Éditions Édouard Garand (p. 29-34).

— III —


À remuer ces souvenirs, « le Lutteur » se laissa subjuguer par le charme des jours anciens. Il les regretta. Une lassitude l’engourdissait. Il se leva, fit quelques pas dans la pièce, sonna sa ménagère à qui il se commanda une tasse de café en même temps que les journaux du soir.

Il essaya de s’absorber quelques instants dans leur lecture. Mais il était tellement imprégné des souvenirs évoqués que les nouvelles du jour lui parurent comme des anachronismes.

Il ouvrit le même tiroir de tantôt, le tiroir où gisaient pêle-mêle les témoins muets d’un âge évanoui et que depuis longtemps — oh bien longtemps, il n’avait consultés.

Il en sortit un album de photographie, le feuilleta.

Il se contempla au retour du chantier…

Il était alors dans la plénitude de sa jeunesse. L’œil renfermait une vie ardente. On y lisait, en même temps qu’une détermination absolue, froide, et calculée, la confiance en soi, confiance illimitée de la vingtième année. Cet hiver passé au loin l’avait complété, l’avait mûri. Il avait parfait son type physique. Dans les membres musclés, l’on devinait la robustesse et la vigueur. Les réverbérations du soleil sur la neige lui avait hâlé le teint. Le blanc des yeux ressortait plus blanc et le regard en avait pris un quelque chose de magnétique et de troublant qui fascinait.

Une glace à la muraille reflétait son image. Le financier s’y regarda pour constater l’œuvre du temps.

Les années en passant n’avaient guère laissé de trace : à peine quelques fils blancs aux tempes. Le visage était le même sauf l’expression, les traits s’étaient durcis ; un pli aux lèvres en accentuait la dureté. Le regard était plus fixe. Il avait quelque chose d’étrange, de voilé, un peu de tristesse latente.

Mais par dessus tout, il respirait une opiniâtreté têtue mêlée de férocité. Ces yeux gardaient le secret d’une âme qui paraissait à la fois simple et complexe. La dominante en était la violence, mais une violence sourde, sans colère, maîtrisée, disciplinée.

Quelle impression recevra-t-il demain de cette visite attendue, de cette démarche souhaitée depuis si longtemps ?… Et elle ?… Qu’éprouvera-t-elle ? Sentira-t-elle renaître l’émotion, l’émotion qui fit battre son cœur à briser son corsage et la fit jeter presque pâmée, dans ses bras ? L’amour ancien renaîtra-t-il ? Est-ce bien vrai qu’elle l’avait aimé ?

Et voilà qu’il se mit à douter.

Pourtant… une fois…

 

En descendant du train, Victor Duval au lieu de suivre ses compagnons dans les hôtels, déposa son maigre bagage à la gare et voulut faire le tour de Québec. C’était la première ville dont il foulait le sol.

Il ne s’émerveilla pas outre mesure de ce qu’il y vit.

Conduit par ses lectures, il avait pénétré en imagination dans des villes plus populeuses, plus actives, plus riches.

À Montréal, il avait gravi le Mont-Royal et admiré le port immense d’où s’écoule, par le monde, le grain de l’ouest fécond ;… il avait vu les gratte-ciels de New-York, ses magasins colossaux, sa statue de la Liberté ; il avait respiré les brouillards de Londres, s’était promené sur les boulevards de Paris, et les canaux de Venise, il les avait sillonnés, en gondole, par les soirs doux…

À tout hasard, il s’engagea dans une rue sans savoir où elle conduisait. Il allait à l’aventure, ce qui est la façon la plus intéressante de voyager.

Après être revenu sur ses pas une couple de fois il se trouva bientôt au cœur de la Haute-Ville… Voyant la foule se diriger dans un sens, il la suivit. Il arriva ainsi en face du Château, sur la Terrasse.

Les musiciens venaient de prendre place dans leur kiosque. Le directeur fit un signe de sa baguette.

Le concert commença.

Près de la pelouse, regardant la promenade, une place sur un banc, était vacante. Il s’y installa.

Il n’avait jamais entendu de musique, sauf les chants de l’orgue, dans l’église de son village.

