Éditions Édouard Garand (p. 21-25).

IV

LA REPRÉSENTATION CONTINUE…

— I —


Il défit le paquet des lettres mauves. Pourquoi avait-il conservé ces lettres ? Il se posa la question et ne trouva pas de réponse. Pas plus, il n’avait cherché à la revoir, pas plus, il n’avait relu ces pages.

La première était datée de Québec… un vendredi, un treize. Il en fit la constatation pour la première fois. Elle l’amusa car il se moquait des superstitions. Cependant, il trouva la coïncidence étrange. Il palpa longuement le papier et fut surpris de ne ressentir aucune émotion.

Pourtant, un soir dans une salle d’étude, une couventine au teint diaphane, aux yeux purs de vierge qui ignore la vie, s’était penchée sur ce même petit morceau de papier et lui avait écrit, à lui, Victor Duval, le fils d’Elzéar Duval, ce naïf aveu…

Il se rappela qu’au bureau de poste, quand il retira cette lettre dont l’écriture lui était inconnue, et, que, l’ayant décacheté, « Votre petite amie Germaine », un tremblement avait saisi ses doigts et voilé ses yeux.

C’était une journée grise d’automne, quelques mois après sa première visite au Plateau, deux semaines après le départ de Germaine. Une tristesse sans cause l’avait assailli depuis le matin. Son âme avait prise la couleur du temps. La nature triste infiniment sous un ciel bas, sans lumière, distillait le spleen et l’ennui.

Tout le jour, il avait erré au hasard, l’âme en peine, revivant des journées radieuses, si proches, et qui, déjà, semblaient si lointaines. Un vide immense trouait sa vie.

Les bras ballants, il s’était acheminé vers le bureau de poste, le train du soir parti, dans l’espérance problématique d’avoir de ses nouvelles. Elle lui avait écrit. Elle pensait donc à lui. Elle lui contait son ennui au couvent, le regret des derniers jours d’été, ceux où ensemble ils avaient vagabondé par les champs et par la grève.

Cette lettre, sa première lettre, il l’avait lue, il l’avait relue, dix fois, cent fois. Il l’avait portée à ses lèvres la baisant pieusement comme si elle conservait un peu de la douceur des mains qui l’avaient touchée.

Après cette première entrevue sur le Plateau, il n’avait cessé de songer à la petite fille aux yeux violets, glauques par instant et dont la prunelle renfermait à la fois la lumière des jours clairs, le calme des soirs pâles et le charme des nuits d’émeraude.

Quand il travaillait aux champs, soit qu’il labourât, tenant serrés entre ses mains robustes les manchons de la charrue, les cordeaux autour du cou, suivant le sillon qui s’ajoutait aux autres, nouvelle vague brune ouverte par le soc ; soit encore qu’assis sur le siège de fer de la faucheuse, conduisant ses chevaux, il allât dans les champs de foin, couchant par terre le trèfle et le mil ; ou bien qu’à l’aide de fourche longue il entassât dans la grande charrette les « veilloches » odorantes, c’était à elle, qu’il pensait, toujours à elle. Il accomplissait sa tâche machinalement, l’esprit absent, tenant intérieurement des dialogues dont il formulait et les questions et les réponses.

Le dimanche qui suivit, il était redescendu au Plateau dès après dîner.

Le député assis sur la véranda parcourait les dernières nouvelles dans un journal de la veille.

— Bonjour, Monsieur Bourgeois, lui dit-il du chemin. Une belle journée.

— En effet.

— …C’est du beau temps pour les foins.

— Êtes-vous avancé chez vous ?

— On va engranger cette semaine.

Il se tenait accoudé à la barrière, dont il faisait jouer la clanche, machinalement, avec ses doigts. Il n’osait pénétrer sur le terrain, ni s’informer de Germaine… Il cherchait un motif à sa visite et regardait obstinément vers la porte d’entrée.

Soudain une voix qu’il aurait reconnue entre cent mille lui cria :

— Bonjour Victor ! Vous n’entrez pas ? Invite le donc, papa ?

Et dans l’embrasure de la porte, elle apparut, claire comme un matin d’été.

Il n’en attendit pas d’avantage. Il poussa la barrière et s’engagea dans l’allée.

Ne sachant trop quoi dire, il parla des travaux de la semaine qui s’annonçaient pressants.

