Éditions Édouard Garand (p. 10-11).

— II —


L’été d’après, les récoltes s’annonçant bonnes, Elzéar Duval eut un soir avec Mélina, un long conciliabule.

D’un commun accord, ils décidèrent d’envoyer Victor à l’école.

— Ça y fera pas de tort pis des fois ça pourrait tet ben y rendre service, conclut Elzéar.

Mélina acquiesça d’autant plus volontiers que pas un de ses enfants ne savait lire et qu’elle avait rêvé pour les siens, souventes fois, un avenir meilleur.

Quand on apprit la nouvelle à l’enfant quelques jours seulement avant la rentrée des classes, il sauta de joie et frappa ses deux mains l’une contre l’autre.

C’était un pas de fait vers son émancipation.

Seule de ceux qui l’entouraient, sa mère pouvait déchiffrer les nouvelles dans le journal que chaque dimanche, après la messe, ils retiraient du bureau de poste. Grâce à cette instruction, il s’élèverait au-dessus du niveau des siens. Il ne put en dormir de la nuit, tant il avait hâte de partir comme tant d’autres, ses livres sous le bras, et d’aller, chaque matin, dans la petite école écouter la maîtresse lui expliquer des choses fantastiques qu’il lui tardait tant d’apprendre.

Enfin, le jour arriva.

Cette fois, il était chaussé. Ses bottines lui firent mal aux pieds. Il n’en laissa rien paraître, se faisant un point d’orgueil de cacher sa souffrance.

La tête haute, l’œil allumé, vif, glorieux, scandant sa démarche, il se dirigea vers l’école. Elle était bâtie à quelques arpents seulement de chez lui.

Il s’imagina, le long du trajet, que partout sur son passage, bêtes et gens l’admiraient.

Il avait monté dans sa propre estime.

C’était une belle journée de septembre chaude, lumineuse, et douce.

La poussière du chemin, sous les rayons solaires, luisait comme de l’or. C’était en son honneur, songea-t-il que la nature se paraît. Il se croyait le centre de l’univers, le nombril du monde.

Devant l’école, un groupe d’enfants s’amusaient.

C’étaient des anciens qui ne « s’en faisaient pas » et pour qui cette journée n’avait rien de solennel. Ils la trouvaient plutôt ennuyeuse puisqu’elle terminait le temps des flâneries et signifiait le retour à la monotonie des jours réglés d’avance.

Victor pénétra au milieu du groupe :

— Allo ! cria-t-il.

— Queus ! un « naveau » lança quelqu’un.

— Répète donc.

Et il serra les poings.

Un éclat de rire lui répondit et de plusieurs points partirent comme des projectiles des appellations peu flatteuses. La rage fit briller les larmes dans les yeux du nouveau.

— R’gardez donc ce grand veau qui braille fit Jacques Tremblay le plus âgé de la bande.

— M’as-t-en faire un veau, moé ! lui rétorqua Victor. Et ce disant, tête baissée, il fonça sur l’adversaire qu’il renversa.

Ils roulèrent quelques instants. Furieux, Victor frappait… frappait des poings, des pieds, de la tête, et finalement, enragé il mordit au bras Jacques Tremblay qui se sauva en pleurant à son tour.

Pendant qu’ils se battaient les cris, les encouragements pleuvaient :

— Envoye… Dennes y… Fesse donc Jacques… Y es bon le nouveau…

Mais quand ils virent que le plus grand se sauvait en déroute, un sentiment spontané d’admiration leur fit applaudir le vainqueur.

Ceux qui ne se sentaient pas trop forts, s’approchèrent de lui, et le flagornèrent tâchant de s’en faire un ami.

Ce fut pour Victor Duval, son premier contact avec la collectivité.

 

Ce souvenir lointain le ramena vers la réalité. Il songea à la bataille financière de la veille. Quand il fut sorti victorieux du démêlé où tant d’intérêts se confondaient, ceux-là même qui depuis des semaines le combattaient avec le plus d’acharnement se rapprochèrent de lui, avec des airs humbles de chien couchant.

L’homme, aussi bien que l’enfant, n’est donc qu’un animal qu’il faut dompter ! C’est la lutte, toujours la lutte où domine le droit du plus fort. D’ailleurs qu’est-ce que vivre sinon l’application de ce droit ! Qu’est-ce que le progrès lui-même, si ce n’est la destruction de ce qui a été.

— La lutte, pensa-t-il, il n’y a encore que cela qui fait la vie bonne à vivre !

Une ombre passa sur ses traits.

Il pensa à d’autre chose, d’autre chose qui fait la vie plus belle, qui poétise la banalité, et magnifie jusqu’à l’exaltation, tous les sentiments humains.

Une sorte de tendresse mal définie l’envahit…

Il rêva ! Et dans son rêve lui apparut la silhouette fraîche et pure d’une jeune fille, dont les yeux, les grands yeux nostalgiques et troublants l’avaient jadis grisé. Comme un éblouissement, il vit, dans le soleil, de beaux cheveux châtains épars, flous, composer une auréole au visage de…

Mais l’avait-il aimée vraiment !

Il ne le savait plus. Peut-être oui ! Peut-être non !

N’avait-il pas recherché seulement l’orgueilleuse satisfaction d’asservir pour en faire sa créature, son bien, le seul être au monde, devant qui il s’était courbé, et qu’il n’avait pu dominer ! Peut-être ! Et ce sentiment complexe, étrange dont il était la proie, cette sorte de misogynie dédaigneuse, n’était-ce pas la lutte encore, la lutte contre lui-même, la lutte contre son cœur qu’il voulait subordonner à son cerveau ?

Le « lutteur » se leva. Il prit une pipe encore chargée de tabac et qui reposait sur sa table. Il en tira quelques bouffées, et, machinalement, se dirigea vers la fenêtre. Au dehors, la ville se mettait en marche.

Sur la rue Sherbrooke, les autos se suivaient. Sur les trottoirs, des hommes, des femmes, passaient, affairés. Tous, à un moindre degré, sans doute, étaient aussi des lutteurs à leur façon. Ils luttaient pour vivre leur vie, souvent une vie miséreuse, fade, insignifiante, obscure.

…Et Victor Duval s’apitoya un instant sur le sort de ces milliers d’êtres, qui passent et disparaissent sans laisser de trace, et dont on ignore tout, jusqu’au nom.

Le téléphone sonna. Il alla répondre lui-même. C’était un reporter qui sollicitait un interview. Il la refusa et retourna à son fauteuil.

De nouveau il ferma les yeux, et de nouveau sur l’écran de son imagination se profila le grand film de sa vie.