Éditions Édouard Garand (p. 3-10).



I

L’ATTAQUE NOCTURNE


Dans l’après-midi de ce jour, le 18 octobre 1690, les vaisseaux de l’amiral anglais, William Phipps, avaient bombardé Québec. Les habitants et la garnison n’avaient presque pas souffert au feu de l’ennemi : quelques toits seulement avaient été crevés par les boulets et quelques bicoques démolies. Mais en retour, les batteries du Fort Saint-Louis et celles de la basse-ville avaient fort endommagé les vaisseaux ennemis.

Le feu des Anglais avait cessé vers le crépuscule, tout à coup, et aussitôt les habitants qui, par prudence, étaient demeurés au fond de leurs caves, avaient envahi les rues de la ville poussés par la curiosité de constater les dégâts et de savoir si les Anglais s’étaient retirés.

Les dégâts étaient à peu près nuls, et les citadins se réjouirent ; mais les vaisseaux anglais demeuraient dans la rade en face de la ville.

Monsieur de Frontenac, gouverneur de la Nouvelle-France, quittait à ce moment le Fort Saint-Louis où il avait en personne dirigé le feu des batteries françaises, et, suivi par un joyeux cortège de jeunes officiers français et canadiens, de compagnies de réguliers et de miliciens, d’un bataillon de marins marchant musique en tête, de femmes et d’enfants jetant dans les premières brumes du soir des vivats retentissants, gagnait la cathédrale dont les cloches annonçaient à toute volée un service religieux.

À la droite de Frontenac marchait le jeune capitaine d’artillerie Le Moyne de Sainte-Hélène, portant fièrement à son bras le pavillon de l’amiral anglais, qu’il avait dans l’après-midi abattu d’un boulet de canon. Le pavillon était tombé à l’eau, et, par une bravade toute française, trois jeunes canadiens étaient allés à la nage le quérir en dépit d’une grêle de balles tombée des navires anglais. Toute la garnison des hauteurs de la ville avait été témoin de cet exploit, elle avait applaudi bruyamment à ce coup d’audace qui avait émerveillé l’ennemi lui-même.

Puis l’un de ces canadiens avait rapporté le pavillon à M. de Frontenac.

Or, à présent, on se rendait joyeusement déposer ce trophée dans la cathédrale, et remercier le Ciel en même temps d’avoir protégé la Capitale de la Nouvelle-France.

Dans le sanctuaire tout illuminé, l’évêque, Monseigneur de Saint-Vallier, entouré de son Chapitre, fit entonner un Te Deum par les élèves du Séminaire. Durant quinze minutes les voûtes de la cathédrale retentirent par ce chant magnifique. Puis, à une colonne, sous la chaire, le pavillon de l’amiral anglais fut attaché. Monseigneur fit une courte allocution pour demander à ses fidèles de bien remercier le bon Dieu, et pour louanger l’exploit des jeunes canadiens qui avaient risqué leur vie courageusement pour aller à la conquête de ce trophée. Discrètement, il sut louer aussi l’énergie que M. de Frontenac avait déployée devant les menaces de l’ennemi. Après cette allocution commença la cérémonie de la bénédiction du Saint-Sacrement.

La cathédrale débordait de la foule qui s’y pressait, si bien qu’une grande partie de la population n’avait pu y pénétrer. Sur la place du temple une foule de fidèles demeuraient silencieux et recueillis, écoutant les chants de l’intérieur qui s’élevaient solennellement dans les échos crépusculaires.

Les chants se turent. Le silence se fit profond, troublé seulement par des gazouillis partant des arbres du voisinage. L’évêque, devant l’autel, traçait de l’ostensoir étincelant le signe de croix, et les fidèles, prosternés, penchaient leurs fronts.

À ce moment, la foule agenouillée sur la place de la cathédrale vit s’avancer un jeune homme âgé d’une trentaine d’années environ. Mais un jeune homme si petit, car sa taille ne mesurait pas plus de quatre pieds et huit pouces, si maigre, si grêle, si fluet, qu’au premier abord on l’aurait pris pour un gamin de quinze ans. Sa tête était coiffée d’un feutre gris orné d’une longue plume blanche, son uniforme était gris, sa culotte grise et ses jambes étaient emprisonnées dans de longues bottes noires éperonnées. Mais ce qui pouvait étonner dans l’accoutrement de cet inconnu, c’était la longue et lourde rapière qui lui battait les jambes. Elle avait un aspect si lourd qu’il semblait impossible que le personnage qui la traînait pût la manier.

