Le livre du thé (茶の本, Cha no hon)
Traduction par Gabriel Mourey.
André Delpeuch (p. 107-123).

V

DU SENS DE L’ART



Connaissez-vous le conte taoïste de la Harpe apprivoisée ?

Dans le ravin de Lungmen se dressait autrefois, il y a très, très longtemps, un arbre Kiri qui était le véritable roi de la forêt. Il portait si haut la tête qu’il pouvait converser avec les étoiles et ses racines s’enfonçaient si profondément dans la terre qu’elles mêlaient leurs anneaux de bronze à ceux du dragon d’argent qui dormait au-dessous de lui. Et il arriva qu’un puissant magicien fit de cet arbre une harpe merveilleuse, dont le farouche esprit ne pourrait être apprivoisé que par le plus grand des musiciens. Durant longtemps l’instrument fit partie du trésor de l’empereur de Chine, mais aucun de ceux qui, tour à tour, avaient essayé de tirer de ses cordes une mélodie ne vit sa tentative couronnée de succès. En réponse à leurs efforts suprêmes il ne sortait de la harpe que de dures notes de dédain, peu en harmonie avec les chants qu’ils désiraient chanter. La harpe se refusait à reconnaître un maître.

Enfin vint Peiwoh, le prince des harpistes. D’une main délicate il caressa la harpe, comme lorsque l’on cherche à calmer un cheval rétif, et se mit à toucher doucement les cordes. Il chanta la nature et les saisons, les hautes montagnes et les eaux courantes ; et tous les souvenirs de l’arbre se réveillèrent. De nouveau la douce brise du printemps se joua à travers les branches. Les jeunes cataractes, en dansant dans le ravin, souriaient aux fleurs en bouton. De nouveau l’on entendit les voix rêveuses de l’été avec leurs myriades d’insectes, et le joli battement de la pluie, et la plainte du coucou. Écoutez ! un tigre a rugi et l’écho de la vallée lui répond. C’est l’automne ; dans la nuit déserte, tranchante comme une épée, la lune étincelle sur l’herbe gelée. L’hiver, maintenant, règne et à travers l’air plein de neige tourbillonnent des vols de cygnes, et des grêlons sonores frappent les branches avec une joie sauvage.

Puis Peiwoh changea de ton et chanta l’amour. La forêt s’inclina comme un ardent jeune homme perdu dans ses pensées. Là-haut, pareil à une altière jeune fille, volait un beau nuage éclatant ; mais son passage traînait sur le sol de longues ombres, noires comme le désespoir. Le ton changea encore ; Peiwoh chanta la guerre, les épées qui s’entre-choquent et les chevaux qui piaffent. Et dans la harpe se leva la tempête de Lungmen ; le dragon chevauchait l’éclair, l’avalanche s’écroulait à travers les collines avec un bruit de tonnerre. Le monarque Céleste, extasié, demanda à Peiwoh quel était le secret de sa victoire. « Sire, répondit-il, ils ont tous échoué, parce qu’ils ne chantaient qu’eux-mêmes. J’ai laissé la harpe choisir son thème, et en vérité je ne savais pas si c’était la harpe qui était Peiwoh ou Peiwoh qui était la harpe. »

Ce conte montre combien le sens de l’art est chose mystérieuse. Un chef-d’œuvre est une symphonie jouée avec nos sentiments les plus raffinés. L’art vrai, c’est Peiwoh et nous sommes la harpe de Lungmen. Au contact magique du beau, les cordes secrètes de notre être se réveillent ; en réponse à son appel, nous vibrons et nous tressaillons. L’esprit parle à l’esprit. Nous entendons ce qui n’a pas été dit, nous contemplons l’invisible. Le maître fait jaillir des notes, nous ne savons d’où. Des souvenirs, depuis longtemps oubliés, nous reviennent chargés d’un sens nouveau. Des espoirs étouffés par la crainte, des élans de tendresse que nous n’osons pas reconnaître s’offrent à nous, parés d’une splendeur nouvelle. Notre esprit est la toile sur laquelle l’artiste pose ses couleurs ; les teintes sont nos émotions et le clair-obscur est fait de la lumière de nos joies et de l’ombre de nos tristesses. Le chef-d’œuvre est en nous et nous sommes dans le chef-d’œuvre.

