Éditions Édouard Garand (p. 12-16).

— IV —


D’autres années ont passé : ce furent des années monotones, grises, ennuyeuses. Depuis quelque temps, il a abandonné l’école. Il est grand, maintenant. Il faut qu’il travaille, qu’il fasse sa part. On lui demande plus qu’aux autres, parce qu’il a plus reçu. Peut-être aussi, que d’être un privilégié l’a rendu plus exigeant.

Un soir, Victor a demandé au père de l’envoyer au collège.

Son horizon agrandi par les lectures, il pressentait dans ces grandes maisons de pierre dont il avait vu la photographie sur les journaux un mystère qu’il aurait voulu percer. Là, devaient vivre des enfants heureux, qui puisaient dans l’étude quotidienne, les éléments de science qui lui manquaient.

Le père, à sa demande, s’était fâché. Il avait traité son fils de « sans cœur » et d’« ingrat ». Pour lui, il s’était « saigné » et voilà que non content, il réclamait encore.

Victor ne se tint pas pour battu. L’année d’après, la récolte avait été exceptionnelle. L’on offrait, pour les pommes de terre, un prix très élevé. Elzéar en avait cultivé quatre arpents. Il supputait avec Mélina ses bénéfices probables, s’en réjouissait et faisait des projets pour l’avenir.

Victor surprit la conversation. De nouveau, il fit sa demande d’une instruction plus grande.

De nouveau, le père apposa la réponse nette, catégorique de refus :

— Je t’ai dit non une fois, c’est assez.

Il eut alors la tentation de jouer la comédie, de conter qu’il avait une idée : celle, un jour, d’être prêtre. Il savait qu’en exploitant le sentiment religieux de sa famille, en faisant miroiter la perspective d’avoir un de leur fils dans le sacerdoce, il leur ferait consentir les plus durs sacrifices.

Mais la pensée de soutenir cette comédie durant les longues années du cours classique lui répugna. Il ne se sentait nullement attiré vers la vie religieuse. Ses rêves d’avenir n’avaient aucun rapport avec cette vie de chasteté, d’obéissance et d’apostolat. Une ambition effrénée le dévorait : celle de dominer…

En lui-même, il admettait sa valeur. Il se sentait supérieur, à ceux, tous ceux qui l’entouraient.

Devant le député, il n’avait pas cet air humble des habitants de chez lui. Quand il le croisait, au hasard, de la rue, il le regardait bien en face et le saluait d’un : « Bonjour Monsieur Bourgeois » où il n’y avait aucune déférence respectueuse…

Le vicaire, avec qui il s’était lié lui prêtait parfois quelques livres où des revues dont il avait terminé la lecture.

Victor en dévorait les pages ; il s’enfiévrait, il vivait de la vie des héros dont on magnifiait les aventures.

Son existence se doublait : l’une, brutale, terre à terre ; l’autre exaltée, imaginative.

Les objurgations du père presque chaque soir le ramenaient à la réalité dans les moments où il s’en éloignait le plus pour voguer dans l’irréel, le chimérique et l’idéal.

— Victor ! Veux-tu ben éteindre ta lampe ! Tu brûles de l’huile pour rien.

Il lui venait alors un dégoût amer, profond, irrésistible, de son ambiance. Et le désir s’accentuait un peu plus, chaque jour, de se débarrasser de cet atmosphère déprimante.

Le jour, il vaquait aux travaux des champs. Il labourait, hersait, disquait, errochait, nettoyait les étables, épaillait les engrais.

Ses plaisirs étaient de travailler avec son frère à quelque ouvrage forçant et dur, qui exigeait le déploiement de toute sa vigueur physique.

Un matin, qui était celui de sa dix septième année, il manifesta le désir de flâner ce jour-là.

Il erra par les guérets, seul, mais en compagnie de son rêve, son grand rêve encore imprécis.

De partout, montait l’hymne à la vie ; le soleil léchait les champs, les arbres, les roches qu’il rendait chaudes ; les brins d’herbes se dressaient vers la lumière, tendus et droits. Les vaches, dans les champs, mugissaient, leurs grands yeux mélancoliques, plus mélancoliques encore. On était au début de juillet.