L’inconnu s’arrêta un moment près des premiers rangs des fidèles agenouillés, et promena un regard noir et ardent autour de lui. Il semblait chercher une voie pour arriver jusqu’au temple : car les rangs des fidèles étaient pressés les uns sur les autres.

Alors plusieurs curieux levèrent leur visage vers cet homme dont les yeux brillants éclairaient une figure maigre, bistrée, mais empreinte d’une rare énergie. Et ces propos à voix basse circulèrent :

— Tiens ! c’est Cassoulet…

— Cassoulet !… Qu’est-ce que c’est que ça. ?

— Ah ! tu m’en demandes trop… Mais tu sais bien, celui qu’on appelle le Manchot de Frontenac ?

— Ah ! bien, je comprenons, c’est le lieutenant des Gris ! J’savions pas qu’il s’appelait Cassoulet, le pauvre p’tit malingre !

— Trompez-vous pas, les amis sur le p’tit malingre qui commande les Gris, murmura un vieillard.

Plus loin une commère souffla à sa voisine :

— Pauvre petit bougre ! est-ce qu’on dirait pas que ça souffre toujours ?

Un bourgeois, qui avait entendu cette remarque, sourit et dit :

— Oh ! le petit bougre, bonnes dames, n’a pas besoin de personne pour se tirer d’affaire, il mangerait un géant !

Murmures et chuchotements circulaient sur la place, tandis que celui qu’on avait appelé Cassoulet se mettait à traverser la foule. Sur son passage on s’écartait vivement avec respect et admiration.

Le jeune homme s’arrêta devant la porte du temple. Là, tourné vers l’autel, un suisse géant bloquait l’entrée. Il était coiffé d’un feutre noir galonné d’or, vêtu d’un manteau rouge et chaussé de souliers d’argent. Sa main droite, énorme, tenait une hallebarde, à sa ceinture pendait une épée de parade, et cet homme demeurait dans une attitude imposante.

— Eh ! dites donc, Monseigneur ! interpella ironiquement le jeune homme ; vous me direz bien ce que je désire savoir ?

Le suisse, qui n’avait pas eu connaissance de l’arrivée de ce personnage, se tourna brusquement. En apercevant celui qui lui parlait et qui avait à ses lèvres un sourire plus qu’injurieux, ses sourcils très épais se contractèrent, ses regards gris s’illuminèrent de feux ardents, et d’une voix basse, étouffée, mais qui grondait terriblement, il répliqua :

— Silence !… Monseigneur élève l’ostensoir…

— Monseigneur !… rétorqua l’autre en ricanant doucement. Par l’épée de Saint-Louis ! j’avais cru le trouver dans cette porte.

— Mais vas-tu bien te taire, freluquet ! souffla rudement le suisse.

— Ah ! par exemple, Monseigneur, fit plus ironiquement le jeune homme, je me tairai bien si vous me laissez entrer.

— Il n’y a plus de place… arrière !

— C’est en avant que je vais, je veux parler à son Excellence !

— Tu lui parleras après !

— C’est tout de suite ! répliqua rudement et avec un regard menaçant le jeune homme.

— Ah ! ça, morveux, rugit le suisse dont le visage devint cramoisi, je vais t’apprendre…

Le colosse avait fait un tour complet sur lui-même pour faire face à la foule sur la place et au jeune homme. Toute sa terrible armature tremblait de colère, ses yeux éclataient, ses grosses lèvres blêmissaient, ses bajoues bleuissaient. Il leva sa terrible hallebarde comme pour foudroyer le malingre qui l’importunait. Mais son geste ne s’acheva pas : le jeune homme venait de saisir le gros suisse à la taille, de le soulever et de le jeter de côté comme un méchant paquet. Un murmure d’admiration accueillit ce tour de force extraordinaire et la foule fut sur le point d’applaudir bruyamment. Mais un rugissement de rage avait éclaté sur les lèvres exsangues du géant qui, l’épée et la hallebarde au poing, voulut se jeter contre le morveux. Mais déjà celui-ci s’était faufilé à l’intérieur de l’église et fendait le flot pressé des fidèles, au moment où les élèves du Séminaire entonnaient le chant du Magnificat. Il s’avança jusqu’au sanctuaire près duquel se tenait M. de Frontenac entouré de ses principaux officiers.