Ce lui fut toute une révélation. Il se laissa enlever de terre par les vagues d’harmonie qui le berçait mollement, mollement… Il plana dans un monde nouveau, vague, irréel, idéal…

Devant lui des couples jeunes passaient et repassaient. Il y avait aussi des jeunes filles jolies, et des jeunes filles laides, des hommes jeunes et des hommes vieux, des touristes qui flânaient… Il les voyait mais il ne les distinguait pas… Son regard errait à l’infini, dans cet infini sans nom ou la figure douce de Germaine apparaissait dans l’auréole de sa chevelure et lui souriait…

La musique chantait à son oreille une langue nouvelle et qu’il comprenait, et qui le faisait frissonner quand les cuivres s’emportaient dans les crescendos.

Il écouta quelques morceaux, ainsi perdu dans son extase subtile.

Comme il voulait reprendre le train pour Valclair le soir même, il s’arracha à l’enchantement.

…En face du Palais de Justice, un charretier l’aborda. En homme du métier, il avait flairé l’étranger.

— Calèche.

Victor Duval consentit à la dépense des quelques dollars que l’homme lui demanda, et du haut de son observatoire mobile, il visita les principaux endroits de la vieille capitale.

Sur la Grande Allée, il demanda ce qu’était la bâtisse immense en quadrilatère, qui domine le paysage.

— Ça ? C’est le Parlement.

— C’est là que se tiennent les députés ?

— Oui.

— C’est grand…

…Et il fut flatté de ce que la fille d’un député s’intéressait à lui.

Il ne lui restait que trois quarts d’heure avant le départ du train quand il termina sa promenade, juste le temps d’entrer chez les marchands faire ses emplettes.

Durant ces huit mois passés à peiner il avait économisé quelques centaines de dollars ce qui, à l’époque, constituait un magot respectable.

Le lendemain, sa première visite fut pour le vicaire, son ami, à qui il raconta ses diverses impressions de voyage. Il était vêtu de neuf, fier d’étrenner ses habits de citadin.

Dans l’après-midi, il se dirigea vers le Plateau.

Il trouva Germaine dans le jardin. Ce n’était plus la petite fille qu’il avait quittée l’automne d’avant… Elle était maintenant la jeune fille accomplie, dans toute sa féminité… Sa taille s’était formée, et ses traits avait plus de gravité… Elle avait des joues roses et rondes et l’ovale de sa figure était parfait… Ses longs cheveux étaient relevés en torsade au dessus de la nuque.

Il s’arrêta net en la voyant, les yeux agrandis d’admiration. Naïvement, il lui cria et ce fut son premier bonjour.

— Comme vous êtes devenue belle, Mademoiselle Germaine…

Retrouvant son espièglerie d’enfant, elle lui répondit…

— Je ne l’étais donc pas…

— Vous étiez bien jolie, mais vous avez encore embelli…

— Vous aussi, vous avez changé.

— J’ai vieilli ?

— Un peu. Vous avez l’air plus sérieux… Ça vous va bien… Il y a longtemps que nous nous sommes vus…

— En effet, bien longtemps. Presqu’une année… Vous êtes-vous ennuyée de moi ?

— Vous êtes bien curieux. Vous ?

— Moi, j’ai pensé à vous, tout le temps.

…Et ils continuèrent à se dire un lot de banalités…

Dans leurs bouches jeunes elles prenaient un sens et ils les trouvaient charmantes.

— Vous reviendrez demain ?

— Si vous me le permettez.

— J’y tiens. Nous irons en voiture. Vous savez que papa m’a acheté un beau cheval. Je voudrais le dompter ; il est trop rétif… Papa ne veut pas que je sorte seule avec… Alors, je ne puis aller en voiture que lorsque le jardinier est libre… et… c’est une compagnie ennuyante comme la mort… Venez-vous voir mon cheval ?…

C’était une jeune bête que Monsieur Bourgeois avait achetée récemment. Elle était presqu’impossible à monter et, même attelée, il fallait tenir les guides serrées continuellement de peur qu’elle ne prenne le mors aux dents. Le député s’était fait rouler par un maquignon dans cet achat. Depuis longtemps Germaine le suppliait de lui acheter un cheval. Le père s’était finalement rendu à sa demande. La bête, avec son encolure élancée, ses pattes fines et son pelage d’un noir luisant, lui avait plu. Le vendeur avait certifié qu’elle était très douce. Quand il tenait lui-même les rênes, Charbon était docile et obéissant. Mais dès qu’il fut rendu à St-X… au Plateau personne ne put le monter et le jardinier seul pouvait le conduire ce qui était un travail absorbant.