Victor avait revêtu une paire de salopette khaki ; sa chemise de flanelle ouverte sur la poitrine, découvrait son encolure de jeune taureau. Les manches retroussées jusqu’au coude, permettaient d’admirer la rondeur de ses avant-bras musclés comme ceux d’un homme fait. Il était la personnification de la Santé.

La poussée de la jeunesse lui mettait un peu de rouge aux joues… une moustache qui ressemblait à un duvet ombrageait sa lèvre supérieure et ses cheveux souples ondulaient, quand la brise, pourtant légère, s’y jouait en les frôlant.

Il descendit le long de bâtiments et s’engagea dans l’allée qui traverse, dans sa longueur, toute la terre paternelle.

Fumant distraitement sa pipe, il allait, décapitant à l’aide d’un bâton les fleurs dont les têtes s’élevaient au-dessus des autres. En cela, il imitait, sans le savoir, le geste de Tarquin, au temps de la Rome naissante.

Une langueur était en lui, qui circulait dans tout son être. Il lui sembla, que dans ses veines, son sang était très chaud. Il lui sembla aussi que le rythme de son cœur était plus grand.

Un besoin incommensurable était en lui, de quelque chose qu’il ignorait. À la fois il éprouvait l’ivresse de la vie, la plénitude de l’existence et ce sentiment de vide si lourd à supporter.

Les arbres paraissaient plus verts, plus beaux : le ciel paraissait plus bleu, plus radieux : et quand il passa près d’une baissière, le chant d’amour des grenouilles éprises de printemps lui parut suave comme une musique.

En lui aussi, une musique chantait et c’était une fanfare éclatante, sonore, la fanfare de ses dix-sept ans… Il se sentait une exubérance de vitalité qui créait le besoin d’étreindre entre ses bras vigoureux et jeunes la création toute entière.

Et en allant le long de l’allée, martelant de ses talons la terre durcie, il songeait à ce que cette chose : « Dix-sept ans » signifiait. C’était l’aurore de sa vie, de sa vie qu’il voulait magnifique, extraordinaire. Parfois, une rage mal contenue faisait bouillonner dans ses artères, son sang vif… une rage contre le milieu… Vivre ici ! Toujours ! Avoir toujours implacable le même horizon ! Vivre comme ses parents avaient vécu, esclaves de la routine journalière !

Il soupçonnait trop de choses dans le monde, de choses plus variées, plus excitantes, plus passionnantes que ces habitudes de terriens résignés.

Maître de ses destinées, ne doutant de rien, il se rassénerait vite, sous la décision irrévocable de faire sa trouée, son chemin, malgré n’importe quel obstacle…

Il aspirait à un bonheur ! Il vivait dans l’attente de ce bonheur ! Quel était-il ? Il l’ignorait. Son intention lui disait cependant que ce bonheur le conduirait aux confins du réel là où commence l’indéfinissable infini.

Il allait, s’emplissant les poumons de l’air des hauteurs.

De la mer prochaine, montait jusqu’à lui, une exhalaison faible de varech.

Il descendit ainsi jusqu’au Plateau. De l’autre côté du chemin, une petite élévation se dressait d’où l’on apercevait mieux la mer. Il y monta. Et là, debout, il regarda longuement, longuement, son œil gris fouillait l’espace, le grand espace vert et bleu où se dessinait le « chemin en marche » vers l’océan.

Une goélette, fine comme un jouet d’enfant, dans ce loin, glissait sur l’eau.

Il la regarda glisser, toutes ses voiles tendues, où allait-elle ?

Elle allait ? Il ne le savait pas. Mais son imagination la conduisit au gré de sa fantaisie.

Il se vit avec l’équipage. Il se vit capitaine, donnant des ordres. Il vécut la vie rude de ces gens rudes.

À quelques arpents de là se dressait la demeure des Bourgeois. Elle cadrait mal dans le paysage. Le député avait fait démolir la maison ancienne et construire à la place un cottage aux lignes trop droites. C’était une vaste habitation de bois, avec des vérandas, des porches et des serres… Les allées du parterre n’avaient aucune fantaisie. Elles enserraient des plates-bandes de fleurs uniformes et carrées.