La communion de sympathie qui est nécessaire à l’éclosion du sens de l’art a pour base des concessions mutuelles. Le spectateur doit cultiver sa propre attitude pour recevoir le message ; l’artiste doit savoir comment le donner. Le maître de thé Kobori-Enshiu, qui était lui-même daïmio, nous a laissé cette parole mémorable : « Approchez un grand peintre comme vous approcheriez un grand prince. » Pour comprendre un chef d’œuvre, inclinez-vous d’abord bien bas devant lui et attendez, en retenant votre souffle, qu’il vous parle. Un critique éminent de l’époque Song fit un jour un charmant aveu. « Quand j’étais jeune, dit-il, je louais le maître dont j’aimais les tableaux, mais, à mesure que mon jugement mûrissait, je me louais moi-même d’aimer ce que les maîtres avaient choisi pour me le faire aimer.» Il faut regretter que si peu d’entre nous prennent la peine d’étudier la manière des maîtres. Dans notre ignorance obstinée nous nous refusons à leur rendre ce simple hommage de courtoisie et sommes privés ainsi du riche festin de beauté qu’ils offrent à nos yeux. Un maître a toujours quelque chose à offrir, et nous nous en allons avec la faim, simplement parce que nous manquons de goût.

Pour qui, au contraire, a le sens de l’art, un chef-d’œuvre devient une réalité vivante vers laquelle on se sent entraîné par des liens de camaraderie. Les maîtres sont immortels, car leurs amours et leurs angoisses vivent en nous à jamais. C’est bien plutôt l’âme que la main, l’homme que la technique, qui nous appelle, et plus l’appel est humain, plus profonde est notre réponse, et c’est à cause de cette compréhension secrète entre le maître et nous, que nous arrivons à souffrir et à nous réjouir avec les héros et les héroïnes des poèmes et des romans. Chikamatsu, notre Shakespeare japonais, considérait comme un des principes essentiels de la composition dramatique d’inspirer confiance au public. Parmi nombre de pièces que ses élèves lui avaient un jour soumises, une seule lui avait plu. C’était une pièce qui avait quelque ressemblance avec la Comédie des Erreurs, où l’on voit deux frères victimes de leur identité méconnue. « Oui, je sens vivre là, dit Chikamatsu, l’esprit même du drame, car il y est tenu compte du public lui-même : on lui permet de savoir quelque chose de plus que les acteurs. Il sait sur quoi repose l’erreur et il a pitié des personnages qu’il voit, sur la scène, se précipiter innocemment vers leur destin. »



Les grands maîtres de l’Orient comme de l’Occident n’ont jamais négligé l’importance de la suggestion pour mettre le spectateur en confiance. Qui peut contempler un chef-d’œuvre sans être épouvanté de l’immensité de pensée qu’il offre à nos regards ? Il n’est pas de chefs-d’œuvre qui ne soient familiers et sympathiques. Combien sont froides, au contraire, les productions courantes de l’heure actuelle ! Ici, l’épanchement chaleureux d’un cœur d’homme ; là, rien de plus qu’un geste formaliste. Esclaves de la technique, les modernes s’élèvent rarement au-dessus d’eux-mêmes. Comme les musiciens qui essayaient vainement de faire vibrer la harpe de Lungmen, ils ne chantent qu’eux-mêmes. Il se peut que leurs œuvres soient plus proches de la science ; elles sont sûrement plus éloignées de l’humanité. Il existe un vieux dicton japonais d’après lequel une femme ne peut aimer un homme vraiment vaniteux, car il n’y a pas dans son cœur de fissure par où l’amour puisse pénétrer et le remplir. La vanité en art est également fatale à la sympathie, soit de la part de l’artiste, soit de la part du public.