— Excellence, souffla le jeune homme en se dressant sur la pointe des pieds pour atteindre l’oreille du gouverneur, les Anglais sont débarqués sur le rivage de Beauport et marchent vers la rivière Saint-Charles.

Frontenac fronça des sourcils terribles et demanda :

— En es-tu sûr, Cassoulet ?

— Excellence, j’ai vu de mes yeux. C’est le major Walley qui commande ces Anglais.

— Et combien y en a-t-il ?

— Je ne sais pas au juste ; mais autant que j’ai pu voir, il y en a bien une couple de mille.

— C’est bien, cours au château et au fort réunir les troupes de la garnison, et tout à l’heure je donnerai les ordres nécessaires pour aller à la rencontre de messieurs les Anglais.

Cassoulet quitta le gouverneur pour aller exécuter les ordres reçus.

Comme il allait sortir, il trouva devant lui un colosse qui lui barrait le chemin avec un air résolu, un colosse dont la face était effrayante à voir, dont les yeux énormes, désorbités, s’injectaient de sang, dont les dents grinçaient à faire frémir… C’était le magistral suisse qui venait de se jurer de venger proprement et exemplairement l’outrage fait à sa personne devant la foule des fidèles, à son évêque et à Dieu même par ce diablotin qui n’avait pas craint de souiller le temple saint de sa présence.

— Ah ! ah ! gnome infâme, rugit le suisse en posant ses deux mains très lourdes sur les épaules du jeune homme, dont les jambes ployèrent sous la pesée faite par le géant. Ah ! ah ! jeune freluquet, espèce de morveux, de…

Il fut interrompu par une voix de jeune fille qui, à l’instant même, quittait la cathédrale parmi le flot des premiers fidèles.

— Papa !… papa !… cria la voix avec un accent de prière.

À cette voix partie derrière lui, Cassoulet fut tenté de se retourner ; mais le colosse, ivre de fureur et n’ayant pas paru entendre la voix suppliante, faisait peser davantage le poids de son corps sur les épaules du pauvre jeune homme, et continuait :

— Oui, vil moucheron, je vais t’apprendre à respecter le représentant de Monseigneur l’évêque !

Le moucheron semblait perdu, car le géant était si ivre de rage qu’il en perdait la raison et qu’il allait, certainement, anéantir à tout jamais sa victime.

Émue et terrifiée à la fois, la populace se resserra près de l’église pour mieux voir ce qui allait se passer.

Cassoulet, lui, ne paraissait pas avoir peur. Il souriait… mais pourtant ses yeux lançaient des éclairs non moins terribles que les éclairs jaillis des prunelles ensanglantées du suisse. Et tout probablement, si l’on peut en juger par l’exploit qu’il avait accompli l’instant d’avant lorsqu’il avait ôté le colosse de son chemin, il allait trouver encore le truc de se débarrasser du trop zélé serviteur de Monseigneur l’évêque, quand une jeune fille fendit la foule et de ses deux mains fines saisit un bras du suisse.

— Papa ! papa !… supplia-t-elle.

— Arrière, Hermine ! clama le géant avec rage.

La jeune fille se suspendit au bras de son père.

Dans un rapide regard Cassoulet vit une belle enfant, blonde comme une madone de Fra Angelico, tout en émoi, avec un visage de vierge, avec des yeux de velours bleu, une bouche admirable, une taille de déesse, et il fut si ému, qu’il trembla violemment. La foule qui le vit trembler pensa qu’il avait peur.

Cassoulet lança un regard admiratif à la jeune fille et pensa :

— La fille de ce sauvage ?… Non, ce n’est pas possible !

Puis, profitant du moment où le suisse, distrait par sa fille, pesait moins lourdement sur ses épaules, il se baissa soudain, glissa entre les deux jambes du géant, se faufila dans la foule et gagna rapidement l’extrémité de la place. Là, hors de l’atteinte du suisse, il lança un rire sarcastique.

