Le livre du thé (茶の本, Cha no hon)
Traduction par Gabriel Mourey.
André Delpeuch (p. 41-58).

II

LES ÉCOLES DE THÉ



Le thé est une œuvre d’art et a besoin de la main d’un maître pour manifester ses plus nobles qualités. Il y a de bon et de mauvais thé, comme il y a de bonne et de mauvaise peinture, — plus souvent de mauvaise ― et il n’existe pas plus de recettes pour faire du thé parfait qu’il n’existe de règles pour produire un Titien ou un Sesson. Chaque façon de préparer les feuilles possède son individualité, ses affinités spéciales avec l’eau et avec la chaleur, ses souvenirs héréditaires, sa manière propre de conter. La vraie beauté y doit résider toujours. Combien ne souffrons-nous pas de voir que la société se refuse à admettre cette loi fondamentale et, cependant, si simple, de l’art et de la vie ! Lichihlai, un poète Song, a mélancoliquement remarqué que les trois choses les plus déplorables du monde sont : de voir une belle jeunesse gâtée par une fausse éducation, de voir de beaux tableaux dégradés par l’admiration du vulgaire et de voir gaspiller tant de bon thé par suite d’une manipulation imparfaite.

Comme l’Art, le Thé a ses écoles et ses périodes. Son évolution peut se diviser en trois étapes principales : le thé bouilli, le thé battu et le thé infusé. Les modernes appartiennent à la dernière école. Ces diverses méthodes d’apprécier le thé sont significatives de l’esprit des époques où elles ont prévalu. Car la vie est une expression et nos actions inconscientes trahissent toujours notre pensée intime. Confucius disait que « l’homme ne sait rien cacher ». Peut-être ne nous révélons-nous trop dans les petites choses que parce que nous avons si peu de grandes choses à cacher. Les menus faits de la routine quotidienne sont aussi bien le commentaire des idéaux d’une race que les plus hautes envolées de la philosophie ou de la poésie. De même que les différentes façons de faire le vin caractérisent les tempéraments particuliers des différentes époques et des différentes nationalités européennes, de même les idéaux du thé caractérisent les diverses modalités de la culture orientale. Le gâteau de thé que l’on faisait bouillir, la poudre de thé que l’on battait, la feuille de thé que l’on laissait infuser marquent les diverses impulsions émotionnelles des dynasties chinoises Tang, Song et Ming, et, pour employer la terminologie de la classification artistique dont on a tant abusé, l’on pourrait les désigner respectivement comme les écoles classique, romantique et naturaliste du thé.

La plante du thé, originaire du sud de la Chine, était bien connue dès les temps les plus lointains par la botanique et la médecine chinoises, et, sous les divers noms par lesquels la désignent les écrivains classiques : Tou, Tseh, Chung, Kha et Ming, elle était hautement appréciée comme possédant la vertu de soulager la fatigue, de délecter l’âme, de fortifier la volonté, de ranimer la vue. On ne l’administrait pas seulement comme remède interne, mais on l’appliquait souvent comme remède externe, sous forme de pâte, pour soigner les rhumatismes. Les Taoïstes considéraient le thé comme un élément important de l’élixir d’immortalité et les Bouddhistes s’en servaient couramment pour lutter contre le sommeil durant leurs longues heures de méditation.

Entre le quatrième et le cinquième siècle le thé devint la boisson favorite des habitants de la vallée du Yangtsé-Kiang ; c’est à peu près à cette époque que fut forgé le caractère idéographique moderne Cha, corruption évidente du classique Tou. Les poètes des dynasties du sud nous ont laissé des traces de la fervente adoration qu’ils vouaient à « la mousse du jade liquide ». Les empereurs d’alors avaient coutume d’accorder à leurs premiers ministres, comme récompense de services éminents, quelque rare préparation des précieuses feuilles. Cependant, la manière dont on buvait le thé à cette époque était extrêmement primitive. On passait les feuilles à la vapeur, on les écrasait dans un mortier, on en faisait un gâteau et on les mettait bouillir, avec du riz, du gingembre, de l’écorce d’orange, des épices, du lait et, quelquefois, des oignons — coutume encore florissante aujourd’hui chez les Thibétains et dans diverses tribus mongoles, qui composent avec tous ces ingrédients un étrange sirop. L’usage des tranches de citron si cher aux Russes, lesquels doivent leur connaissance du thé aux caravansérails chinois, est une survivance de cette ancienne méthode.

