Éditions Édouard Garand (p. 57-60).

— II —


Par quelles phases d’état d’âme avait passé Germaine avant d’en arriver à cette conclusion d’une démarche humiliante ? La pâleur de ses joues, le bistré autour des yeux suffiraient seuls à les laisser pressentir. L’état d’affaissement de son mari que le malheur avait brisé, anéanti ; son découragement devant l’affreuse perspective ouverte sur l’avenir ; la démoralisation extrême qui l’accablait, en faisant un quelque chose de pantelant, serait suffisant pour la lui faire entreprendre.

Il était sans énergie devant l’obstacle, sans volonté. Il n’avait plus la force de vouloir. Dans sa vie tout s’était passé sans heurts, sans secousse. Il n’avait jamais connu d’infortune. Fils unique d’un père millionnaire, héritier d’une entreprise brillante qui fonctionnait d’elle-même seulement sur « l’air d’aller », comme disent quelques gens, il était de ces gens à qui tout sourit, et qui vivent dans le luxe comme on respire.

Les privations, il ne connaissait pas cela. Et maintenant, il était ruiné, bel et bien ruiné, sans un sou vaillant, acculé à la banqueroute. Qui sait, peut-être sera-t-il accusé d’avoir voulu frauder ses créanciers. Car Victor Duval s’était acharné avec une ardeur diabolique à l’enserrer dans des difficultés inextricables. Il avait pris tous les moyens pour arriver, même les moins avouables. Et il a d’autant mieux réussi que personne ne pouvait se douter du petit jeu qu’il jouait. Il opérait dans l’ombre, lentement, sournoisement, sûrement. Il n’était pas homme à se contenter des demi-mesures.

Ses contrats avaient tous un échappatoire pour lui. Ils contenaient tous un piège, savamment dissimulé, mais où l’on était tombé, lourdement, sans espoir d’en sortir.

Depuis la soirée mémorable de la fusion, Pierre LeMoyne avait conservé son attitude hébétée. Il avait essayé de réagir au début. Inutilement. Tous ses efforts s’étaient condensés en une rage d’enfant.

Germaine le voyait, l’œil terne, sans vie, indifférent à tout, refusant d’absorber aucune nourriture.

Elle voyait bien l’avenir en face, avec ses turpitudes et ses hontes. Elle non plus ne pouvait se résoudre…

Elle voyait les injures déguisées de celles de ses amies que son bonheur insultait… à, toutes les protestations de son orgueil elle opposait l’abjecte vision de sa pauvreté. Elle savait qu’elle le toucherait, lui. Elle savait aussi qu’il se réjouirait de sa déchéance. Il s’en réjouirait quand même ! Elle espérait, elle était sûre de trouver un défaut de la cuirasse, un endroit sensible… Et puis, s’il refusait, eh bien !… Il l’aura voulu.

Non… il céderait. Il était bon au fond. Tout ce qu’il voulait, c’était l’humiliation de sa démarche. Un jour ! oui un jour ! il le lui avait prédit. Si elle avait su ! Mais non !… C’est à cause d’elle que Pierre a été ruiné. Elle se devait en conscience d’expier… Et puis, avait-elle bien agi autrefois vis-à-vis de Victor…

Dans un lit dans la nursery une jolie tête blonde reposait sur les oreillers. C’était celle de leur fils Jacquot, trois ans dans deux semaines… Pauvre Jacquot !… qui grandirait comme les enfants des faubourgs… Et puis si Pierre était arrêté !… Elle frissonna.

Elle embrassa la tête blonde… et sortit.

Il était une heure…

— Monsieur Duval s’il vous plaît ?

— Il n’est pas ici…

— Ah ! Pourtant il m’avait dit…

— Si vous voulez l’attendre dans son bureau, je ne crois pas qu’il retarde.

Un quart d’heure après, Victor Duval, frais et dispos malgré l’agitation et la fatigue des derniers jours, entrait dans son bureau.

— Personne pour moi ?

— Oui, une dame ! Elle vous attend…

— Bien. Si quelqu’un d’autres vient, je n’y suis pas. Il ouvrit la porte.

Il avait recouvré sa maîtrise. Maintenant qu’il était en face du danger, il n’avait pas peur.

— Madame ! Pour vous ?

Il y avait dans son intonation quelque chose de sarcastique. Il accrocha sa canne et son chapeau à la patère, enleva ses gants, lentement, lentement, et s’assit à sa chaise, et s’accoudant sur sa table, il dévisagea longuement la visiteuse en face de lui.

S’il ressentit quelque émotion de cette visite si ardemment désirée, elle ne s’en aperçut pas. Ses traits conservèrent leur impassibilité.

— Madame en quoi puis-je avoir l’honneur de vous être utile.

Devant cet imperturbable calme et cette froideur offensante, elle ne savait quoi dire. Les mots avant d’arriver à ses lèvres s’étranglaient dans sa gorge.

— Je… je… suis venu… vous voir…

Comme autrefois elle s’était repue de sa souffrance, lui se repaissait de son trouble. Il savourait tout ce qu’avait d’exquis pour lui cette minute atroce pour elle…

— Vous venez pour ?

Elle continua de balbutier.

— Je vais vous aider. Vous venez me demander de vous rendre votre fortune.

— C’est cela.

— Et si je disais : Non.