— Par la mitre de Monseigneur ! hurla le colosse en tendant le poing, on se retrouvera, morveux d’avorton !

Mais Cassoulet déjà disparaissait dans les ombres du soir.

La jeune fille voulut apaiser la fureur de son père.

Celui-ci la rudoya et la poussa loin de lui, grondant :

— Toi, Hermine, va-t’en à la maison, et à l’avenir tu te mêleras de tes affaires !

Et autour de lui l’effrayant suisse roula des yeux si énormes, si farouches, si sanglants, que la foule des fidèles recula. Puis satisfait du moins de voir la populace s’effacer devant lui, le suisse reprit sa hallebarde, qui était demeurée appuyée contre le mur de l’église, et se plaça à côté de la grande porte pour surveiller la sortie de ceux qui étaient dans l’intérieur de la cathédrale.

L’instant d’après, apparaissait M. de Frontenac qui donna immédiatement des ordres à ses officiers ; et cinq minutes ne s’étaient pas écoulées que circulait de toutes parts la nouvelle que les Anglais marchaient contre la ville du côté de la rivière Saint-Charles.

Des officiers s’élançaient à toute course vers le fort, d’autres appelaient les miliciens sous les armes, d’autres encore à la tête de compagnies rassemblées à la hâte dévalaient vers la Porte du Palais. Des artisans et des bateliers, faisant partie des milices, couraient à leurs habitations pour y chercher leurs armes. Le reste de la population, fort alarmée, se dispersait peu à peu, et chacun regagnait son logis.

La nuit tombait.

Au fort, où Cassoulet avait donné l’alarme, les bataillons se formaient rapidement et gagnaient au pas de course la rivière Saint-Charles. Comme il sortait à son tour, il rencontra M. de Frontenac qui revenait de la cathédrale accompagné de Sainte-Hélène et de M. de Villebon.

Le jeune homme s’effaça et voulut s’éloigner rapidement. Frontenac l’arrêta.

— Où vas-tu, Cassoulet ?

— Excellence… bredouilla Cassoulet en s’arrêtant et en rougissant.

Il ajouta après quelques secondes d’hésitation :

— Là, Excellence, où vous me direz d’aller.

Frontenac de son regard perçant saisit chez le jeune homme un trouble inaccoutumé dont il était loin de s’imaginer la cause. Car ce trouble du jeune homme, c’était le souvenir tout vivace et l’image toute resplendissante de la petite madone qui lui était apparue, alors que le gros suisse s’apprêtait à lui faire un mauvais parti. La vue de cette jeune fille avait tellement bouleversé l’esprit de Cassoulet, que celui-ci en était tout chaviré. Il n’avait pu écarter la ravissante image de sa pensée, et maintenant il était dévoré par le désir de la revoir.

— Ah ! s’était-il dit en quittant la place de la cathédrale, Maître Turcot a une fille !… Qui l’aurait dit !… Et une enfant encore… jolie comme un ange, si je me rappelle bien ! Quoi ! il est donc marié, cet animal-là ? Mais qu’a-t-il fait de sa femme ? L’a-t-il mangé ?… Il faut que je le sache ! Je veux revoir cette belle enfant, car je dois la remercier pour avoir intercédé en ma faveur. Il est vrai que son intercession était bien inutile ; car, si je ne me trompe, j’allais justement envoyer Maître Turcot s’allonger de la belle façon. Oui, je veux revoir… Hermine ! Hermine ?… Oui, oui, c’est ainsi que l’a nommé Maître Turcot. Ah ! la belle Hermine !… La jolie Hermine !… La brave petite Hermine !… Oh ! je sais où loge le maudit suisse, derrière la cathédrale. J’ai vu sa bicoque une fois en passant par là. Oui, c’est là que je trouverai la divine Hermine…

Effectivement Cassoulet allait, en sortant du fort, courir au logis du suisse, quand M. de Frontenac l’interpella.

Le trouble du jeune homme fut donc causé par la pensée qu’il ne pourrait peut-être pas aller immédiatement rendre visite à la belle et gracieuse jeune fille.