— Je crois bien que d’ici quelques jours le travail va durer d’un soleil à l’autre. Vous n’avez jamais vu faire les foins, Mademoiselle Germaine ?

— Oui. Quelquefois, c’est intéressant.

— Très intéressant quand on n’est pas obligé de les faire et qu’on travaille pour son plaisir.

— Papa, veux-tu, je vais aller chez les Duval, demain.

Le père haussa les épaules.

— Qu’est-ce que tu vas aller faire là ?

— Faire les foins.

Câline, elle insista jusqu’à ce que le député consentit à sa demande. Veuf depuis de nombreuses années, et n’ayant que ce seul enfant, il passait par ses caprices. Elle le menait par le bout du nez le faisant acquiescer à tous ses désirs.

Elle frappa ses petites mains l’une contre l’autre.

— N’est-ce pas, Victor, que vous voulez que j’aille vous aider demain ?

Cette invitation spontanée qu’on le forçait à formuler le laissa, quelques instants, abasourdi. Germaine verrait de près sa famille. Elle pénétrerait dans le logis misérable et pauvre, où ils vivaient tous. Quelle pitié s’emparerait d’elle à la vue de ces laideurs ! Quel dédain ne ressentirait-elle pas de l’ambiance trop prosaïque de ses occupations quotidiennes !

Mais comment refuser ! À contre-cœur, il bredouilla :

— Je veux bien… mais ce n’est pas si drôle que vous pensez… Et puis…

— Et puis quoi ?… je vous ai dit que j’allais chez vous demain… Vous refusez ? C’est bien. Je ne vous verrai plus.

Et pendant que ses yeux souriaient, la moue de ses lèvres fit de son visage une grimace charmante.

— Puisque vous y tenez absolument…

Vous me rejoindrez dans la troisième pièce… C’est là que nous serons Albert et moi.

— Bravo ! Je suis contente… vous allez voir que je suis capable de vous aider…

Elle regarda la grève.

— Tiens la marée est haute… Savez-vous ramer ?

— Un peu.

Sans en entendre davantage, elle se leva.

— Papa, je vais faire un tour de chaloupe.

Sans lever les yeux de sur son journal, il lui dit :

— Sois prudente.

— N’ayez pas peur, Monsieur Bourgeois. Je connais l’eau. Nous sommes bons amis, le fleuve et moi.

Par un sentier assez à pic, ils descendirent jusqu’à la grève. Le sentier était étroit. Ils devaient marcher l’un devant l’autre. Il la précédait, lui tendant la main dans les endroits difficiles. Des cailloux et des roches descellés, roulaient au bas avec un bruit sourd amorti par la mousse et l’herbe et les feuilles qui jonchaient le sentier.

La marée avait fini de monter. La mer était calme, unie.

Le soleil y dardait ses rayons et l’argentait. Elle luisait.

Victor enleva son veston, retroussa les manches de sa chemise jusqu’au dessus des coudes, aida sa compagne à monter, poussa l’embarcation à l’eau, et s’installa aux rames.

À chaque mouvement les muscles des avant-bras se gonflaient, la poitrine se bombait.

Germaine en face de lui, l’admirait et le trouvait beau.

Il était le seul être jeune qu’elle eut connu jusqu’ici ; il était le mâle dans la splendeur de sa force… Il lui en imposait et elle ressentait une impression de sécurité du fait seul de sa présence.

Le lendemain, à bonne heure, pendant que Victor travaillait aux champs avec Albert, dans la pièce située près du bois de cèdres, il vit, dans l’allée, une silhouette, se profiler au loin, toute menue.

— On va avoir de la visite, Albert.

— Qui ça ?

— Mamzelle Bourgeois.

Une grande joie lui inonda l’âme.

La silhouette grandissait… Il commençait à en distinguer les contours.

La fourche s’arrêta entre le sol et la charge.

— C’est un homme, pensa-t-il.

Les paupières plissées, il scruta mieux l’horizon.

— Non ! C’est bien elle.

Il la reconnaissait à la légèreté de sa démarche, à ce je ne sais quoi qui trahissait la femme, une grâce plus grande de mouvements…

Une main s’agita.

Il rendit le salut avec son chapeau, un vieux feutre mou tout bosselé…

Il s’essuya le front où déjà la sueur perlait, planta son chapeau sur un piquet de clôture et courut au devant de la visiteuse.

