bienfaitrice dans le petit salon, qu’elles avaient coutume d’occuper, quand le frôlement subit d’une robe de soie dans le passage, suivi d’une toux légère et affectée, annonça l’arrivée d’une dame. Un instant après, une jeune personne de vingt ans élégamment mise entra dans l’appartement et se laissa tomber sur un sofa avec un soupir langoureux, comme si l’effort de monter les escaliers était presque au-dessus de ses forces.

— Comment es-tu, chère Pauline ? demanda affectueusement madame de Rochon, en interrompant son tricot et souriant amicalement à la nouvelle arrivée.

— Assez bien, ma tante, reprit faiblement celle-ci ; mais vraiment, si je ne vous aimais pas autant, je me priverais complètement du plaisir de venir vous voir ; vos escaliers me font mourir.

Ici Rose, surprise, jeta un regard furtif sur la dame, car dans sa taille bien arrondie et dans ses yeux brillants, elle ne voyait aucune preuve extérieure d’une telle faiblesse.

Soit que madame de Rochon fût accoutumée à ce langage exagéré, soit qu’elle ne voulût point blesser la susceptibilité de sa nièce, elle ne fit voir ni surprise ni incrédulité, mais elle demanda seulement si M. de Nevers était bien.

— Oh ! papa est très bien, reprit-elle nonchalamment ; mais il souffre toujours comme d’ordinaire de son rhumatisme. Je ne saurais vous dire combien je suis fatiguée de ses douleurs, car papa ne parle pas d’autre chose toute la journée.

— Sans doute, ma chère ; mais c’est parce qu’il souffre énormément, reprit gravement madame de Rochon. Crois-moi, les migraines et les langueurs dont tu te plains si souvent, sont loin de faire souffrir autant que la pénible maladie de ton père.

— Je ne crois pas cela, ma tante, et mademoiselle de Nevers détacha son élégant chapeau et le mit négligemment sur une table voisine. Les hommes sont si peu accoutumés à souffrir, qu’ils font un vacarme ridicule pour la moindre bagatelle.

-— Bien ; nous ne discuterons pas davantage cette question, fit la bonne dame en souriant. J’espère seulement que tu ne deviendras jamais capable de juger par ta propre expérience de la différence entre les deux maladies. Mais qu’as-tu donc fait toute la semaine dernière, Pauline ?

— Je suis allée aux soirées et aux bals ; j’ai fait des conquêtes et blessé des cœurs.

— Les cœurs, ma chère nièce, doivent être vraiment bien faibles pour se laisser prendre aussi facilement.

— Que dites-vous là, ma tante ? s’écria la jeune fille d’un air boudeur. Tenez, il y a, par exemple, le capitaine Frémont, qui jurait de se tuer ou de se noyer de désespoir quand je le refusai l’été dernier ; et je pourrais en nommer une douzaine d’autres.

— Oui, mais il ne l’a pas fait, mon enfant. Il vit encore, aussi joyeux et aussi content qu’auparavant. Ah ! Pauline, sois certaine que la fortune dont tu dois hériter un jour, augmente considérablement le nombre et le dévouement de tes admirateurs.

— Vraiment, tante Rochon ? fit-elle un peu piquée ; vous êtes bien franche ce matin. Pensez-vous qu’une brillante jeunesse, des regards fascinateurs et des manières distinguées ne comptent pour rien auprès des hommes ?

— Oui, mon enfant, tout cela a une certaine influence, mais l’argent et la fortune en ont souvent beaucoup plus, particulièrement dans la classe de ces oisifs soupirants, pardonne-moi le mot, qui t’entourent.

— Pourquoi donc, s’il vous plaît, mon oncle Rochon vous a-t-il épousée, alors ? Vous n’étiez pas riche.

— Certainement non, ma chère ; et je n’avais pas, non plus, des regards fascinateurs, ni des manières distinguées ; aussi je laisse à ta propre ingénuité le soin de résoudre ce problème. Prenons à présent un autre sujet plus intéressant.

— Eh bien ! réellement, ma tante, c’est quelque chose de difficile, car il y a si peu de sujets qui nous soient communs à toutes deux. Vous ne vous occupez que d’aller à l’église, faire la charité et toutes espèces de choses pieuses en général ; mes goûts sont tout à fait différents, et je ne pense qu’au plaisir, à la mode, à la gaieté. Ce qui m’intéresse ne peut nullement vous toucher, vous, ma tante.