Il fallut le génie de la dynastie Tang pour émanciper le thé de cet état grossier et le hausser à son idéalisation définitive. Luwuh, qui vivait au milieu du huitième siècle, est le premier apôtre du thé. Il était né à une époque où le bouddhisme, le taoïsme et le confucianisme cherchaient une synthèse commune. Le symbolisme panthéiste d’alors prétendait refléter l’universel dans le particulier. Luwuh, en vrai poète qu’il était, découvrit dans le « service du thé » le même ordre et la même harmonie qui régnaient dans toutes les choses, et dans son fameux ouvrage, le Chaking, qui peut être considéré comme la Bible du Thé, il formula le code du thé : en souvenir de quoi les marchands de thé chinois l’honorent comme leur dieu tutélaire.

Le Chaking comprend trois volumes et dix chapitres. Dans le premier, Luwuh traite de la nature de la plante du thé ; dans le second, des outils employés pour récolter les feuilles ; dans le troisième, du tri des feuilles. Selon lui, la meilleure qualité de feuilles doit avoir « des plis comme les bottes de cuir des cavaliers tartares, des boucles comme les fanons d’un bœuf puissant, se dérouler comme la brume qui monte d’un ravin, briller comme un lac effleuré par le zéphir, enfin, être humides et douces au toucher comme la terre fraîchement balayée par la pluie ».

Le quatrième chapitre est consacré à l’énumération et à la description des vingt-quatre parties de « l’équipement du thé », depuis le brasier à trois pieds jusqu’au cabinet de bambou qui contient tous ces ustensiles. Notons ici la prédilection de Luwuh pour le symbolisme taoïste et à ce propos, car elle vaut aussi de nous intéresser, l’influence du thé sur la céramique chinoise. La porcelaine Céleste a pour point de départ, on le sait, le souci de reproduire les colorations exquises du jade, souci qui aboutit, sous la dynastie Tang, à l’émail bleu du sud et à l’émail blanc du nord. Luwuh tenait le bleu pour la couleur idéale d’une coupe à thé, à cause qu’elle ajoute au liquide une teinte verdâtre, tandis que le blanc le fait paraître rosé et déplaisant. Aussi usait-il du gâteau de thé. Plus tard, quand les maîtres de thé des Song employèrent le thé en poudre, ils préfèrent les bols épais bleu foncé et brun foncé, tandis que les Ming avaient plaisir à boire leur thé infusé dans des tasses de fine porcelaine blanche.



Au cinquième chapitre, Luwuh décrit la méthode de faire le thé. Il proscrit tous les ingrédients à l’exception du sel. Il insiste aussi sur la question tant controversée du choix de l’eau et des degrés d’ébullition qu’elle doit avoir. D’après lui, l’eau de montagne est la meilleure, puis vient l’eau de rivière et, enfin, l’eau de source ordinaire. Il y a trois états d’ébullition : le premier, lorsque les petites bulles pareilles à des yeux de poisson flottent à la surface de l’eau ; le second, lorsque les bulles sont comme des perles de cristal qui roulent dans une fontaine ; le troisième, lorsque les vagues bondissent furieusement dans la bouilloire. L’on fait rôtir le gâteau de thé devant le feu jusqu’à ce qu’il devienne tendre comme le bras d’un petit enfant, puis on le pulvérise entre deux feuilles de papier. L’on met le sel dans le premier bouillon, le thé dans le second ; dans le troisième, on verse une cuiller à pot d’eau froide pour fixer le thé et « rendre à l’eau sa jeunesse ». Puis on emplit les tasses et l’on boit. Ô nectar ! Les petites feuilles membraneuses restent suspendues comme des nuages écailleux dans un ciel serein ou flottent comme des nénuphars blancs sur un étang d’émeraude. C’est d’un tel breuvage que parlait Lotung, le poète Tang, quand il disait : « Le première tasse humecte ma lèvre et mon gosier, la seconde rompt ma solitude, la troisième pénètre dans mes entrailles et y remue des milliers d’idéographies étranges, la quatrième me procure une légère transpiration, et tout le mauvais de ma vie s’en va à travers mes pores ; à la cinquième tasse, je suis purifié ; la sixième m’emporte dans le royaume des immortels. La septième ! Ah ! la septième… mais je n’en puis boire davantage ! Je sens seulement le souffle du vent froid gonfler mes manches. Où est Horaisan[1] ? Ah ! laissez-moi monter sur cette douce brise et qu’elle m’y emporte ! »

