Le journal de M. Charles Spindler
Quelques mois après l’armistice, parcourant l’Alsace, j’interrogeai plusieurs Alsaciens de ma connaissance sur les événements dont leur pays avait été le théâtre depuis 1914. Ces événements, je les avais suivis attentivement pendant la durée des hostilités, à travers les journaux alsaciens et allemands et d’après les informations d’un service de renseignements militaires ; je savais les milliers de condamnations infligées par les Conseils de guerre aux Alsaciens coupables de « sentiments hostiles à l’Allemagne, » et j’avais lu les aveux que l’attitude de ces rebelles avait arrachés à tant d’Allemands. Quand j’assistai à l’entrée de nos troupes et vis le délire de l’Alsace, j’eus la curiosité de mieux connaître quelles épreuves, quelles humiliations avaient pu porter ce peuple délivré à un tel paroxysme de haine et d’allégresse. J’aurais voulu pouvoir reconstituer les phases de cette histoire tragique. Or, je ne recueillais que des souvenirs confus. Les Alsaciens que je questionnais, se montraient, avec la meilleure foi du monde, assez disposés à croire que, dès le 1er août 1914, ils étaient déjà dans un état d’esprit analogue à celui où les trouva l’armistice. Dans les grandes crises sentimentales, nous perdons facilement la mémoire des émotions successives qui nous y ont acheminés. Pour tout comprendre, il eût fallu avoir sous les yeux des notes prises au jour le jour par un Alsacien capable de voir clair en lui-même et dans la pensée de ses compatriotes.
Un jour, quelqu’un me dit : « Le journal privé que vous cherchez existe. Connaissez-vous notre grand artiste, Charles Spindler ? — Sans doute, je me rappelle l’avoir plusieurs fois visité avant la guerre dans sa charmante retraite de Saint-Léonard. — Eh bien ! durant quatre années, il a écrit chaque soir tout ce qu’il voyait, tout ce qu’il entendait. Peut-être consentira-t-il à vous laisser lire son manuscrit... »
Je pris le train de Strasbourg pour Rosheim et saluai au passage la belle église romane où des sculptures juchées sur le toit racontent la légende de ses origines ; je montai dans le « tortillard » qui lentement, lentement, s’achemine vers Ottrott, et de la halte de Saint-Léonard je gagnai le logis de M. Spindler, sans me hâter, car j’avais devant moi un des plus délicieux paysages de la Basse-Alsace. Au pied de Sainte-Odile, sur un des coteaux du vignoble, les maisons de Saint-Léonard regardent les prairies où l’Ehn coule parmi les saules. De nulle part la montagne sacrée de l’Alsace n’apparaît plus grandiose et plus harmonieuse entre ses deux contreforts chargés de forêts et couronnés de ruines ; dei nulle part non plus on ne goûte mieux la joie de la plaine lumineuse. Au loin se dressent les clochers et les remparts d’Obernai. Plus près, derrière un repli de la colline, les vieilles maisons de Bœrsch se blottissent dans l’ombre des murailles du XIVe siècle.
Le hameau de Saint-Léonard est formé des bâtiments d’un ancien couvent de Bénédictins converti en collégiale dès le XIIIe siècle. Au temps de la Révolution, les constructions furent mises en vente. Depuis, quelques familles se sont créé d’agréables demeures dans les maisons canoniales. C’est là qu’habitent, porte à porte, deux hommes qui honorent l’Alsace : M. Anselme Laugel et M. Chartes Spindler. Le premier, peintre et homme de goût, est surtout connu comme un des plus ardents mainteneurs de l’idée française en Alsace : par ses conférences, ses discours, ses écrits, il a autrefois travaillé à réveiller chez ses compatriotes le culte de leurs traditions et l’amour de notre langue : il s’est acquis à la reconnaissance de la France autant de titres qu’à l’animosité de l’Allemagne. Quant à M. Charles Spindler, dont la maison rustique et l’atelier donnent sur l’ancienne cour du chapitre, tout le monde admire les délicates compositions qu’il exécute en marqueterie. Les deux voisins sont unis d’une étroite amitié, bien qu’ils n’aient pas toujours été d’accord sur l’avenir de l’Alsace, on le verra tout à l’heure.