Germaine qui lisait au dehors aperçut sur leur propriété un inconnu, un intrus qui s’était permis de s’y installer en franchissant les clôtures.

De son poste, elle n’apercevait qu’une silhouette, rigide, immobile. L’inconnu regardait la mer. Qu’est-ce donc qui attirait ainsi son attention ?

La curiosité la tourmenta de s’en rendre compte et aussi le besoin de dire à cet homme qu’il n’était pas chez lui, qu’il n’avait aucune raison, ni même aucun prétexte d’être là. Elle s’avança jusqu’à la route, franchit la barrière, et s’engagea dans sa direction.

Lui, ne l’entendait pas venir. Il ne la voyait pas. Ses yeux scrutaient la mer où passait la goélette. Il aurait voulu en deviner le secret.

À quelques pas de lui, elle le reconnut et dit simplement, presque joyeusement.

— Victor !

De s’entendre appeler ainsi par une voix féminine, une voix jeune, fluide, il perdit le fil de sa rêverie.

Il se retourna et son regard se posa sur la petite fille qui était presqu’une jeune fille, et l’enveloppa comme une prise de possession.

C’était dans le visage la même trouée de lumière. C’était le même ovale pur aux contours veloutés. Il remarqua la douceur de sa peau qui appelait la caresse.

Puis, interdit, humble, il demeura penaud, interloqué d’être surpris sur un terrain qui ne lui appartenait pas. Il balbutia :

— Excusez-moi si j’ai pénétré chez vous. De cette hauteur, la vue est belle.

Elle continua à le regarder, et un sourire fit relever le coin de ses lèvres fines et creuser deux fossettes dans ses joues soyeuses.

Enhardi par ce sourire, il continua :

— Vous m’avez donc reconnu que vous m’appelez par mon petit nom ?

Et aussitôt, il descendit la butte en courant, mit une main sur la pagée supérieure de la clôture, et, se ramassant, d’un geste souple, les deux pieds en l’air, il la franchit d’un bond.

Il se trouva près d’elle. La même gêne de tantôt l’envahit.

— Et oui, je vous connais bien. Nous sommes des voisins… C’est vous que j’ai couronné à une distribution de prix à l’école… Vous étiez le premier de votre classe… Allez-vous au collège ?

Ce fut d’une voix sourde qu’il répondit :

— Non.

— Pourquoi ne faites-vous pas votre cours complet. Avec un talent comme vous avez, vous réussirez. M. le vicaire qui vient souvent veiller à la maison a dit à papa que c’était malheureux que vous ne finissiez pas vos études… Il a dit que vous aviez un grand talent…

Le jeune homme rougit. Ce compliment indirect le flattait, mais aussi, ouvrait en lui, la plaie secrète.

Elle continua :

— Voulez-vous Papa va s’occuper de vous… Il pourrait peut-être vous placer dans un collège…

Énergique, péremptoire, un « non » lui vint aux lèvres, qui n’admettait pas de réplique.

Un silence plana entre eux. Victor détourna les yeux et de nouveau regarda vers le fleuve. Cette créature frêle, exquise en sa jeunesse que dévoilait la taille, le troublait. Une sorte d’éblouissement lui venait, un vertige… Il sentait ses joues brûlantes… une chaleur était dans ses veines et ses artères… C’était comme s’il y eut circulé du feu liquide au lieu du sang.

— Pourquoi ne venez vous jamais nous voir, Victor, lui demanda-t-elle… C’est ennuyant d’être toute seule. Ici il n’y a personne pour me tenir compagnie… Nous sommes voisins et presque du même âge…

— Pas de la même condition.

— À la campagne, ça n’existe pas. Nous irions ensemble nous promener, nous irions cueillir des framboises… dénicher des nids d’oiseaux… J’aimerais cela prendre des petits oiseaux pour les encager…

— Ces plaisirs ne sont pas de votre âge. Vous n’êtes plus une fillette.

— C’est vrai. Quinze ans…

— À quinze ans, on est presque femme…

— Vous, quel âge avez-vous ?