Elle était vêtue pour la circonstance. Des bas anglais de laine fine laissaient admirer le galbe des jambes. Elle portait en guise de jupe des culottes bouffantes, bleu marine, un chandail échancré à la gorge découvrait le cou blanc et rose à la fois, d’une harmonie parfaite de lignes.

Il s’arrêta devant elle, lui prit les deux mains, et la contempla un instant.

— Vous avez tenu parole. C’est bien de votre part.

— N’est-ce pas ?… Vous ne me faites pas de compliments sur ma toilette ?

— Que voulez-vous que je vous dise…

— Que vous me trouvez ravissante…

— En effet, je vous trouve ravissante, la plus ravissante personne de la terre… Je vous trouve plus belle que le soleil… et voyez comme il est beau… on dirait que c’est fête aujourd’hui…

— Vous parlez comme un poète.

Il répliqua en riant.

— Pourquoi pas ?… un homme couronné par vous, un premier en classe… Je suis instruit… je lis beaucoup… plusieurs heures chaque soir.

Il était content de lui dire cela… pour se hausser dans son estime.

— Victor ! cria la voix rude d’Albert.

— Patiente une minute… J’y vas… Vous venez Germaine ?

Se tenant par la main, ils s’avancèrent en dansant, insouciant et joyeux dans leur jeunesse, jusqu’à l’endroit où stationnait la charrette. Les deux chevaux empiffraient du fourrage qu’on leur jeta de temps à autre.

— Et moi quelle va être ma fonction.

— Vous ! vous allez monter sur la charge et tasser le foin. C’est facile vous n’avez qu’a marcher dessus.

— Je ne serai jamais capable de grimper là toute seule.

Il posa ses deux larges mains sur les hanches de la jeune fille, et, la soulevant de terre, comme si rien n’était la déposa sur le sommet de la charge.

— Vous êtes fort !

— Moi ?

Il piqua sa fourche en terre, se contracta les muscles et se repliant les bras… Les biceps se gonflèrent, emplissant tout la manche.

— Ce sont des bras, cela ?

Amusée, elle commença de sauter sur le foin qui la faisait rebondir comme sous l’effet d’un ressort.

Les deux frères travaillaient avec acharnement. Ils ressentaient un peu de gloriole à déployer devant cette enfant toute la force et l’énergie dont ils étaient capables…

Sans relâche, les fourches s’abaissaient, s’élevaient et se raidissaient pour s’élever à nouveau, lourdes et chargées. Les veilloches disparaissaient du sol.

Germaine exultait… une joie d’enfant s’était emparée d’elle. Elle sautait, chantait, dansait, lançant à Victor des touffes de foin qui se mêlait dans ses cheveux, l’aveuglait… pénétrait jusque dans sa chemise par le col large ouvert…

Il tournait vers elle, sa bonne face de paysan, et lui souriait à son tour, montrant ses dents blanches, luisantes et polies… Il lui montrait le poing… la menaçait…

Elle riait plus fort, et recommençait son manège.

Il pensa que sa vie serait une grande vie, s’il avait toujours à ses côtés pour l’embellir, l’anoblir, la poétiser, l’être de séduction et de candeur, qui, ce matin, faisait de leur corvée un délassement.

La charrette, pleine à déborder, il gravit les échelettes, aida son frère à poser la grande pôle de bois en travers de la charge, et d’un mouvement de langue, commanda les bêtes.

La voiture s’ébranla… Les replis du terrain, la faisait cahoter, osciller… les moyeux grinçaient…

Le père était devant la grange quand la lourde charge s’y engouffra toute entière.

— Bien le bonjour, Mamzelle Bourgeois…

Et comme il avait fini, il retourna dans la pièce qu’il s’était réservée, continuer la besogne ardue de la fenaison.

Vers midi, Germaine fatiguée d’une bonne fatigue, qui lui mettait, aux joues de l’incarnat, aux lèvres du carmin, retourna chez elle. Victor l’accompagna. Il laissa à Albert le soin de rentrer les chevaux et de leur donner leur portion.

— Vous reviendrez au Plateau.

— Certainement ! À la première chance que j’aurai…

En la quittant, il sentit le désir naître en lui, de se retourner, de la serrer dans ses bras et de l’étreindre bien fort.

Il l’aimait !

Maintenant, il ne doutait plus. Il savait.