— Il faut, dit le gouverneur, que tu montes à cheval et que tu galopes jusqu’à Beauport pour prévenir le capitaine Juchereau et lui ordonner de se mettre à la tête de ses miliciens pour venir se retrancher sur la rivière Saint-Charles, où Monsieur de Sainte-Hélène et Monsieur de Villebon se rendront bientôt pour diriger les opérations. Va !

— Bien, Excellence, je cours.

— S’il était trop tard et que Messieurs les Anglais se trouvassent sur ton chemin, passe au travers !

— Je passerai au travers, Excellence, assura Cassoulet sur un ton convaincu.

Il rentra dans le fort. Avant que MM. de Sainte-Hélène et de Villebon ne fussent partis avec un bataillon de réguliers pour la rivière Saint-Charles, Cassoulet sortait du fort, monté sur un fougueux coursier, et à toute vitesse traversait la ville, gagnait le pont de la rivière et fendait l’espace vers Beauport dont il apercevait les lumières dans l’éloignement.

La nuit venait si vite que le lieutenant des gardes ne voyait plus le chemin. Il n’avait pour le guider que des bosquets dont les taches sombres se dessinaient par ci par là. Il franchissait des fourrés, des marais à une allure extraordinaire. Tout à coup il fut assailli par une vive mousqueterie, mille éclairs déchirèrent l’obscurité en même temps qu’une grêle de balles crépitait de toutes parts, hachant les feuillages, sifflant à ses oreilles.

Sa monture fit un écart terrible qui faillit le désarçonner. Cassoulet se cramponna criant :

— En avant, Diane !

Il laboura les flancs de sa jument. La bête renâcla de douleur et fonça comme avec rage dans les rangs d’un régiment de soldats anglais. Une autre décharge non moins terrible que la première fit trembler l’espace, mille autres éclairs aveuglèrent cavalier et monture… Mais Cassoulet passa au travers, comme il avait promis à M. de Frontenac, il passa sans recevoir une égratignure, sans que sa jument Diane fût le moindrement blessée. La bête paraissait avoir des ailes, elle coupait l’espace avec la rapidité de l’éclair. Cassoulet arriva bientôt à Beauport et mit tout le village en branle par la nouvelle que les Anglais marchaient sur la ville.

Le capitaine Juchereau fit sonner le tocsin, rassembla hâtivement ses miliciens et à la tête de deux cents hommes s’élança avec Cassoulet pour prendre les Anglais en flanc.

Lorsque Juchereau, guidé par Cassoulet, atteignit les marais, M. de Sainte-Hélène y accourait déjà avec trois cents Canadiens.

L’ennemi fut attaqué de front par Sainte-Hélène, en flanc par Juchereau. Celui-ci avait fait allumer un feu de broussailles pour éclairer la scène du combat. Le premier, Cassoulet fondit sur les troupes anglaises, et, armé de sa lourde rapière qui fendait les têtes, tranchait les gorges, avec la longue plume blanche qui flottait à son feutre, il ressemblait. dans cette demi-obscurité rougeâtre, à un ange exterminateur.

La panique se mit bientôt dans les rangs des Anglais qui estimaient le nombre de leurs adversaires beaucoup plus élevé qu’il n’était en réalité. Les Canadiens comptaient cinq cents hommes, tandis que l’ennemi pouvait avoir dix-huit cents combattants. Cette escarmouche dura tout au plus vingt minutes, mais les Anglais y perdirent plusieurs hommes, morts ou blessés, qu’ils emportèrent dans leur fuite. Cassoulet les pourchassa avec quelques Canadiens et fit encore quelques victimes. Mais comme il était à craindre, à cause de l’obscurité, que l’ennemi ne tendit quelque piège, il abandonna la poursuite pour retourner à la ville.

Sainte-Hélène et Juchereau, qui s’était fait casser un bras au cours de l’action, se retranchèrent sur la rivière Saint-Charles pour barrer le chemin de la cité à l’ennemi.