Je frappai à la porte de M. Spindler et lui exposai ma requête. Quelques minutes plus tard, une formidable liasse de cahiers gisait sur la table de l’atelier : « Voici me dit-il, le journal que j’ai tenu pendant la guerre. Vous pouvez en prendre connaissance. Pendant ces longues et mortelles années, je n’ai guère pu me livrer à mes travaux habituels : le cœur n’y était pas. J’ai fait quelques portraits (et du doigt il me montrait de fines aquarelles). Puis j’ai occupé mes loisirs à mettre en ordre de vieux papiers de famille. Enfin j’ai écrit ces feuillets où j’ai conté chacune de mes journées, rapporté tous les propos que j’échangeais avec les miens, avec mes parents, mes amis de Bœrsch, d’Obernai, de Strasbourg, avec les officiers qui cantonnaient à Saint-Léonard et les fonctionnaires que je rencontrais sur la route. J’y ai consigné aussi et commenté les nouvelles, — vraies ou fausses, — qui nous étaient apportées par des journaux ou par des lettres. Tout cela est écrit à la diable ; je doute qu’un autre que moi-même y puisse prendre intérêt. » Là-dessus il me lut quelques pages prises çà et là dans son manuscrit, et tout de suite je fus convaincu que jamais je ne pourrais trouver document plus précieux sur l’Alsace au temps de la guerre, si convaincu que je dis à brûle-pourpoint : « Consentiriez-vous à ce que ce journal fût publié ? » M. Spindler me considéra avec étonnement : « Mais, dit-il, ce sont des notes personnelles. Vous le voyez, je dis tout, je désigne les gens par leur nom. Est-ce que vous voulez me brouiller avec la moitié de l’Alsace ? — Soit ; il ne peut être question de publier ce volumineux journal ; il renferme bien des choses qui ne regardent pas le public ; mais permettez-moi de le lire pour ma propre édification. Nous en recauserons ensuite. »
J’ai passé de longues heures d’été, dans l’atelier frais et silencieux, à lire le manuscrit de M. Spindler, suivant, jour par jour, le contre-coup des événements de la Grande Guerre dans le petit monde de Saint-Léonard. Ma lecture achevée, j’obtins de M. Spindler qu’il autoriserait l’impression de quelques extraits propres à faire connaître l’opinion alsacienne de 1914 à 1918. Ces extraits, nous les avons choisis ensemble. Ma première impression fut qu’on les pouvait mettre tels quels sous les yeux du public, sans autre commentaire ; mais, en général, les Français ignorent les choses d’Alsace, qui d’ailleurs, avouons-le, sont complexes, et les personnes à qui ces pages furent communiquées, ont été d’avis qu’il serait utile d’y joindre quelques éclaircissements Je m’en acquitterai aussi brièvement que possible.
Il ne fait lien qui ne soit alsacien. Ses forêts sont celles des Vosges ; ses groupes d’arbres ont poussé dans la campagne voisine ; sa cathédrale de Strasbourg lève à l’horizon de Saint-Léonard sa flèche unique ; ses châteaux en ruines pointent parmi les pins au-dessus d’Ottrott et de Barr ; ses vieilles maisons en colombage, ses cheminées couvertes sur lesquelles est posée la couronne d’épines où la cigogne fait son nid ; ses toits longs et pendants, gonflés, d’une amplitude maternelle, pareils aux ailes d’une poule couveuse immobile et dont on peut compter les rangs de plumes ; ses ruelles, ses ponts protégés, ses fontaines où l’eau toujours jeune jaillit hors des pierres antiques ; ses tours rectangulaires, coiffées, girouettées, munies d’un cadran d’horloge et que perce la route à l’entrée des villages ; tout a été vu et peut se voir à Colmar, à Schlestadt, a Kaysersberg, à Riquewihr, en vingt autres places, bourgs ou hameaux de ce pays où l’on a tout bâti, tout détruit, tout reconstruit, comme pour prouver vingt fois qu’il fait bon vivre sur son sol.
C’est ainsi que M. René Bazin a défini l’originalité des dessins et des compositions de M. Spindler. On ne saurait mieux dire. Oui, c’est l’Alsace tout entière qui revit dans ces panneaux où les caprices des veines et des fibres du bois traduisent avec une merveilleuse fidélité les nuances de la campagne et du ciel. D’ailleurs, depuis plus de vingt ans, tout le monde connaît ces charmants ouvrages, et, parmi les milliers de Français qui, en ces dernières années, visitèrent l’Alsace, bien peu n’ont point fait le pèlerinage de Saint-Léonard.
Alsacien, M. Spindler ne l’est pas seulement par goût et tempérament d’artiste. Cet homme simple, réfléchi et blond, aux yeux clairs, à la démarche lente et au parler bonhomme est un excellent exemplaire de sa race. Il faut l’avoir vu dans son intérieur, parmi les siens, fumant sa pipe à petites bouffées et contant d’une voix .malicieuse une « bonne histoire. » Vous l’entendrez parler, car son journal a gardé le sans-façon de la causerie, cet . accent inimitable de simplicité et d’humeur contenue qui est le ton même de l’Alsace. A vrai dire, les conversations qu’il rapporte perdront ici un peu de leur saveur, car, s’il rédige ses notes en français, il fait souvent dialoguer les gens tantôt en allemand, tantôt en dialecte, et les propos traduits sont un peu moins plaisants.