Je ne sais rien de plus sanctifiant que l’union des esprits parents dans l’art. Au moment de ces rencontres, l’amateur d’art se surpasse lui-même. Il est à la fois et n’est pas. Il entrevoit une lueur de l’infini, mais les mots ne lui suffisent pas à exprimer sa joie, car les yeux n’ont point de langue. Libéré des chaînes de la matière, son esprit se meut dans le rythme même des choses. C’est ainsi que l’art s’apparente à la religion et ennoblit l’humanité ; c’est ce qui fait d’un chef-d’œuvre quelque chose de sacré. Dans les temps anciens, la vénération dont les Japonais entouraient les œuvres d’un grand artiste était extrême. Les maîtres de thé conservaient leurs trésors avec une discrétion toute religieuse et il fallait souvent ouvrir, l’une après l’autre, nombre de boîtes avant de découvrir le reliquaire, l’enveloppe de soie dans les doux plis de laquelle reposait le saint des saints. On ne le montrait que rarement et aux seuls initiés.

À l’époque où le Théisme était à son apogée, les généraux du Taïko se montraient plus satisfaits qu’on leur eût fait présent, pour les récompenser de leurs victoires, d’une œuvre d’art précieuse que d’une vaste étendue de territoire. Plusieurs de nos drames favoris ont pour sujet la perte et le recouvrement d’un chef-d’œuvre célèbre. Dans l’un d’eux, par exemple, le palais du seigneur Hosokawa où est conservé le célèbre portrait de Dharuma par Sesson, prend feu tout à coup, à cause de la négligence du samouraï en fonction. Résolu à affronter tous les risques pour sauver le précieux tableau, celui-ci se précipite dans l’édifice en flammes, s’empare du kakémono, mais trouve toutes les issues obstruées par l’incendie. Ne songeant qu’au salut du chef-d’œuvre, il se fait autour du corps avec son épée une large entaille, enroule sa manche déchirée autour de la soie peinte et plonge le tout dans le trou de sa blessure. Le feu, enfin, s’éteint et parmi les cendres fumantes on trouve un corps à demi consumé à l’intérieur duquel repose, épargné par les flammes, l’inestimable trésor. Pour tragique que soit cette histoire, elle montre, en même temps que la fidélité d’un samouraï, quel prix nous savons attacher à un chef-d’œuvre.

N’oublions pas, cependant, que l’art n’a de valeur que dans la mesure où il parle à notre cœur. Il peut devenir une langue universelle si nous-mêmes savons être universels dans nos sympathies. Notre nature bornée, la force de la tradition et des conventions, tout comme nos instincts héréditaires, restreignent notre capacité de jouissance artistique. Notre individualité même fixe aussi, jusqu’à un certain point, des limites à notre compréhension et notre personnalité esthétique cherche surtout ses propres affinités dans les créations du passé. Il est vrai, d’autre part, que, par la culture, notre sens de l’art s’élargit et que nous devenons chaque jour plus capables de jouir de nouvelles expressions de beauté auxquelles nous étions hier encore insensibles. Mais, après tout, n’est-ce pas seulement notre propre image que nous voyons dans l’univers et n’est-ce pas notre propre tempérament qui nous impose nos façons de percevoir ? Les maîtres de thé ne collectionnaient que des objets correspondant exactement à la mesure de leur goût personnel.

