Éditions Édouard Garand (p. 48-50).

— X —


La chance inouïe, qui, à cette occasion, avait servi Duval, lui fit bien augurer de l’avenir. Dès lors, il eut, en son étoile, une confiance illimitée.

Il se rappela ce que son père lui avait dit sur le banc ensoleillé : « Tu devrais épouser une fille de chez nous. Tu n’es pas de leur monde. »

C’est vrai qu’il n’était pas de leur monde, mais il le devenait. Il commençait, presque du jour au lendemain d’appartenir à l’aristocratie moderne la plus puissante : l’aristocratie de l’argent.

Il savait qu’il n’en était qu’à ses débuts.

Il pouvait compter sur lui-même, sur la solidité de ses nerfs, qui avaient subi, sans tressaillir, l’épreuve dernière.

Mais à quoi bon maintenant ! Être de son monde ! Quelle ironie ! Il était trop tard ! Le temps était passé des espoirs juvéniles.

Il la verrait cependant !

Une pensée qui lui parut folle de prime abord, amena sur ses lèvres, ce léger plissement, qui depuis la catastrophe, constituait sa seule manière de sourire.

— Eh bien oui ! Je vais leur imposer la première jeune fille venue… une de mon monde à moi, et ils s’inclineront devant elle jusqu’à terre.

…Eux,… elles, les snobs, les mondaines, les exclusives… Eux… elles… les êtres privilégiées qui m’ont dédaigné parce que j’étais pauvre…

Elle viendra, elle aussi, elle qui m’a humilié, comme les autres… elle arrondira en sourire ses lèvres rouges…

Le soir, il prenait le train pour St-X…

Il y avait, dans le 4e rang de Valclair, un habitant pauvre, du nom d’Hector Potvin. La Providence, par l’entremise de sa femme l’avait gratifié d’une famille nombreuse qu’il parvenait à grand peine à nourrir. Comme autrefois chez les Duval, tout ce monde qui vivait, entassé, dans le logis misérable, allait pieds nus, et se contentait pour vêtements, de robes et d’habits rapiécés plusieurs fois.

Le lendemain de son arrivée à St-X…, Victor Duval se présenta chez les Potvin. Il attira le père à l’écart.

— Vous me reconnaissez ?

— Ben sur que j’te reconnais ! Victor à Elzéar. Y a longtemps qu’on ta vu dans le pays. Quel bon vent t’amène chez nous.

— J’ai pensé que ça vous plairait de m’avoir comme gendre ?

— Mais mon cher Victor, j’ai pas d’filles à marier.

Sa bonne grosse face de paysan s’épanouit. De son gosier, il s’éleva un rire sonore et qui lui faisait balloter le ventre en s’extériorisant.

— Je suis sérieux… J’ai remarqué tantôt l’une de vos petites filles… Elle doit avoir treize ou quatorze ans… Elle a des yeux noirs très intelligents.

Flatté dans son orgueil paternel, Hector Potvin répondit :

— Pierrette que vous voulez dire ! c’est ben ça. Alle a quatorze ans.

— Voici ma proposition. Je suis riche et je suis jeune. Mes raisons pour agir comme j’agis, ça ne vous regarde pas. Je vais envoyer Pierrette au couvent… elle ne manquera de rien, je m’en charge. Et quand elle sera d’âge, je viendrai la chercher et je l’épouserai.

Hector Potvin écarquilla les yeux de surprise. Duval poursuivit.

— J’y mets deux conditions. La première… Pierrette ne saura rien de mes intentions… La deuxième c’est qu’une fois marié je ne veux avoir rien à faire avec le restant de la famille. Si ça vous va, Pierrette partira pour Montréal avec sa mère… Réfléchissez-y ce soir. Je viendrai chercher la réponse demain matin. Vous avez assez d’enfants, qu’un de plus ou de moins, ça ne devrait pas vous inquiéter. Si par hasard je change d’idée, d’ici quelques années, Pierrette en sera pour son instruction. Il lui restera la ressource d’être maîtresse d’école ou de faire tourner la tête à quelque jeune homme de la ville, de passage à Valclair…

Le conciliabule du soir entre l’homme et la femme, fut long, mouvementé. Tant de sentiments divers se mêlaient en eux, qui se confondaient en se combattant. Finalement, ils tombèrent d’accord dans l’assurance où Pierrette serait d’un sort plus beau qu’ils n’avaient jamais rêvé. Cette visite de la journée leur apparut comme un épisode de conte, de ces contes merveilleux qui composent le folklore canadien.