Ce fut en courant qu’il retourna chez lui. Pour rattraper le temps perdu, il avait pris un raccourci, à travers les champs. Il se sentait léger, enjambant les fossés, sautant les clôtures, comme en se jouant.

Dans sa tête, il sonnait des grelots. Et ces grelots parlaient, ils avaient une voix ; ils disaient ; ils répétaient « Je l’aime ! Je l’aime ! Je l’aime ! »

C’était cette journée, journée radieuse et parfumée de la fenaison qu’évoquait la lettre sur papier mauve.

Il la parcourut à nouveau. Entre les lignes d’autres souvenirs se levèrent, qui gisaient dans le passé, au fond, tout au fond de sa mémoire. Et seules, les heures qu’elles avaient égayées, dans cet été de 191… vivaient encore. Le reste, depuis longtemps, il l’avait oublié… De la vie familiale, de la vie grise presque lugubre, enclose dans la maison de bois rude, équarri grossièrement, il ne se rappelait rien. Il ne voulait rien se rappeler. À quoi bon.

Un jour, un peu plus d’une semaine avant son départ pour le couvent, il avait accepté son invitation d’aller à travers champs, à la cueillette des framboises.

Sur un coteau, ravagé par le feu quelques décades plutôt, il ne restait plus que des troncs calcinés, des repoussis de trembles et de bouleaux et une quantité innombrable de framboisiers sauvages.

Les fruits étaient venus en abondance. Ils étaient à la fin de leur maturité. Il n’en restait presque plus aux branches, chargées à ployer quelque temps auparavant.

Lui, pendant qu’elle butinait, il allait ça et là cherchant les framboises, cherchant les framboises les plus grosses, les plus belles, les plus rouges, et quand, il en avait ramassé une pleine main, il les déposait sur une feuille étendue, la plus grande qu’il pouvait trouver…

Et les fruits rouges sur ce vert faisaient un mariage chatoyant de couleur, une symphonie pour l’œil qu’ils charmaient.

Délicatement, pour qu’aucun ne tombe, il lui tendait la main. Et elle y puisait largement. Une fois, il s’enhardit, et de lui-même, il porta une framboise à sa bouche. Il n’aurait pu dire si du fruit ou des lèvres lesquels étaient plus vermeilles.

Ils rirent tous deux sans cause… d’un rire honnête, joyeux, jeune.

Une autre fois, mu par un instinct qu’il n’avait pu contrôler à temps, il s’approcha d’elle, par en arrière, à pas feutré.

Elle était penchée sur un arbuste, occupée à le dégarnir. Ses cheveux frisottants où le soleil se posait, jouait et dansait, avaient dans la lumière, des reflets multicolores ; ils étaient dorés, blonds, fauves, bruns, noirs… Il apercevait au bas de la chevelure, la carnation satinée de son cou… Avant de s’être rendu compte de son acte, il se baissa, et sur cette peau qu’il ensorcelait, cette peau fine, duvetée comme une pêche, il déposa ses lèvres…

Surprise, elle se retourna brusquement… Il y avait dans les yeux violets un mélange de sentiments impossibles à définir et qu’elle même n’aurait pu démêler… Elle le toisa, hautaine, et bien femme malgré son âge. Mais il avait l’air si penaud, il semblait tellement implorer le pardon qu’elle fut prise d’un rire fou, toute sa colère fondant devant le spectacle piteux qu’il offrait. Il avait le regard humble, timide… Il implorait… il se repentait.

Il balbutia ne sachant quoi dire.

— Pardon… je n’ai pas fait exprès…

Et entre ses doigts, comme du sang, les framboises écrasés dans sa main, coulaient…

Puis, ce fut la dernière visite, une journée morne des débuts de septembre.

Elle avait revêtu sa robe noir, sa robe de couventine, au col et aux poignets blancs, aux lignes uniformes et sévères, et qui la faisait paraître plus pâle, plus menue.

Longtemps ils cheminèrent côte à côte sans se parler. Ils allaient par le chemin ombragé qui conduit du Plateau au Village. Il ventait. Dans les branches le vent jouait une musique sourde, crispante pour les nerfs… et ce vent était froid… Il venait de la mer qui moutonnait là-bas ; il en conservait quelque chose d’âpre… Une feuille, encore verte, arrachée d’un arbre, tournoya et s’abattit sur le sol.

