Le livre du thé (茶の本, Cha no hon)
Traduction par Gabriel Mourey.
André Delpeuch (p. 10-20).

PRÉFACE DU TRADUCTEUR


L’auteur du Livre du thé, Okakura-Kakuzo, est né en 1862 et mort en 1913. Japonais d’origine, d’éducation, de culture, défenseur ardent des traditions et des mœurs qui ont fait, durant des siècles, la force de la civilisation japonaise, ses ouvrages, les Idéaux de l’Orient (1903), le Réveil du Japon (1905), ont été, comme le Livre du Thé (1906), écrits et publiés en anglais.

« Tout jeune encore, en 1886, dit Margaret Noble dans la préface des Idéaux de l’Orient, il fut désigné pour faire partie de la commission impériale que le gouvernement japonais envoya en Europe et aux États-Unis étudier l’histoire de l’art et le mouvement artistique moderne. Loin d’être affaiblie par cette expé- rience, sa passion de l’art asiatique ne fit que grandir au cours de ses voyages et c’est de cette époque que date l’influence sans cesse croissante qu’il exerça dans le sens d’une renationalisation de l’art japonais en opposition avec les tendances pseudo-européanisantes alors en faveur dans l’Extrême-Orient.

« À son retour d’Occident, le gouvernement japonais, pour reconnaître ses services, le nomma directeur de la nouvelle école d’art de Ueno, Tokyo. Mais des changements politiques survinrent qui remirent en honneur les méthodes européennes dans les écoles et, en 1897, leur redonnèrent une nouvelle vigueur. M. Okakura donna alors sa démission. Six mois plus tard, trente-neuf jeunes artistes, parmi les plus doués, se groupaient autour de lui et ouvraient le Nippon Bijitsu-in ou Palais des Beaux-Arts, à Yanaka, dans les faubourgs de Tokyo.

« M. Okakura est en quelque sorte le William Morris de son pays et le Nippon Bijitsu-in une espèce de Merton Abbey japonaise. Les arts décoratifs, tels que le laque et l’art du métal, la fonte du bronze, la céramique y sont enseignés, ainsi que la peinture et la sculpture japonaises…

« M. Okakura a de plus aidé le gouvernement japonais à classer les trésors d’art du Japon. »

« C’était, — écrivait d’autre part une poétesse hindoue de la famille Tagore, Priambada Dévi, à une personne de mes relations qui avait bien voulu lui demander, de ma part, quelques souvenirs personnels sur Okakura-Kakuzo, — un grand idéaliste. Les réalités de l’existence n’étaient point faites pour lui et le rendaient souvent malheureux. Sa seule passion était l’art ; il voulait faire revivre les vieux « Idéaux de l’Orient » et rêvait de recréer l’union complète de l’Asie. Il travailla, lutta, se sacrifia, vécut et mourut pour cet idéal. C’était l’ami le plus sûr.

« Patriote ardent, quand il vit que la pensée et les idées, les mœurs et les coutumes, les arts et les métiers de l’Europe envahissaient, inondaient le Japon, quand il vit les forces spirituelles de la nation japonaise succomber sous les forces matérielles de l’Occident, il abandonna tout pour combattre ce fléau, il fit à cette cause le sacrifice de ses ambitions personnelles, de sa tranquillité, de sa fortune.

« Le nouvel empereur était de ses amis ; comme lui, il espérait assister à la renaissance des anciens idéaux et à l’arrêt de cette marée de civilisation matérialiste venue de l’Occident.

« Okakura était un véritable ami de l’Inde et des Hindous ; il se considérait lui-même comme un fils adoptif de l’Inde, désireux de travailler pour elle, de lui faire du bien. Comme pour le Japon, un de ses buts les plus chers était de raffermir dans l’esprit des fils de l’Inde moderne les idéaux du passé.

« En février 1913, il composa en anglais un livret d’opéra en trois actes, d’une inspiration très pure et très belle, en vers de tout premier ordre, dont un compositeur français devait écrire la musique. J’en ai eu le manuscrit entre les mains. La première représentation devait avoir lieu à New-York.

« Il était aussi en train d’écrire un livre sur l’art chinois : je crains qu’il ne l’ait laissé inachevé. »

D’une autre personne, miss Mary Curtis, de Boston, dans la famille de laquelle Okakura-Kakuzo fréquentait intimement, au cours des longs séjours qu’il fit en Amérique et notamment en cette ville comme conservateur des collections japonaise et chinoise du musée, je tiens les renseignements suivants :

« Okakura-Kakuzo était un de nos familiers. C’était un homme très remarquable qui, tout en possédant la connaissance la plus sûre du passé, montrait la compréhension la plus large et la plus chaleureuse de tout ce que peuvent offrir de meilleur l’art et la vie modernes.

« Sa conversation était délicieuse : il avait tout lu ; et c’était un véritable enchantement de l’entendre conter les histoires et les légendes du vieux Japon ; il avait un sens exquis de l’humour.

« La musique le passionnait — particulièrement la musique française moderne.

« M. Okakura ne ressemblait à aucun des Japonais que j’ai connus. Il appartenait à une famille de Samouraï.

« Il était plutôt grand, ses cheveux étaient légèrement bouclés et ses mains, très belles, faisaient songer à celles d’un bouddha. Il portait toujours le costume japonais.