Aussi, le lendemain, à bonne heure dans l’avant-midi, lorsque Victor Duval se présenta chez eux pour chercher la réponse, ils l’accueillirent les bras ouverts.

Il se contenta de dire, sans se départir une minute de sa froideur calme :

— C’est bien. Ce soir j’enverrai la voiture.

Quelques jours après la petite fille était pensionnaire chez les Dames du Sacré-Cœur au Sault au Récollet.

Elle sut qu’un inconnu se chargeait d’elle. Pourquoi, pour quel motif ? Elle l’ignorait, toute entière à sa joie, mêlée un peu à la tristesse de quitter les siens, de se sentir vivre au milieu d’un monde différent, avec des perspectives de splendeurs futures, qu’en son cerveau de quatorze ans, elle se plaisait à imaginer sans limites.

Victor Duval alla lui rendre visite quelque fois, le dimanche, au parloir. Il s’enquit à la Supérieure de ses capacités intellectuelles et eut la surprise d’apprendre qu’elle était au nombre des plus talentueuses.

Il s’attacha un peu à elle par un besoin latent au fond de son cœur, d’un peu d’affection. Il s’y attacha comme un père à son enfant, et aussi parce que sa vue lui rappelait avec orgueil une action qu’il croyait bonne.

De son côté, l’enfant l’aima, tendrement, sincèrement. Il y avait de la gratitude dans cet amour, beaucoup de gratitude. Elle comprenait ce qu’elle lui devait. Mais de voir que jamais il ne souriait, qu’il avait toujours, son « air d’enterrement » comme elle le lui reprochait, lui fit douter qu’il était heureux. Et, dans son cœur, instinctivement, naïvement, une grande sympathie s’éveilla… une grande tendresse pour lui.

Quand elle retourna chez elle, à la fin de l’année, après la distribution des prix, elle pleura beaucoup de le quitter.

Lui, qui pensait mal de toute l’humanité, essaya de la consoler. Il lui promit qu’elle reviendrait l’an prochain, puis une autre année, qu’il veillerait sur elle et que jamais rien ne lui manquerait.

Elle le regarda, stupéfaite :

— Pourquoi vous intéressez-vous tant à moi ?

— Pourquoi ?

Il haussa les épaules :

— Je ne le sais pas… Pour employer à quelque chose d’utile un peu de l’argent que j’ai.

C’était vrai qu’il était riche. La même chance inouïe le servait. Il la violentait, tentant des coups d’audace incroyable. À M. Boivin qui le lui reprochait, il répondait cynique à la façon de Paillasse, riant de ses malheurs.

— Malheureux en amour…

Il lui venait alors de ses succès un goût acre d’amertume.

Il n’avait pas d’amis, ne voulait pas s’en faire. Il méprisait, intérieurement, tout le monde. Au plus possédait-il quelques relations. À personne, il ne s’ouvrait de ses projets.

Quels étaient-ils ? Il n’aurait pu les définir lui-même. Il les portait dans sa tête, à l’état embryonnaire. Il attendait les événements.

Ses journées se passaient chez les brokers à tenter la fortune. De longues heures durant, il observait sur le tableau noir les fluctuations du marché.

Que ses stocks agissent bien ou mal, jamais, il n’abandonnait son flegme décevant. Ses traits, imperturbables semblaient à jamais figés sur sa figure.

Il achetait, vendait, achetait à nouveau et revendait… toujours ou presque avec le même incroyable résultat.

Ceux qui le virent à l’œuvre, déployant dans ses transactions une telle opiniâtreté lui confirmèrent le surnom de « lutteur » qu’il portait depuis l’époque où il était dans les assurances.

De tous ses compagnons d’alors, un seul aujourd’hui le fréquentait.

C’était un gaillard de six pieds et un pouce plus jeune que lui d’une année, et avec qui il avait pratiqué la lutte dans le gymnase que la Compagnie, l’une des plus fortes d’Amérique, avait fait construire pour ses hommes. Ce fut Janvier Brossard qui l’initia à ce sport violent, le seul qui l’intéressât. Il lui confia le secret des prises et des contre-prises les plus difficiles. Il arriva ce qui arrive souvent : l’élève devint l’égal du maître presque son supérieur.

Tous les deux fervents du « matelas » ils se lièrent ensemble. Une fois par semaine ils se livraient à leur passe-temps préféré dans un club où ils s’étaient fait inscrire sur la liste des membres à vie.

Brossard avait abandonné son ancienne position. Il était présentement, à la tête d’un important bureau d’immeubles, rue St-Jacques.