Victor entra dans l’entre deux, passa la main sur la croupe du cheval, qui décocha une ruade…

— Faites attention, cria-t-il, à la jeune fille, pendant qu’il appliqua un solide coup de poing sur les naseaux de Charbon.

Il s’approcha plus avant, lui prit la tête dans ses mains, lui ouvrit la gueule de force, et examina les dents.

— C’est un bon cheval… il est jeune… Il n’a qu’un défaut, il a été mal dompté. Voulez-vous que je l’essaye ?

Comme tous les jeunes gens élevés à la campagne, il connaissait les chevaux, il était accoutumé de dompter les poulains, et de venir à bout des bêtes vicieuses. Pour les ramener du parc à l’écurie, il sautait sur leurs dos, à poil, les mains dans la crinière…

Il enleva son gilet, passa la bride à l’animal et le fit sortir. Il le lança s’ébrouer, lancer ses pieds en l’air… et l’ayant attaché à une grande corde, il le fit trotter au bout de la longe assez longtemps, le commandant de la voix et le stimulant du fouet, puis il sauta dessus, le laissa se mâter, et lui serrant les côtés de ses genoux, il le lança au grand galop par le chemin.

Quand il revint, il dit à Germaine :

— Dans quelques jours vous le monterez. Il sera docile comme un agneau.

Elle battit des mains car elle adorait l’équitation un peu par goût, beaucoup par snobisme.

À la maison, chez les Duval, il avait un peu de changement. La famille était diminuée et aussi les dépenses. Deux des garçons étaient partis.

L’aîné est toujours dans le Nord où son domaine s’agrandit. Dans sa dernière lettre il a annoncé qu’il avait maintenant au-delà de vingt acres en culture. Arthur est allé le rejoindre. Il ne reste plus, avec le père, pour l’aider, qu’Albert le bonasse.

L’une des petites filles est rendue à la ville où elle travaille, chez un notaire, comme servante.

Alphonsine doit se marier dans une semaine, avec Pierre Meloche, leur voisin. Au dire de la mère, elle épouse un bon garçon. Il n’a peut-être pas grand bien mais il possède par contre beaucoup de qualités appréciables. Il est sobre, économe, travailleur. Phonsine chante toute la journée et l’espérance du bonheur lui confère une certaine beauté.

Enfin la noce arriva. Un matin de juin. Phonsine revint de l’église, fervente et belle en sa pureté de vierge, au bras d’un homme qui était sien.

Dorénavant, elle lui appartenait ; il pourrait disposer d’elle à son gré, de son âme, de son cœur, de son corps. Complet, total, ce don d’elle-même elle l’avait accompli dans la sérénité et le contentement de l’idéal réalisé.

La fête dura deux jours selon la coutume. L’on mangea beaucoup ; l’on but encore plus. Le soir les jeunesses dansaient jusqu’à l’épuisement au son d’un violon criard et d’un accordéon essoufflé.

Victor invita Germaine… elle accepta de grand cœur… elle partagea la gaieté folle de ces gens simples… Ces réjouissances campagnardes étaient une nouveauté pour elle.

Comme il faisait chaud dans la salle encombrée de monde, Victor l’emmena au dehors se rafraîchir un peu. Les lilas du parterre se mourraient, et en mourant, ils exhalaient un parfum plus pénétrant, plus tenace, plus capiteux.

La voix soudain grave, ému d’avoir pris quelques libations trop rapprochées, il lui dit en dardant sur elle l’éclat de son regard qui luisait dans cette ombre :

— Germaine vous rappelez-vous une phrase que je vous ai murmurée à l’oreille, la veille de votre départ pour le couvent. Je vous ai dit on vous laissant, « que je vous aimais ». Cette phrase, je vous la répète à haute voix à vous après me l’être répétée à moi-même des milliers et des milliers de fois… Elle est dans ma tête… toujours… Quand je suis seul, je suis avec vous, et je vous dis constamment : « Je vous aime ». Et de dire ces mots, ces simples mots m’inondent l’âme d’une grande joie…

Les yeux mi-clos, elle l’écoutait surprise et ravie de l’entendre. Lui, l’homme dur, lui, le rustre, il lui parlait doucement, si doucement que la douceur de ses mots lui réchauffait le cœur.

