R. Dorn (p. 12-18).

CHAPITRE III

OU L’AUTEUR FAIT UNE DÉCOUVERTE
IMPORTANTE

« Il pleut, il pleut, bergère, rentre tes blancs moutons. »

Et allez donc ! Ça tombe à torrents. Est-ce que, par hasard, le Père Éternel aurait la pituite ?

Que faire, par ce temps-ci ? Si je sors, je me mouillerai sans vaincre mon ennui ; si je reste, je m’ennuirai sans me mouiller.

Et il pleut. L’eau dégouline sur les vitres de ma chambre et forme un ruisselet qui descend le long des poutres ; le raidillon est transformé en torrent. Des nuages noient toutes les montagnes et le village disparaît sous une buée. De temps en temps, un vol de brouillards enveloppe mon chalet dans ses replis ouatés et je ne vois plus que du blanc, partout. Je suis dans le blanc jusqu’au cou, voué au blanc, puis tout à coup le voile se déchire et les contreforts du Chamossaire s’estompent en noir entre les murs blancs du brouillard. Et c’est ainsi depuis ce matin. Je n’ai plus de livres. Je n’ai plus de tabac, je n’ai plus de thé. Dieu, que je m’ennuie.

Mais voyons ; ai-je bien visité mon chalet ? Si je faisais un voyage d’exploration autour de ma chambre, moi aussi ! Allons-y. Il y a une chose qui m’intrigue, c’est le grenier. Mon chalet est très vieux ; il a été construit en 1671 ; c’est gravé au couteau dans la poutre maîtresse de la façade. Donc, il y a peut-être quelque chose d’intéressant dans le grenier.

Il y a surtout du foin. Je remue les bottes et je soulève des paquets de poussière. Un jour parcimonieux filtre entre les jointures des bardeaux et je n’ose frotter une allumette. Ah, si j’avais une lampe Davy, comme les mineurs !

Peu à peu, cependant, mes yeux s’accoutument à l’obscurité relative et je distingue des objets bizarres, qui jonchent un coin du grenier.

Tiens, un vieux sabre rouillé, un sabre de sapeur de l’Empire, avec sa scie. Et quoi, ceci ? Un casque de Prussien ! Non, est-ce que les Prussiens… ? Ah, j’y suis ! En 70, les soldats de Bourbaki ont apporté des trophées, probablement.

Oh, ce meuble ! Une table en chêne… avec des pièces sculptées. Elle est d’un lourd ! J’ai mille peine à la tirer du coin où elle se cache. Elle est très belle, avec ses ornements. Toutes les armoiries de la noblesse vaudoise y sont gravées au couteau. Voici les armes des Cocatrix, des Burloz, des Lachenal, des Comtesse, des Lapallud… Je vais la placer dans ma chambre, cette table ; elle l’ornera magistralement, sans compter le sabre de sapeur et le casque prussien.

Il m’a fallu au moins trois heures pour descendre ma table du grenier et pour la monter dans ma chambre. Je suis moulu, éreinté, sale comme un charbonnier, à force de patauger dans la poussière.

Maintenant, ma table trône dans ma chambre la plus belle ; je l’ai bien nettoyée, et elle a vraiment bon air. Les sculptures dont elle est couverte apparaissent nettement et je les étudie avec passion. Il y a des chimères étranges, des têtes réjouies de moines, des grappes de raisins, des fruits en bouquets ; un motif gothique orne chacun des panneaux. Le dessus représente une danse de Bacchus, avec le gros Silène, qui, la panse pleine, se rit de vous, oh tonneliers ! Un groupe de bacchantes et de faunes échevelés entourent d’une danse vertigineuse le dieu Bacchus perché sur un tonneau. C’est joli, c’est vivant, malgré la grossièreté des lignes et les imperfections du dessin. Décidément, il faut que j’achète cette table.

Elle a un tiroir, ma table, un grand tiroir même ; j’emploie toutes mes forces pour l’ouvrir, mais je le crois ensorcelé ; pas moyen ! Encore un effort ; il a bougé ! Hardi, hue, tire, nom de Dieu ! Enfin.

Enfin, le tiroir est ouvert et j’y plonge un œil avide. Moi, je suis avide, et le tiroir aussi est à vide. Mais pourtant, dans le fond, cette chose blanche… Je tends une main (avide naturellement) et j’amène au jour un rouleau de papier ficelé, noir de poussière.

Qu’est-ce que c’est que ça ? Un testament ! Le secret d’un trésor à chercher ?

Un coup de couteau dans la ficelle.

— Monsieur La Vrille, monsieur La Vrille.

— Quoi…

— Y a eune lettre.

— Eh bien laissez-la sur la cheminée, m’man Vaudroz.

— Ouai, mais y a deux sous à payer.

— Eh bien, payez-les.

— Ouai, mais je vas vous dire, j’ai point d’argeint su me.

— Allons bon ! Attendez.

Et je descends, avec mon paquet de papier. Aussi bien, je vais un peu interroger la mère Vaudroz.

— Tenez, m’man Vaudroz, voilà vos deux sous.

— Merci ben, m’sieu La Vrille.

— Dites donc, m’man Vaudroz, j’ai trouvé dans le grenier une vieille table sculptée ; je voudrais l’acheter. Demandez donc à votre petit-neveu combien il me la vendrait.

— Oh, alle est point à veindre.

— Tiens, pourquoi ça !

— Parque c’est un souveni ; ouai, un souvenir de famille ; c’est un petit cousin à mon défunt grand’père qui la escultée du temps du maréchal Brune, en nonante huit.

— Eh bien, pour un souvenir, vous en faites grand cas, au grenier. Voyons, je payerai bien. Et puis, si vous ne me la vendez pas, je la volerai, na !

— Oh, tant qu’à ça, on est ben tranquille.

— Ne vous y fiez pas trop, m’man Vaudroz.

Elle rit comme une vieille baleine, à cette idée que j’emporterai sa table.

— Est-ce que vous avez vu, dains le tiroî…

— Quoi donc, m’man Vaudroz ?

— Un paquet de paperasseries que j’y ai fourré à l’autre année.

— Mais oui, le voilà ; justement, je voulais vous demander…

— Paraît que c’est un journâl, comme qui dirait ça qu’on écrirait tous les jours de sa vie jusqu’à la mort.

— Oui, un journal, des mémoires.

— Justement ; c’est eune dame, eune dame ben geintille, ben aimâble et ben douce qui l’a laissé. Alle est morte, la pauvre.

— Ah !

— Ouai, alle est décédée à c’t’ automne, du mal de poitrine, et alle repose maintenant dans not’ cimetière. Ah, une ben brave dame, allez !

Je m’apitoie tant que je peux. Et la mère Vaudroz reste là, plantée, les mains jointes sur son gros ventre, à plaindre la pauvre dame ben brave qu’est décédée. Est-ce que tu ne vas pas t’en aller, vieille morue !

Je languis d’être seul, pour feuilleter ces mémoires. Un journal intime, ça doit être rudement curieux, surtout quand l’auteur est une femme.

Enfin, la mère Vaudroz se décide à évacuer.

— Portez-vous ben, m’sieu La Vrille. Soyez sage.

Non, mais elle ne doute de rien, la vieille !

Enfin seul !