Les autres chapitres du Chaking traitent de la vulgarité des façons ordinaires de boire le thé, de l’histoire sommaire des buveurs de thé illustres, des plus fameuses plantations de thé de la Chine, des variantes que l’on peut apporter dans le service du thé, et des ustensiles nécessaires pour faire le thé ; le reste est malheureusement perdu.

L’apparition du Chaking dut produire dans son temps une sensation considérable ; Luwuh devint le favori de l’empereur Taisung (763-779), et sa renommée lui attira de nombreux adeptes. L’on dit que quelques raffinés étaient capables de discerner le thé fait par Luwuh de celui fait par ses disciples, et l’on cite un mandarin dont le nom est devenu immortel parce qu’il n’appréciait pas le thé de ce grand maître.

Sous la dynastie Song le thé battu vint à la mode : la seconde école de thé était créée. L’on réduisait les feuilles en poudre dans un petit moulin de pierre et l’on battait la préparation dans l’eau chaude avec une fine vergette de bambou fendu. Cette nouvelle méthode apporta quelques modifications dans le « service du thé» de Luwuh et, aussi, dans le tri des feuilles. Le sel fut définitivement écarté. L’enthousiasme des Chinois du temps des Song pour le thé ne connut pas de bornes. Les épicuriens rivalisaient entre eux à qui découvrirait des variétés nouvelles, et des tournois réguliers s’organisèrent pour décider de leur supériorité. L’empereur Kiatung (1101-1124), qui était un bien trop grand artiste pour être un bon souverain, dissipait ses trésors pour acquérir une nouvelle espèce de thé, plus précieuse encore. Il a écrit lui-même une dissertation sur les vingt espèces de thé ; et c’est au « thé blanc » qu’il donne le prix comme au plus rare et au plus exquis.

L’idéal du thé selon les Song diffère de celui des Tang autant que différait leur conception de la vie. Ils cherchaient à réaliser ce que leurs prédécesseurs avaient essayé de symboliser. Pour l’esprit imbu du Néo-Confucianisme, la loi cosmique ne se reflétait pas dans le monde des phénomènes, mais le monde des phénomènes était la loi cosmique elle-même. Les Éons n’étaient que des moments — le Nirvana toujours à portée. La conception taoïste que l’immortalité consiste dans le changement éternel imprégna toutes leurs façons de penser. C’était le progrès, et non l’action, qui était digne d’intérêt. C’était l’acte d’accomplir et non l’accomplissement qui était vraiment l’acte vital. Les hommes pouvaient ainsi se trouver face à face avec la nature. Un nouveau sens s’introduisit dans l’art de la vie. Le thé commença d’être non plus un passe-temps poétique, mais une méthode de réalisation personnelle. Wangyucheng célébra le thé qui « inondait son âme comme un appel direct, et dont la délicate amertume lui laissait l’arrière-goût d’un bon conseil ». Sotumpa vantait la force de sa pureté immaculée qui fait que le thé défie la corruption comme un homme vraiment vertueux. Parmi les Bouddhistes, la secte Zen méridionale, qui s’assimila tant de doctrines taoïstes, formula un rituel complet du thé. C’est devant une statue du Bodhi Dharma que les moines récoltaient le thé et le buvaient dans un bol unique avec tout le formalisme recueilli d’un sacrement ; et c’est de ce rituel Zen qu’est née et que s’est développée la cérémonie du thé au Japon, au quinzième siècle.