— Je ne crois pas que vous le direz. Ce que je vous demande est trop peu de chose pour vous. Redonner une chance à mon mari. Ne pas résilier ces contrats simplement. Redonner le patronage de la Fluviale à la Fonderie Dollard.

— En effet c’est très facile. Aussi facile que c’était pour vous, de ne pas me tromper, me tromper indignement.

— Songez-vous à ce que cela signifie votre décision de l’autre soir ? Cela signifie que nous sommes dans la misère la plus noire.

— Oui cela signifie que votre mari ira en prison. J’ai tout ce qui faut pour l’y envoyer.

Il fit une pause.

— Et il y ira.

Elle tressaillit et se redressa.

Sa main droite fouilla dans sa manche gauche.

À son tour, il se leva. Il parla avec âpreté… fougueusement… haineusement.

— Vous rappelez-vous Germaine Bourgeois le jour où je suis allé chez vous à Québec, le jour où je me suis agenouillé, moi homme, devant vous, le jour ou vous êtes moqué de moi, où vous m’avez ri au nez… j’ai souffert dans cette minute plus que je ne puis vous faire endurer… car vous…

Et, comme un crachat à la face, il lui lança méprisante, cette phrase :

— Vous, vous n’avez pas de cœur… vous ne savez pas ce que c’est qu’un cœur…

Elle répondit, suppliante à ces mots sifflés entre les dents.

— Victor !

Le courage lui manquait pour remplir sa mission.

— Germaine Bourgeois, quand vous m’avez expulsé de chez vous, après avoir fait crier de souffrance mon cœur, mon cœur à moi, qui était un vrai cœur, et que vous avez tué, j’ai juré que je me vengerais… J’ai pris le temps… Je vous vois, vous la grande Dame, humiliée à votre tour, me suppliant, moi Victor Duval, le petit habitant de St-X… Votre mari que vous m’avez préféré, je l’ai brisé comme verre… et je vous briserai aussi…

Ah ! Je n’étais rien alors ! Vous m’avez bafoué. Mais, maintenant, Victor Duval, c’est quelque chose, c’est une puissance… Eh ! bien, chère Madame, (et il redevint calme et cynique) je veux que vous sachiez pour rendre votre pauvre petit chagrin de petite fille gâtée, plus amère, plus cuisant, je veux que vous sachiez que les contrats de votre mari sont bel et bien valables, mais qu’il ne peut le prouver… Je veux que vous sachiez que votre fortune je vous la vole comme vous m’avez volé mon bonheur… je veux que vous sachiez que j’ai ce qu’il me faut pour faire emprisonner votre mari… qu’il est innocent et que personne le prouvera…

Vivement, elle sortit la main de sa manche.

Victor Duval vit reluire le canon d’un revolver…

— Vous êtes un misérable, monsieur Duval… et je…

— …devrais vous tuer, n’est-ce pas ce que vous voulez dire… Mais tirez donc. Vous êtes trop lâche. Vous tuez moralement… Physiquement, non… vous n’avez pas ce courage…

Une détonation se fit entendre. Il sentit une douleur à l’épaule. Il passa la main. La balle lui avait simplement effleuré les chairs, juste assez pour les faire saigner.

Toujours calme et froid, il continua :

— Votre arme ne fonctionne pas bien…

Il ouvrit le tiroir, en sortit un browning tout chargé et le tendit à la jeune femme.

— Essayez donc celui-là. Il est chargé prêt à partir… Et puis, voyez-vous, vu que c’est mon arme on croira à un suicide.

Épuisée par la tension nerveuse, elle s’écrasa sur le sol.

Il la prit dans ses bras, et la souleva, lui frictionna les paumes de la main. Un désir lui vint de poser ses lèvres sur ses lèvres, dont à certaines heures il avait la hantise. Mais comme il se pencha, une image s’interposa entre Germaine et lui. Il vit l’ovale pur du visage où les yeux caressants mettaient de la tendresse ; et foudroyante, subite, le laissant interdit, il eut la révélation en lui d’un amour nouveau, d’un amour où entrait beaucoup de douceur. Et voilà que Pierrette le regardait et ses yeux étaient chargés de reproches. Germaine était remise. Elle avait l’air triste d’une biche traquée.

L’orgueil de Victor Duval était satisfait.

Il eut presque honte de son acte.

— Vous sentez-vous mieux, maintenant ?

Pendant qu’il lui parlait, il l’examinait. Elle était encore jolie, mais on sentait la griffe du temps. Au coin des yeux une minuscule patte d’oie… La chair était moins rose, les lèvres moins purpurines. Victor Duval fut surpris, pour la première fois qu’il l’examinait ainsi de ne rien ressentir de la fièvre du désir. Il s’aperçut que de sa jeunesse rien n’existait. Son amour était mort depuis longtemps. Seul avait souffert son orgueil, puisqu’à présent qu’il était vengé, il n’éprouvait aucun regret.

— Madame, dès demain j’accepterai les contrats de votre mari. Il n’y aura rien de changé dans les conditions existantes entre la Fluviale et la Fonderie Dollard. Maintenant loyalement, permettez-moi de vous tendre la main. Tout est effacé du passé. Il est mort, définitivement mort. J’ai fait un beau rêve, un cauchemar horrible. Je me réveille, enfin ! »