— C’est triste une feuille qui tombe quand c’est la première de l’automne… Germaine, allez-vous penser à moi, dans ce couvent où vous allez…

— Et vous ?…

— Moi ? Je penserai à vous toute ma vie ! Je ne pourrai jamais vous oublier.

— Certain !…

— Je vous le jure ! Et vous allez demeurer au couvent jusqu’à…

— Jusqu’aux fêtes.

— Vous allez revenir ici ?

— Non ! Nous passons les mois d’hiver à Québec. Vous viendrez nous voir là-bas…

— Je ne suis jamais allé à Québec.

— Jamais ?

— Je ne suis jamais sorti de chez nous… Mais cet automne je vais partir pour aller n’importe où… je ne sais pas encore… Ici… Je vais trop m’ennuyer… Il n’y a pas de vie… pas d’activité… Vous m’écrirez…

— Je vous le promets…

Le soleil déclinait… Il rosissait la mer… il mettait dans les nuages que charriait le vent, des couleurs somptueuses, du pourpre, du violet, de l’incarnat.

— Il va falloir se quitter, dit-elle avec un soupir.

Et lentement, très lentement, comme s’ils avaient voulu prolonger cet adieu, ils regagnèrent la demeure de la jeune fille.

Avant de franchir la barrière, elle lui tendit la main.

Il la prit dans la sienne et la tint prisonnière. Il remarqua que sur le bord des paupières deux larmes cherchaient leur chemin sur les joues veloutées.

Alors, il l’attira à lui, et ses deux lèvres se posèrent sur ses yeux, asséchant les gouttelettes brillantes comme des perles.

Puis, la voix altérée, la regardant dans les yeux profondément, fixant sur elle son regard gris, ce regard énergique qui savait être doux, il lui murmura :

— Germaine, je vous aime !

Et, se retournant brusquement, il se sauva comme un fou par le chemin.

À ce souvenir, le Lutteur haussa les épaules… et un rire mauvais erra sur ses lèvres…

Pourtant, oui pourtant, ce fut un moment de bonheur celui-là. L’instant du premier amour ! Un amour chaste où n’entre pas le désir obsédant de la passion charnelle ; un amour presque mystique où la chair ne crie pas sa souffrance !

Il prit la lettre entre le pouce et l’index de sa main gauche, et, il y communiqua le feu. Le papier se tordit en noircissant et peu après il n’en resta plus que quelques cendres fines qui s’émiettèrent sur le tapis.

Il fouilla dans l’autre paquet et en extraya une grande feuille blanche. L’écriture qui la couvrait était noire, brusque et lourde à la fois.

C’était sa réponse. Il y jeta un coup d’œil… Elle eut le sort de la lettre précédente.

Il retourna aux lettres mauves ; il en parcourut, de suite, plusieurs. Certains passages le firent rêver… mais chaque fois, après que son regard avait fini d’errer sur le plafond, il devenait dur, méchant, voire cruel, et les lèvres s’étiraient aux coins, de dépit et de mépris…

« …Je ne sais si je vous aime, mon cher Victor, mais je pense avec plaisir aux belles journées de l’été… j’ai hâte de retourner au Plateau, de vous y voir…

…Quand je lis un beau roman, je m’imagine que le héros c’est vous…

…Je m’ennuie de ne pas vous voir et vos lettres me causent toujours une grande joie…

…Qu’est-ce que l’amour ? Je l’ignore, mais je crois que je vous aime parce que mon cœur bat plus vite quand je pense à vous… »

— Comédie ! Comédie ! siffla-t-il entre ses dents serrées… Et il lui en venait une rage de s’être laissé leurré, d’avoir cru à la sincérité de sentiments qui n’existaient pas. Il aurait dû se douter que c’était une enfant romanesque et qu’elle s’accrochait à la première aventure venue pour la satisfaction d’avoir elle aussi, comme d’autres de ses compagnes, un quelqu’un qui l’adorait de loin et qu’elle s’imaginait aimer.

Mais il était jeune, ignorant le monde, sans expérience. Et parce qu’il était sincère, franc, loyal, il croyait tout le monde sincère, franc, loyal…

— Voyons ce que je répondais…

Deux lettres seulement étaient datées de St-X… les autres : Du Bois… Aucune indication précise : Le Bois…

Quel bois ?…

— Ah ! oui, j’y suis ! Je venais de partir en chantier…