Malheureusement, la révolte soudaine des tribus mongoles, qui se produisit au treizième siècle, et qui eut pour résultat la dévastation et la conquête de la Chine sous le gouvernement barbare des empereurs Yuen, détruisit tous les fruits de la culture Song. La dynastie indigène des Ming qui, au milieu du quinzième siècle, tenta la renationalisation de la Chine, fut harcelée par des troubles intérieurs, et la Chine retomba, au dix-septième siècle, sous la domination étrangère des Mandchous. Les mœurs et les coutumes se transformèrent au point de perdre toute trace des époques précédentes. Le thé en poudre est complètement oublié. L’on voit un commentateur Ming impuissant à se rappeler quelle était la forme de la vergette à battre le thé, telle que la décrit un des classiques Song. L’on prend alors le thé en faisant infuser les feuilles à l’eau chaude dans un bol ou une tasse ; ce qui montre que le monde occidental est innocent de cette vieille façon de prendre le thé : l’Europe n’a connu le thé qu’à la fin de la dynastie des Ming.

Pour le Chinois d’aujourd’hui, le thé est, certes, un délicieux breuvage, mais non pas un idéal. Les longs malheurs de son pays lui ont enlevé le goût de la signification de la vie. Il est devenu moderne, c’est-à-dire vieux et désenchanté. Il a perdu cette sublime foi aux illusions qui constitue l’éternelle jeunesse et l’éternelle vigueur des poètes et des anciens. Il est éclectique et accepte poliment les traditions de l’univers. Il joue avec la Nature, mais ne condescend pas à la conquérir et à l’adorer. Sa feuille de thé est souvent merveilleuse grâce à son arôme floral, mais la poésie des cérémonies Tang et Song a déserté sa tasse.

Le Japon, qui a suivi les voies de la civilisation chinoise, a connu le thé dans ses trois stages. Dès l’an 729, nous lisons que l’empereur Shomu offrit du thé à cent moines dans son palais de Nara. Les feuilles en avaient dû être importées par nos ambassadeurs à la cour Tang et préparées selon la mode d’alors. En 801 le moine Saicho en rapporta quelques graines et les planta dans le Yeisan. Dans les siècles suivants il est fait mention de plusieurs jardins de thé et du plaisir que l’aristocratie et le clergé prenaient à ce breuvage. Le thé Song nous parvint en 1191, lors du retour de Yeisaizenji qui avait été étudier l’école méridionale du Zen. L’on planta les nouvelles graines qu’il avait rapportées en trois endroits et elles y réussirent à merveille, surtout dans le district d’Uji près de Kioto, qui est encore réputé pour produire le meilleur thé du monde. Le Zen méridional s’imposa avec une merveilleuse rapidité et avec lui le rituel et l’idéal du thé des Song. Au quinzième siècle, sous le patronage du Shogun Ashikaga-Voshinasa, la cérémonie du thé est entièrement constituée et fixée dans sa forme indépendante et séculaire et, depuis, le Théisme est pleinement établi au Japon. L’usage du thé infusé de la Chine ancienne est relativement récent chez nous, n’étant connu que depuis le milieu du dix-septième siècle. Il a remplacé, dans la consommation courante, le thé en poudre, mais celui-ci n’en continue pas moins à être considéré comme le thé des thés.

C’est dans la cérémonie du thé japonaise que les idéaux du thé atteignent leur réalisation la plus haute. Notre résistance victorieuse à l’invasion mongole de 1281 nous avait rendus capables de continuer le mouvement Song si désastreusement interrompu en Chine même par les incursions nomades. Le thé devint chez nous plus qu’une idéalisation de la forme de boire : une religion de l’art de la vie. Ce breuvage devint un prétexte au culte de la pureté et du raffinement, une fonction sacrée où l’hôte et son invité s’unissaient pour réaliser à cette occasion la plus haute béatitude de la vie mondaine. La chambre de thé fut une oasis dans le triste désert de l’existence, où les voyageurs fatigués pouvaient se rencontrer et boire à la source commune de l’amour de l’art. La cérémonie fut un drame improvisé dont le plan fut tramé autour du thé, des fleurs et des soies peintes. Nulle couleur ne venait troubler la tonalité de la pièce, nul bruit ne détruisait le rythme des choses, nul geste ne gênait l’harmonie, nul mot ne rompait l’unité des alentours, tous les mouvements s’accomplissaient simplement et naturellement, — tels étaient les buts de la cérémonie du thé. Il est assez étrange qu’elle ait eu tant de succès. Une philosophie subtile y habite. Le Théisme était le Taoïsme déguisé.


  1. Le Paradis chinois.