L’amour de la terre natale a été la règle non seulement de son art, mais aussi de sa pensée la plus intime. Il est né, dans la petite ville de Bœrsch, de souche alsacienne. Au XIXe siècle, une partie de sa famille vécut à Paris. Dans sa maison, sa femme, ses enfants et lui-même ont toujours parlé le français. Plusieurs de ses proches habitaient la France. Cependant toute sa vie s’est écoulée en Alsace sous le régime allemand : il avait cinq ans en 1870. Il a fait ses études dans un collège allemand. Il a été de ceux qui, fidèles à leur petite patrie, acceptèrent, pendant quarante-quatre ans, de n’être ni Français ni Allemands, et se contentèrent de demeurer Alsaciens, n’espérant rien de l’avenir.
Dans les premières années du XXe siècle, quelques jeunes Alsaciens se sont groupés autour du docteur Bucher pour défendre contre le germanisme les traditions, toutes les traditions de leur province. « Sans doute, disaient-ils, l’Alsace est liée politiquement à l’Empire, et la France parait chaque jour plus résolue à ne rien risquer pour récupérer les provinces qu’elle a perdues : subissons notre sort ; mais il est impossible qu’un jour, de gré ou de force, la France ne soit amenée à prendre conscience de sa véritable destinée : il faut, pour ce jour-là, conserver à l’Alsace le trésor spirituel qu’elle a hérité de son ancienne patrie. » Ils étaient du reste convaincus qu’en dépit de l’éducation germanique des générations nouvelles, malgré les capitulations intéressées, malgré l’accoutumance apparente du peuple, le goût de la France et le dégoût de l’Allemagne sommeillaient au fond de toutes les consciences.
M. Spindler comptait beaucoup d’amis dans ce groupe : il conserva ses amitiés, mais se tint à l’écart. Il partageait l’avis des « résignés » qui regardaient comme vaine et périlleuse l’entreprise de ces jeunes bourgeois alsaciens. Au sentiment de ces « résignés, » Bucher et ses amis confondaient leurs propres désirs avec l’opinion du peuple : celui-ci, ayant bel et bien accepté le fait historique de la conquête, ne demandait plus qu’à jouir paisiblement des bienfaits de la paix allemande. En confiant de pareilles rêveries à des écrivains et à des journalistes français, ne risquait-on pas d’éveiller, de l’autre côté des Vosges, de funestes illusions et d’entrainer peu à peu les esprits à l’idée d’une guerre ? Or cette guerre, tous ceux qui pensaient comme Spindler, la redoutaient pour l’Alsace qui serait le théâtre de la lutte, et pour la France, qui, à leur avis, devait être fatalement écrasée : car ils avaient sous les yeux la formidable machine de guerre montée par l’Allemagne.
On retrouvera ces idées exprimées dans les premières pages du journal de M. Spindler, avec une franchise qui peut-être scandalisera le lecteur français. Mais est-il une meilleure preuve de la bonne foi de M. Spindler ? Si nous ignorions ce qu’il pensait au mois d’août 1914, la suite de son journal serait bien moins émouvante.
Voici un Alsacien, pacifiste si jamais il en fut : il est rattaché à la France par des affinités sentimentales et des traditions de famille, mais il n’éprouve aucune animosité contre l’Allemagne où justice est rendue à son talent ; il a de bons amis parmi les immigrés ; son rêve est de voir la France se rapprocher de l’Allemagne et vivre en bonne intelligence avec elle. Le conflit éclate : en moins de trois mois, M. Spindler perd toutes ses illusions sur l’Allemagne ; il juge la discipline et l’ordre allemands ; il maudit la guerre, mais il commence à en comprendre le sens ; il fait mieux qu’espérer la victoire de la France, il y croit. Et cette évolution qui se passe en lui-même, il la constate, rapide et profonde, chez tous ceux qui l’entourent, chez les siens, chez les paysans, chez les bourgeois, dans tout le peuple de l’Alsace. Enfin il avoue son erreur et reconnaît qu’après tout, c’était son ami Laugel qui avait raison. Il passera quatre ans avec la même foi et la même espérance. Au jour de la libération, nul n’entonnera le Te Deum d’un cœur plus joyeux et plus reconnaissant.
C’est ainsi que ce journal nous contera toute l’histoire psychologique de l’Alsace pendant la guerre.
ANDRE HALLAYS.