— Et cependant, Pauline, reprit gravement la vieille dame, nous avons toutes les deux été mises sur la terre dans le même but ; nous tendons vers la même fin. Nous avons toutes deux la mort et l’éternité devant nous.

— Oh ! Seigneur, ma tante ; si vous commencez à me faire une telle morale, je vais être littéralement obligée de m’enfuir ; et la frivole enfant plaça sur ses oreilles ses jolis doigts couverts de riches anneaux. Savez-vous bien que je me sens toujours nerveuse et triste, après un de vos sermons.

— Pourtant tu ne détruis pas souvent la sérénité de ton âme en venant les écouter, dit madame de Rochon en souriant ; mais avoue-moi franchement, est-ce que tu ne rencontres jamais dans la joyeuse vie que tu mènes, des contrariétés et des désappointements qui t’attristent autant même que mes sermons peuvent le faire ?

— Sans doute, très souvent, fit-elle vivement. Ainsi maintenant, par exemple, je me trouve, au moins pour la cinquantième fois, absolument en désespoir d’amour.

— Pauline ! Pauline ! s’écria madame de Rochon avec un air de reproche et regardant en même temps Rose, qui dès l’arrivée de la jeune dame s’était mise à broder activement un collet. Elle était, dans le moment, courbée sur son ouvrage, la figure plus colorée que d’ordinaire ; elle avait probablement trouvé dans les vaporeuses paroles de la jeune fille mondaine, quelque chose qui avait touché une corde secrète de son cœur.

Pauline de Nevers fit un dédaigneux signe de tête, faisant comprendre par là que celle qu’on indiquait lui était entièrement étrangère, et elle continua sur le même ton :

— Oui, vraiment, ma tante, je vous dis la pure vérité. Vous savez que je ne deviens jamais amoureuse, excepté dans des cas absolument désespérés et où je ne saurais rencontrer une affection mutuelle. Je suis dans des dispositions tout à fait malheureuses ; aussitôt que je vois mon attachement éprouvé également par celui qui en est l’objet, de suite mon amour s’évanouit en fumée. Tenez, par exemple, il y avait ce joli garçon, le jeune d’Albert, qui était pauvre, mais aussi beau qu’Adonis. Bien, vous savez que j’ai été tellement engouée de lui, que papa avait presque oublié ses rhumatismes dans la crainte de me voir enlever. Mais à l’instant où ce malheureux jeune homme commença à me faire la cour, à m’envoyer des bouquets, mon affection se changea en indifférence ; et enfin, quand il me demanda en mariage, je commençais à le haïr.

— Eh bien ! alors, Pauline, espérons que son rival actuel te guérira de la bonne manière.

— Oh ! il n’y a pas de danger ! fit avec un soupir la vaine jeune fille, et en prenant un air pensif, presque mélancolique. Il est non seulement très indifférent envers les femmes, mais il ne veut pas même les courtiser. Il est de plus fiancé à une autre.

— Alors, cette circonstance devrait empêcher les jeunes demoiselles de chercher à s’amuser avec lui, et surtout d’en devenir amoureuses.

— Bah ! chère tante, vous vous connaissez bien peu en ces matières. Car cette circonstance-là même est suffisante pour rendre une personne tout à fait irrésistible ; mais celui qui possède mes affections n’a pas besoin de ce titre accidentel pour augmenter son pouvoir. N’importe quelle femme trouverait Gustave de Montarville excessivement aimable.

Rose rougit jusqu’à la racine des cheveux, lorsqu’elle entendit le nom de celui qu’elle aimait d’un amour aussi ardent que secret ; heureusement sa tête était inclinée sur son ouvrage, et sa confusion échappa à ses compagnes.

— Gustave de Montarville ! n’est-ce pas ce jeune Canadien appartenant au Royal Roussillon et qui s’est si bien conduit au siège de Carillon ?

— Oui, ma tante ; il a été blessé, et ensuite on l’a promu en récompense de sa bravoure. Vous ne pouvez vous imaginer quel air charmant et intéressant lui donne son bras en écharpe et cette jolie pâleur de convalescent sur sa joue brune. Je vous assure que je ne suis pas la seule à l’aimer.

— Je pense que vous devriez toutes laisser ce soin à sa fiancée, dit madame de Rochon en souriant.

— Oh ! elle, c’est un vrai glaçon, une statue de marbre, enfin une belle créature sans sentiments. Vous avez sûrement entendu parler de la froide et fière demoiselle de Villerai ?