Je me rappelle, à ce propos, une histoire concernant Kobori-Enshiu. Pour le complimenter d’avoir fait preuve d’un goût si parfait dans le choix de ses collections, ses disciples lui disaient : « Chaque pièce est telle que personne ne peut s’empêcher de l’admirer. Ce qui prouve que vous avez meilleur goût que Rikiu, car il n’y a qu’une personne sur mille qui puisse apprécier sa collection. » À quoi Enshiu répondit tristement : « Voilà bien la preuve de ma vulgarité. Notre grand Rikiu avait l’audace de n’aimer que les objets qui lui plaisaient personnellement, tandis que moi, inconsciemment, je pourvois au goût de la majorité. En vérité, il n’y a qu’un Rikiu entre mille parmi les maîtres de thé. »

Quoi qu’il en soit, l’on ne saurait trop regretter que la plus grande part de l’enthousiasme apparent que l’on professe aujourd’hui pour l’art ne repose pas sur un sentiment réel et profond. À une époque démocratique comme la nôtre, les hommes applaudissent à tout ce qui est considéré par la masse comme le meilleur, sans égard pour leurs sentiments. Ils aiment le coûteux et non le raffiné ; ce qui est à la mode, non ce qui est beau. Aux masses populaires la contemplation des périodiques illustrés, qui est vraiment le digne produit de leur propre industrialisme, fournit un aliment de joie artistique plus facile à digérer que les Primitifs italiens ou les maîtres d’Ashikaga qu’elles prétendent admirer. Le nom de l’artiste est autrement important pour elles que la qualité de l’oeuvre. Comme le disait un critique chinois, il y a plusieurs siècles, « le peuple fait la critique d’une peinture avec l’oreille ». C’est à ce manque de goût personnel et de jugement original que nous devons les horreurs pseudo-classiques qui nous accueillent aujourd’hui, de quelque côté que l’on se tourne.

Une autre erreur, non moins communément répandue, c’est de confondre l’art avec l’archéologie. La vénération née de l’antiquité est un des traits les plus nobles du caractère humain et il serait à souhaiter qu’elle fût encore plus répandue qu’elle ne l’est. Les vieux maîtres ont le droit d’être honorés pour avoir ouvert la voie au progrès futur, et le seul fait qu’ils aient traversé intacts des siècles de critique et qu’ils nous arrivent encore couverts de gloire, commande le respect. Mais ce serait folie en vérité de n’évaluer leurs efforts que d’après leur âge. Cependant nous laissons à notre sympathie historique la direction de notre discernement esthétique. Nous offrons les fleurs de notre approbation à l’artiste quand il est tranquillement étendu dans son tombeau. Le dix-neuvième siècle qui a engendré la théorie de l’évolution a, malgré cela, créé en tous l’habitude de perdre de vue l’individu dans l’espèce. Un collectionneur se soucie surtout d’acquérir des spécimens d’une école ou d’une époque et oublie qu’un seul chef-d’œuvre nous touche davantage que quelque quantité que ce soit de productions médiocres d’une époque ou d’une école donnée. Nous classifions trop et ne jouissons pas assez. Le fait d’avoir abandonné la méthode de présentation esthétique des œuvres d’art pour la prétendue méthode de présentation scientifique a causé la mort de bien des musées.

Enfin, les droits de l’art contemporain ne peuvent être ignorés dans aucun plan vivant de la vie. L’art d’aujourd’hui est celui qui nous appartient réellement ; il est notre propre reflet. Le condamner, c’est nous condamner nous-mêmes. L’on prétend couramment que l’époque présente ne possède aucun art : à qui donc en incombe la responsabilité ? N’est-ce pas une honte que, malgré toutes nos rapsodies sur les anciens, nous soyons si peu attentifs à nos propres possibilités ? Il y a, cependant, des artistes qui luttent, des âmes fatiguées qui s’épuisent dans l’ombre d’un dédain glacé ! Dans un siècle fixé sur son propre centre comme le nôtre, quelles inspirations leur offrons-nous ? Le passé peut bien regarder avec pitié la pauvreté de notre civilisation ; l’avenir rira de la stérilité de notre art. Nous détruisons l’art en détruisant le beau dans la vie. Le grand magicien viendra-t-il qui formera avec le tronc de la société moderne une harpe puissante dont les doigts du génie feront un jour résonner les cordes ?