Au moment où s’engageait ce combat, les vaisseaux de l’amiral Phipps rouvraient le feu contre la ville. Une avalanche de fer et de feu tombait sur la cité, lorsque Cassoulet y rentra pour aller rendre compte au gouverneur de sa mission, et pour lui donner le résultat du combat nocturne. Il traversa la ville sous une pluie de boulets de fer, dans une obscurité rayée d’éclairs par le feu des batteries, dans un vacarme effrayant. Il trouva le gouverneur au fort où les batteries françaises répondaient activement au feu de l’ennemi.

— Battus les Anglais ! cria-t-il à Frontenac.

Le gouverneur sourit.

— Bien, dit-il. Lorsque le bombardement aura cessé, ajouta-t-il, je te donnerai des ordres pour Monsieur de Sainte-Hélène.

Comprenant que le gouverneur n’aurait pas besoin de ses services pour une heure ou deux, Cassoulet quitta le fort et prit le chemin de la cathédrale.

La pluie de fer augmentait.

La terre et le ciel tremblaient sous les détonations retentissantes, entre les navires ennemis et le fort Saint-Louis des lueurs aveuglantes comme des éclairs se croisaient, sifflaient, s’entre-choquaient. Au loin les échos des bois et des monts se renvoyaient le fracas des canons. À certains moments le feu était si vif, les détonations se succédaient si rapidement qu’on sentait le sol frémir sans arrêt, et l’on eût pensé que le Cap Diamant oscillait sur ses bases. Parfois un boulet coupait l’espace, sifflait au-dessus de la ville, puis plongeait sur un toit qu’il enfonçait avec un craquement sinistre.

À l’instant où Cassoulet, toujours monté sur sa jument Diane, arrivait près de la cathédrale, un boulet heurtait le clocher dont une partie s’écroula sur la place avec un vacarme terrible. Instinctivement et comme s’il avait redouté d’être atteint par les débris, le lieutenant des gardes arrêta sa monture. Mais au même moment un autre boulait frappait un angle de la cathédrale, ricochait et atteignait la jument de Cassoulet en plein poitrail.

La bête s’écrasa en renâclant avec douleur. Le jeune homme n’eut que le temps de sauter hors des étriers, et il grommela avec humeur :

— Nigaud que je suis… quelle affaire avais-je à m’arrêter par crainte de me voir assommer par un clocher !

Dans l’obscurité profonde qui régnait de toutes parts, car tous les réverbères de la cité avaient été éteints, il entendait les gémissements douloureux de sa monture agonisante. Il demeura là immobile quelques instants. Autour de lui la pluie de fer ne tombait plus, mais elle semblait redoubler sur d’autres points de la ville. Au bout de quelques minutes la bête exhalait le dernier soupir.

— Allons ! murmura Cassoulet avec chagrin, monsieur le gouverneur m’en voudra certainement d’avoir fait tuer une si bonne jument. Il m’en exigera le paiement, et il aura raison, et cela me sera un exemple pour une autre fois. Eh bien ! ajouta-t-il avec un sourire, il y a non loin d’ici une belle jeune fille qui me compensera bien de cette perte ! Allons ! je n’ai que la place à traverser, enfiler la ruelle à gauche et gagner, si je me rappelle bien, une impasse qui se trouve placée à l’arrière du temple.

Et, marchant dans les ténèbres comme s’il se fut trouvé en plein jour, il gagna la ruelle à gauche de la cathédrale et atteignit en moins de cinq minutes une impasse si noire quelle pouvait ressembler à un four.

— C’est ici, se dit Cassoulet avec un soupir.

Il pénétra doucement dans l’impasse.

— Pourvu que le suisse n’y soit pas ! murmura le jeune homme.

Il marcha avec précautions jusqu’à une bicoque qu’il devinait plutôt qu’il ne voyait. Mais dans le vacarme d’enfer qui rugissait de toutes parts sur la cité il était bien inutile de dissimuler le bruit des pas. Oui, mais Cassoulet, avec le trouble intérieur qui le tourmentait et captivait tout son esprit, n’entendait plus ce vacarme, il n’entendait rien du tout… rien que les battements de son cœur. Et dans le silence religieux où il semblait marcher, il avançait sans faire de bruit.