— J’ai entendu parler, Pauline, d’une demoiselle de Villerai ; mais elle m’était représentée comme une noble et religieuse jeune fille, qui ajoutait encore par ses vertus un nouveau lustre à sa naissance et à sa fortune. Celui qui me l’a décrite ainsi doit bien la connaître ; c’est le curé de Villerai.

— C’est possible, fit-elle avec indifférence. En effet, elle est peut-être bien bonne sous un rapport ; mais pendant tout l’hiver dernier, qui a été sa première saison dans le monde, elle a passé pour être aussi hautaine que belle. Je voudrais seulement que vous entendiez de Noraye parler d’elle.

— Le vicomte de Noraye ? demanda madame de Rochon avec un sourire particulier.

— Justement, ma chère tante, dit la jeune fille en arrangeant nonchalamment son bracelet. Le même qui a su régner pendant quelque temps sur mon cœur inconstant. Son règne a duré six semaines et trois jours. Quoique mon amour soit presque éteint, je n’ai pas entièrement fini avec lui. Il occupe le premier rang parmi mes adorateurs.

— Il n’a donc pas répondu suffisamment à ta préférence, pour changer ton amour en haine ?

— Non ; il n’a jamais placé encore son nom et sa fortune à mes pieds, quoiqu’il dise souvent que son cœur y soit. S’il en venait maintenant à ce point, ce qu’il fera probablement bientôt, il est inutile pour moi de dire quelle réponse je ferais. Ce n’est pas une chose à dédaigner que d’être comtesse, pas une comtesse avec un mince revenu de quelques mille francs, à peine suffisant pour payer mes gants et mes rubans, mais comtesse, maîtresse de terres, de forêts et de châteaux. Pour en revenir cependant à ce que je disais tantôt, vous ne pouvez vous imaginer quels commentaires et quelle mordante critique de Noraye fait de mademoiselle de Villerai ; et il m’a assuré (c’est vrai qu’il est bien méchant, mais qu’importe), il m’a affirmé qu’ils ne s’aiment nullement, apportant pour raison la singulière manière dont leur mariage est remis d’époque en époque, malgré tous les efforts et toutes les représentations de la tante de la fiancée, la vieille madame Dumont.

— Ce n’est tout cela que scandale et jalousie, Pauline. Ils sont deux assez jeunes pour attendre encore quelque temps ; mais, Rose, vous pouvez aller dans la bibliothèque et vous amuser là pendant une heure.

Celle-ci obéit promptement, et comme la porte se refermait sur elle, madame de Rochon s’écria d’un ton de reproche :

— Il faut réellement que je te défende, Pauline, de parler dorénavant d’une manière aussi insensée et aussi frivole devant cette jeune fille. Cela peut lui faire du tort.

— Eh ! du tout, ma tante. Dans sa position, il n’y a, comme de raison, rien de semblable. Quoi ! je suis certaine qu’elle n’a pas même compris ce que je disais, tant notre vie est différente de la sienne. Mais, je vous en prie, dites-moi, d’où vient-elle ? où l’avez-vous rencontrée ? Elle me paraît excessivement jolie pour sa position.

La vieille dame ne put s’empêcher de sourire et reprit :

— Mais tout en étant jolie, elle peut parfaitement remplir ses devoirs, tandis qu’il m’est tout aussi agréable d’avoir vis-à-vis de moi sur ce fauteuil sa jolie et brillante figure, qu’une physionomie commune et maussade.

— Non, non, ma tante, vous vous trompez grandement, et vous vous en apercevrez bientôt. Elle va toujours être occupée à se regarder dans le miroir, quand elle emportera votre couture dans sa chambre ; et au lieu de s’appliquer, elle sera continuellement à s’arranger les cheveux, à se faire des boucles et des coiffures. Je vous le répète encore, vous n’avez pas été sage en prenant à votre service une fille si jeune et si jolie.

— Eh bien ! comme je suis la seule à en souffrir, tu peux m’épargner, Pauline, de nouvelles prophéties. Je prendrai soin que ma protégée ne perde pas trop de temps devant son miroir ; et toi, de ton côté, tu auras bien le soin de ne pas être devant elle aussi légère et aussi frivole que tu l’as été ce matin. Elle a dû sans doute être bien étonnée de ta conduite.