— Dix-sept ans aujourd’hui. C’est ma fête. C’est pour cela que j’ai pris congé. Vous allez encore au couvent ?

— Oui. Pour un an. Je vais graduer l’an prochain. C’est jeune ? Voulez-vous, nous allons faire route ensemble jusqu’à la maison. Aimez-vous les fleurs ?

— Non. Parce qu’elles n’ont aucune utilité.

— Comment ? Aucune utilité ? C’est la parure la plus belle de l’Univers.

Il eut soudain l’envie de lui crier :

— La plus belle parure de l’Univers, c’est vous ! Vous qui faites oublier la splendeur de ce paysage, vous aux genoux de qui l’on pourrait passer sa vie, rien qu’à vous contempler…

— Donnez-moi la main, lui dit-elle et venez admirer mes rosiers. Dans quelque temps lorsque toutes nos fleurs seront épanouies vous me direz si cela ne vaut pas la peine.

Innocemment, elle lui tendit sa petite main. Il la prit dans la sienne, qui était large et où elle se perdit. Il l’accompagna jusque chez elle.

Le toucher de cette chair sur sa chair lui fit battre le cœur violemment. Il en percevait les battements, distincts, durs, saccadés. Il en ressentait une commotion dans tout son être physique.

La jeune fille le fit passer par tous ses caprices.

Il n’eut plus à chercher quoi lui dire. Elle parlait pour lui, avec abondance, avec volubilité. Depuis deux semaines qu’elle avait quitté le couvent, elle s’ennuyait beaucoup. Ses seuls passe-temps étaient de lire, de jouer du piano ou de travailler dans le jardin. Sur le Plateau, ils n’avaient pas de voisins. Elle n’avait pas d’amie avec qui causer, s’amuser… elle vivait solitaire.

Tout en parlant, elle le traînait ça et là, lui faisant faire le tour du propriétaire contente de voir qu’il admirait. Sa jeune coquetterie était amusée, satisfaite. Elle en imposait à quelqu’un, à un jeune homme plus intelligent que ceux de la moyenne dans son entourage de campagnards.

Et lui, docilement, la suivait partout, tenant ses yeux gris rivés sur elle… une sorte de bien-être l’envahissait… il se sentait heureux, pleinement heureux d’être avec elle, de l’entendre, de la voir.

Il se comparait intérieurement aux héros des romans qu’il avait lus… N’assistait-il pas à la naissance, en lui, de l’amour dominateur troublant ?

Il était flatté de ce qu’un être comme Germaine Bourgeois lui ait montré tant de déférences. Il ignorait que sa jeunesse vigoureuse et saine attirait la jeunesse pure et fraîche de la jeune fille. Au milieu d’une nature en fête, loin des conventions mondaines, les conditions sociales n’existent pas. Seuls existent la mystique attirance d’une âme vers une autre âme, le besoin impérieux d’admirer et d’être admiré, d’aimer et d’être aimé.

Son état de langueur doucereuse faisait place à une exaltation enthousiaste, comme une prise de possession de la vie, parce qu’il avait trouvé dans la seule présence d’un être plus jeune et d’un sexe autre un complément au vide qui l’oppressait.

C’était donc cela qu’inconsciemment il recherchait : cette présence, dans sa vie, d’une autre vie pour la parfaire et lui donner son plein épanouissement !

Était-ce bien l’amour qui élargissait son âme jusqu’au chimérique ?

Elle n’était encore qu’une enfant. Il n’y avait entre eux aucune affinité.

Il se rappela bien l’émotion que lui avait causé son regard lors de cette distribution de prix dont tout à l’heure on avait fait mention ; il se rappela bien avoir songé souventes fois à des choses impossibles dont elle était le but…

Pourrait-il jamais aspirer à être pour elle autre chose que ce qu’il était en cette minute : une distraction, un désennui, un caprice de petite fille qui ne sait quoi inventer pour son amusement. Il serait toujours ce qu’il est maintenant, un joujou qui aide à passer plus rapidement les heures monotones !

De ce jour-là, son enfance fut enterrée. Il commença d’être un homme, de vivre et de souffrir avec d’autant plus d’acuité que son tempérament avait de puissance.