Instinctivement, il trouvait des phrases polies, des phrases qui étonnaient dans sa bouche…

Elle buvait l’hommage de ce mâle charmée de le trouver si tendre… Elle se souvint d’un livre où le héros, une brute, devant la femme aimée, devenait humble… et caressant… et timide…

Elle ne répondit pas à la déclaration inattendue. Elle ne lisait pas bien en elle-même.

Elle s’ignorait.

Lui, continua :

— Germaine, cet amour que j’ai pour vous, ce grand amour que je vous porte et qui me ferait vous donner ma vie si vous manifestiez le désir de l’avoir, je voudrais que vous le partagiez vous aussi. Je voudrais que vous ayez pour moi, un peu du sentiment noble et grand que j’ai pour vous… Vous ne pouvez pas m’aimer comme je vous aime mais vous pouvez m’aimer un peu, un tout petit peu…

Elle continuait de garder le silence et le regardait, perplexe. Elle ignorait que cette scène était préparée en imagination et que cette déclaration qui semblait jaillir spontanément de ses lèvres, il l’étudiait depuis un an, aidé par ses lectures…

Devant son mutisme, la voix se fit plus chaude, plus enveloppante :

— Germaine, dites-moi que vous m’aimez… que vous me permettez d’oser croire cela, moi, le petit habitant, qui convoite…

Narquoise, elle éclata de rire :

— Il ne manque plus qu’une chose c’est que vous tombiez à mes genoux… L’amour, c’est contagieux. Le mariage de votre sœur vous a rendu sentimental.

Tombant du ciel sur terre, il revint brusquement à la réalité. Il affecta, de peur d’être ridicule de prendre la chose en badinant.

— Vous ne m’avez pas pris au sérieux ? Vous auriez eu tort… Je badinais.

— C’est mieux ainsi…

Il se mordit les lèvres de dépit et se reprocha à lui-même d’avoir trop parlé. Mais il était de ces gens tout d’une pièce qui disent ce qu’ils pensent, et pensent ce qu’ils disent…

— Vous venez me reconduire, continua-t-elle, je suis un peu fatiguée.

— Pourquoi cette question. Vous savez bien que oui, lui répondit-il un peu durement.

Il lui en voulait à elle de la bêtise qu’il avait commis en lui ouvrant son cœur.

Certains invités étaient venus en voiture. Comme il n’y avait pas suffisamment de places dans l’écurie, on n’avait pas dételé les chevaux. Ils étaient attachés çà et là aux arbres et aux piquets de clôture, près des bâtiments.

Sans s’informer à qui il appartenait, ni si son propriétaire en aurait besoin bientôt, il choisit l’équipage le plus à son goût, sauta dans le carrosse et fit monter la jeune fille près de lui.

Tout le temps du trajet, il fut taciturne.

Il la déposa chez elle, lui souhaita bonsoir et remonta chez lui au grand trot, apaisant au dépens du cheval son mécontentement intime. Car, il était mécontent ! Car il s’en voulait ! Une seule chose le consolait : la puérile satisfaction d’avoir prononcé de belles phrases…

On a dû le considérer comme un homme bien instruit. Cela il n’en doutait pas…

Il attacha le cheval là, où il l’avait pris, et, partit, à pied, sur le chemin. Il avait besoin d’activité physique, et aussi, de solitude.

…Et voici qu’il s’aperçut que Germaine, lui était indispensable… Un désir d’elle, l’oppressait, immense…

…Confiant en lui-même, il jugea qu’il en était digne. Il jura qu’elle deviendrait sa femme. L’obstacle qui se dressa, le fit rire. La différence de conditions !

Il n’y a pas de conditions sociales !…

Il se savait intelligent ; il se savait énergique, il ne doutait nullement qu’un jour il ferait son chemin, qu’il se créerait une situation magnifique…

Tenace, comme il l’était, il décida de faire la conquête de la jeune fille, de marcher à l’assaut de son cœur, de le contraindre à capituler.

Quand il aura sa promesse, quand elle lui dira les mots qu’il voudrait lui voir dire, alors il s’en ira, bousculant ceux qui s’interposeront entre son but et lui, et il édifiera un avenir grandiose, digne d’elle et de lui.


— Germaine ! Ma Germaine ! Ah ! comme je t’aime ! Comme je t’aime !

Il savait qu’il était capable d’atteindre aux plus hauts sommets !

Tout ce qu’il avait voulu jusqu’ici, il l’avait réalisé. Il continuera.