— Alors, quand je reviendrai vous voir, ma tante, faites éloigner votre demoiselle de compagnie, car je ne me troublerai certainement pas jusqu’à faire de son extrême innocence la règle de ma conversation.

— Eh bien ! oui, Pauline, il en sera ainsi dorénavant ; mais pars-tu ?

— Oh ! oui, chère tante, reprit-elle en attachant son chapeau ; j’ai un grand nombre d’affaires aujourd’hui : deux robes neuves à acheter, une robe de bal et une autre pour sortir, outre des gants, des fleurs et beaucoup d’autres choses. Ensuite il faut que j’arrête chez ma modiste, ainsi que chez le bijoutier pour voir si mon collier de rubis est réparé.

— Dis-moi, Pauline, interrompit madame de Rochon en plaçant doucement sa main sur le bras de la volage enfant, dis-moi, as-tu été voir, comme tu me l’avais promis, cette pauvre famille dans la rue Perthuis ?

— Eh bien ! non, ma tante, reprit la jeune fille un peu embarrassée. J’avais réellement l’intention d’y aller, mais ce de Noraye m’a effrayée en me disant qu’il y avait eu dernièrement plusieurs cas véritables de petite vérole parmi les pauvres.

— Les avis de de Noraye, Pauline, ne te conduiront jamais à Dieu. Fasse le ciel que tu ne suives pas trop souvent ses conseils !

— Bon, bon, ma tante, ne vous attristez donc pas pour cela. Tenez, prenez ceci, et elle plaça quelques pièces d’or dans la main de sa compagne. Envoyez-leur cet argent, ça leur fera autant de bien qu’une visite de ma part.

— Oui, mais à toi, ça ne t’en fera pas autant ; cependant je l’accepte avec reconnaissance ; et maintenant, dis-moi, combien de chapitres as-tu lus dans le livre que je t’ai prêté la semaine dernière ?

— Un chapitre, ma tante. Mais ciel ! il était si terriblement ennuyeux, que j’ai été obligée ensuite de lire dix chapitres d’un roman, pour me remettre dans mon état normal.

Pauvre madame de Rochon ! toute autre personne moins patiente et moins bonne aurait depuis longtemps abandonné de désespoir l’instruction morale de la fille volage et indifférente qui était devant elle ; mais elle se contenta de répondre doucement :

— Eh bien ! Pauline, rends-moi mon livre, car je ne veux pas te donner un prétexte de lire ces publications insensées et immorales, qui finiront par pervertir tout ce qu’il y a de bon et de noble en toi.

— Là, là, tante Rochon, ne devenez donc pas si triste et si sérieuse. Je vais vous dire ce que je ferai ce soir. Je lirai un autre chapitre de ce livre (ô mon Dieu ! quelle pénitence), et je me garderai complètement de l’antidote. Au revoir ! et déposant un léger baiser sur le front de madame de Rochon, Pauline descendit rapidement les escaliers.

— Pauvre enfant égarée ! s’écria la vieille dame quand elle fut seule. Parfois mon courage et mes espérances sont sur le point de s’évanouir complètement ; cependant, je ne puis et ne dois pas cesser tous mes efforts. Puisse le ciel les bénir !

Le profond intérêt que portait madame de Rochon à la jeune fille se comprendra facilement quand on saura que C’était la plus proche parente qu’elle possédait au monde. Enfant unique d’une sœur décédée, mariée avec un riche gentilhomme de la colonie, la petite fille avait été privée des soins de sa mère dès l’âge de quatre ans. Vainement madame de Rochon avait plusieurs fois demandé au père de lui confier l’enfant. Il avait toujours refusé, prétendant que sa belle-sœur était trop sévère dans ses idées religieuses, et qu’elle rendrait l’enfant plutôt propre à entrer dans un couvent qu’à conduire une maison. On a vu quels résultats il avait obtenus. L’enfant grandit, vaine, égoïste et frivole, indifférente envers son père, ne vivant que pour elle-même, ne pensant qu’à elle-même. Cependant, madame de Rochon, comme un bon ange, veillait toujours sur elle, supportant ses propos insensés, ses impertinences, afin d’avoir l’occasion de lui souffler à l’oreille quelque bonne parole, quelque grande mais sérieuse vérité. Assurément, de cette manière, elle fit plus pour la gloire de son Maître, que si elle avait éloigné de son cœur cette enfant du monde bien vaine, mais peut-être pas encore complètement perdue.