« Quant à la pièce sur laquelle vous me questionnez, je crois qu’elle était intitulée : le Renard blanc. Il l’avait composée à la prière d’un violoniste et compositeur français qui vivait près de Boston ; mais la musique n’en fut jamais écrite, que je sache. Elle n’a pas non plus été publiée : M. Okakura n’en était pas satisfait. »

D’un article nécrologique paru dans le Bulletin du musée des Beaux-Arts de Boston (décembre 1913), j’extrais enfin pour achever ce portrait les lignes suivantes :

« Okakura-Kakuzo avait la simplicité du génie. Il fut peut-être le plus grand érudit et l’écrivain le plus original des temps modernes sur l’art de l’Extrême-Orient. Mais il s’intéressait à tout et son esprit était encyclopédique. Sa connaissance de l’art et de la littérature de l’Occident n’était pas moins prodigieuse. C’était un véritable plaisir de voir des œuvres d’art ou d’entendre de la musique en sa compagnie. Après une symphonie de Beethoven, il disait à son compagnon : « C’est peut-être le seul art dans lequel l’Occident ait été plus loin que l’Orient. »

« Il aimait Raphaël et détestait Rubens. Des peintures cubistes il disait : « J’ai beau y appliquer mon esprit : je ne touche rien. »

« Okakura-Kakuzo a donné un démenti au vers fameux de Kipling :

« Oh ! l’Orient est l’Orient, l’Occident est l’Occident et ils ne se rejoindront jamais. »

« Ils se sont rejoints dans Okakura-Kakuzo. »



Okakura-Kakuzo était, je crois bien, entièrement inconnu en France jusqu’à ces dernières années, et je ne sache pas qu’aucun article ait jamais été publié chez nous, le concernant, avant celui que je donnai au Temps, alors que je travaillais à la traduction du Livre du Thé[1]. Depuis, dans la préface qu’il a écrite pour la traduction des Idéaux de l’Orient et du Réveil du Japon par J. Serruys[2], M. Auguste Gérard, ancien ambassadeur de France au Japon, a rendu pleine justice à l’écrivain japonais ; mais n’est-il point étrange qu’au cours de ces pages si pénétrantes ne soit pas même fait mention de ce délicieux petit livre ? Je ne puis comprendre pourquoi ; je comprends d’autant moins pourquoi que certaines des idées et des théories chères à Okakura-Kakuzo, et qui forment le fond substantiel et essentiel de son œuvre, s’y trouvent exposées autrement, il est vrai, mais avec tout autant de force, d’éloquence, de fantaisie, d’ingéniosité et de conviction que dans les deux autres sur lesquels M. Gérard a uniquement insisté ; notamment celle de « l’unité de l′Asie » et de la mission du Japon, « qui n’est pas seulement de revenir à son ancien idéal, mais aussi de sentir et de ranimer la vie dormante de cette vieille unité ». Omission ou dédain regrettable, car, quelle que soit la valeur (et elle est incontestable et très haute à mes yeux) des Idéaux de l’Orient et du Réveil du Japon, je ne pense pas que soit moindre celle du Livre du Thé.



Okakura-Kakuzo était un esprit passionné de lumière et de beauté, extraordinairement raffiné et subtil, d’une sensibilité infiniment délicate, du goût le plus sûr et le plus élégant, un de ces hommes qui ont la sagesse… ou la folie de penser que l’humanité serait peut-être moins malheureuse si elle était restée plus étroitement attachée à ses traditions et à ses croyances ancestrales, un de ces artistes-poètes qui savent jouir de tous les spectacles de la nature et de la vie et pour qui l’art ne réside pas uniquement dans les œuvres des peintres, des sculpteurs, des musiciens, des écrivains, des architectes, mais sous mille autres formes invisibles pour la plupart aux regards de la foule et qui procurent aux sens et à l’âme des initiés d’incomparables voluptés.

Quoi qu’il en soit, je n’hésiterai pas à affirmer qu’il n’est nullement besoin d’être Japonais pour tirer profit des leçons de sagesse et de beauté dont Okakura-Kakuzo a fleuri, à profusion, ce précieux petit ouvrage ; au contraire, c’est à nous autres, Européens, que ces leçons peuvent être le plus utiles, c’est à nous autres qu’elles sont le plus nécessaires. On m’objectera sans doute que la conception de la nature, de la vie, de l’art qui y est enseignée cadre mieux avec les mœurs de l’Extrême-Orient et particulièrement du Japon ; l’on ne saurait nier en tout cas qu’il n’y ait pour nous que des avantages à essayer de nous en rapprocher, en si faible mesure que ce soit. Que la lecture de ces pages contribue seulement à ébranler quelques-uns des préjugés sur lesquels nous vivons, moins encore, à nous les faire regarder comme des préjugés, je n’ose l’espérer, me bornant à souhaiter que ceux qui les liront y éprouvent autant de délicat et rare plaisir que j’ai eu moi-même à les traduire. Les exemples, les rapprochements de faits et d’idées, les anecdotes, les légendes dont elles fourmillent, les vues qui nous y sont offertes sur la vie héroïque, religieuse, intime du vieux Japon, l’atmosphère de poésie qui y règne, je me refuse à croire que tout cela n’enchante pas les raffinés que nous nous piquons d’être et que nous ne sommes pas toujours de la façon dont nous devrions l’être, pour donner à notre sensibilité son entier épanouissement.

Gabriel Mourey.
  1. La Religion du thé. Le Temps, 8 février 1914.
  2. Payot édit., Paris.