Mais sa bêtise de tantôt, sa déclaration prématurée, le tracassait. Lancinant, comme un remords, il portait le regret de s’être conduit en écervelé…

— Elle a du me trouver bien ridicule, songea-t-il…

Mais la pensée que ses phrases méditées de longtemps, et apprises par cœur, étaient bien tournées, le consola.

Longuement, il marcha dans la nuit.

Il s’étudia, s’analysa, se scruta, fouilla jusqu’aux plus profonds replis de son âme…

C’était trop vrai qu’elle lui était nécessaire.

— Elle a ri de toi et continuera de rire de toi…

— Et pourquoi ?

N’était-il pas beau, de la beauté forte du mâle qui possède avec la vigueur physique la puissance cérébrale qui permet de franchir les obstacles et d’atteindre l’idéal rêvé, quel qu’il soit et si haut soit-il…

N’avait-il pas, devant lui, tout l’avenir…

C’est vrai qu’il y avait sa famille… Mais le jour où elle consentira à devenir sa femme, il ne vivra plus ici… Elle sera pour lui la famille, la patrie, l’univers…

Il allait, échafaudant des projets, sûr qu’ils réussiraient parce qu’il sentait en lui une volonté ardente et qui ne reculerait pas…

Et non seulement il l’aimait, mais il la désirait physiquement, passionnément. Il la portait en lui, dans son cœur, dans son cerveau, dans sa chair ! Elle était incorporée à l’air qu’il respirait… elle faisait partie de l’ambiance où il se mouvait. Nature riche, profonde, dont les facultés sensitives s’étaient concentrées sur cet être unique, il portait comme une obsession la hantise d’elle.

Elle ? C’était sa voix ; c’était ses yeux ; l’ovale de ses joues, sa peau fine et claire ; c’était sa taille, sa démarche… Il en était ensorcelé. Il se débattait dans un envoûtement dont il ne pouvait se défaire et que chaque jour rendait plus définitif.

Et elle ?

Elle ne savait pas encore si son cœur avait vibré sous l’amour comme une harpe aux cordes tendres…

Et cependant, durant cette année dernière de pensionnat, l’image de Victor, souventes fois s’était imposée, qu’elle n’avait pu chasser. Maintenant, depuis son retour, sans cesse elle y songeait et, quand il la quittait elle éprouvait une hâte grande de la visite prochaine.

Il était beau. Avec sa carrure d’athlète, il ressemblait à un jeune dieu, dans l’harmonie de ses formes masculines.

Le contraste entre ce qu’il était dans la vie courante, rude, dur, terre à terre et ce qu’il était avec elle, tendre, dévoué, sentimental, la touchait et la charmait.

Elle comprenait que cet homme, capable de tout briser, de tout détruire sur son passage, cet homme qui jamais ne se laissait abattre par aucun événement, elle pourrait le pétrir à sa guise, façonner son intelligence et son âme, les modeler comme elle ferait d’une terre malléable…

Elle se flattait que d’un geste, d’un regard, d’un mot, sa faiblesse dompterait sa force. L’habitude, la tyrannique habitude de le voir, de l’entendre, de l’imaginer là tout près, avait tissé autour d’elle un fil tenu, invisible, insensible, mais solide…

…Et les jours passaient… et les semaines passaient… et tous deux, jeunes, conquérants du futur, s’abandonnaient à la griserie de l’heure présente…

Son amour à lui se fortifiait, grandissait… et l’amitié amoureuse qu’elle éprouvait évoluait, insensiblement, en quelque chose de plus puissant, de plus troublant.

La muraille des objections élevée dans les débuts : disparité de condition et d’éducation, s’était écroulée…

Elle se sentait éprise… d’abord vaguement, obscurément… c’était plutôt une intuition qu’une conviction… puis, vainqueur des derniers doutes, l’amour s’empara d’elle irrésistiblement…

Elle regretta d’avoir souri le soir où il lui ouvrit son cœur.

Elle attendit la minute où, de nouveau, il lui dirait les mots enchanteurs, pour lui confier à son tour la grande tendresse de son âme.

Elle l’aimait ! L’éveil des sens s’accomplissait au milieu des langueurs et des vagues à l’âme indéfinissables qui l’accompagnent…

Lui, se taisait.

L’amour naissant de la jeune fille s’exaspérait de ce silence… Il en devenait plus intense…