Il s’arrêta devant la bicoque qu’il crut reconnaître. Elle n’offrait sur sa façade que deux ouvertures : une petite fenêtre protégée par un solide volet et une porte faite de chêne et lamée de fer. Cassoulet ne s’étonna nullement ni du volet solide ni de la porte lamée de fer, car il savait que là, dans cet intérieur modeste, demeurait caché un trésor pour la préservation duquel il était bienséant de prendre les meilleures précautions.

Cassoulet sourit.

Il regarda d’abord le volet ; c’était la première ouverture qui se trouvait sur son passage. La porte était à deux pas plus loin. Ce volet était fait à deux panneaux qui, en se rejoignant, laissaient un mince interstice, si mince qu’en plein jour l’œil le plus exercé n’aurait pu pénétrer à l’intérieur du logis. Mais, la nuit venue, il n’était plus assez mince pour arrêter le rayon d’une lampe. Or, Cassoulet vit un rayon, si l’on peut appeler rayon une toute petite raie de lumière perpendiculaire, et si faible qu’elle n’arrivait pas à troubler de l’épaisseur d’une ligne la couche de ténèbres de l’impasse. Et sur le volet peinturé de rouge cette raie de lumière était comme une ligne d’or tirée de haut en bas par un très léger pinceau.

Cassoulet regarda cette ligne d’or. Puis il tressaillit et approcha un œil noir et pénétrant. Il vit un léger rideau de mousseline, et de l’autre côté de ce rideau se dessinait une silhouette si légère, si claire, si diaphane qu’il oscilla dans un vertige d’admiration et d’extase.

Ah ! quelle apparition de fée !

Cassoulet voyait une tête admirable, auréolée d’un nuage d’or tendre. Il ne la voyait que de profil, mais ce profil était merveilleux. Il distinguait fort bien un front, pur comme un marbre, doucement zébré vers les tempes de petites lignes d’azur qui faisaient très joli. Un nez droit, mince, justement proportionné, avec une narine assez écartée, mais pas trop, et qui semblait frémir. Il voyait encore une moitié de bouche… ah ! mais quelle bouche !… Était-ce une cerise ? À moins que ce ne fût une fleur de grenadier !… La joue était une rose toute fraîche et si doucement veloutée ! Le menton lui apparaissait comme un autre fruit auquel il aurait mordu à plus belles dents ! La nuque… ah !… Cassoulet chavira… Oui, la nuque était de l’ivoire, ou de l’albâtre, ou… il se le demandait. Mais n’importe ! sur cette nuque reposait un lingot d’or… une natte de cheveux blonds… Ah ! quels cheveux !… Et Cassoulet contemplait encore en frémissant une gorge… ah ! plus blanche que du lait… Il ferma les yeux, ébloui. Ah ! non, non, ce n’était pas possible que ce fût là une créature de la terre ! Cassoulet devait se trouver devant une reine du ciel ! Faust devant la vision de Marguerite dut penser la même chose.

Cassoulet rouvrit ses yeux. Il s’était imaginé que la vision disparaîtrait comme ces visions exquises de rêve. Il chancela : la vision demeurait ! Allons ! elle était réelle ! Tant mieux, il pourrait encore la contempler un peu, ce pauvre Cassoulet dont le cœur fondait comme un suif sur un feu ardent. Et il admira encore deux petites mains… des mains célestes… Non ! ces mains ne pouvaient pas être humaines… des mains aux doigts fuselés, et mains et doigts travaillaient paisiblement à un ouvrage de couture…

— Par l’épée de saint Louis ! murmura Cassoulet, quelles mains !

Il frissonna longuement.

— Et ces mains-là, ajouta-t-il, ne peuvent être que les mains de la divine Hermine… une main faite pour la main d’un prince !

Et sans savoir, Cassoulet essayait de tirer le volet pour mieux voir à l’intérieur, pour mieux contempler cette créature exquise. Mais le volet résista, retenu à l’intérieur par un solide crochet.

Le jeune homme appuya son oreille à l’interstice pour écouter. Dans le logis nul bruit qu’un doux fredonnement… une musique d’ange !

— Bon ! fit Cassoulet avec satisfaction, le suisse n’est pas là. Je ne serais pas étonné qu’il fût en train de boire en quelque taverne de la basse-ville, car Maître Turcot n’a pas les bajoues cramoisies pour rien ! Entrons !

Il avança près de la porte et frappa timidement.