R. Dorn (p. 3-9).

CHAPITRE PREMIER

OÙ L’ON VOIT L’AUTEUR ALLANT SE METTRE AU VERT

Ainsi parla le père Boche :

— Mon petit, tu t’es surmené ; tu as fait la noce, bien sûr, tu as trop veillé, trop bu, trop fumé ; trop…

Moi. — Mais non, papa Boche, je vous jure ; j’ai travaillé, j’ai…

Le père Boche. — Suffit, rhumes mal soignés, dépression, surmenage… File au galop, quitte Paris ; tiens voilà une adresse, n’en bouge pas avant septembre. Compris, hein ! Et surtout pas ça ; rien, rien…

Moi. — Mais, papa Boche…

Le père Boche. — Rien, je te dis, pas de jupons. Je te permets à peine quelques cigarettes, ou sinon…

Moi. — Bien, papa Boche, je suivrai vos conseils. Quand faut-il partir ?

Le père Boche. — Mais tout de suite, demain par exemple ; le plus tôt sera le mieux ; et surtout, souviens-toi : Boulotte comme un ogre, ne bois que du lait, fume peu, travaille encore moins, repose-toi, comme dix pachas et ne cours pas après les filles. Maintenant, demi-tour… et au revoir.

Ça tombe à merveille. Justement, j’adore la montagne. Ah ! mes préparatifs n’ont pas traîné, je vous assure… Carnet de chèques, malle bouclée, sapin, en route… Gare de Lyon, wagon-couloir, nuit agitée, m’embête, pas fermé l’œil ! Genève ? Sale ville… non, belle ville, le lac ! Vapeur, embarquement. Traversée, ciel bleu, soleil, lac bleu, femmes bleues, verdures bleues, non… vertes, parbleu !

Montreux, Territet ; voudrais descendre. Villeneuve, débarquement, chemin de fer, attente, hélas ! wagon ; paysans drôles ; pas de femmes ? Pays sans femmes ! Aigle, descente funiculaire, électricité, roues dentées, pente formidable. Ascension ; forêts ; rochers ; sapins… sans cochers ! horizon immense, encore sapins, forêt, rochers, brouillard, chalets. Leysin ? débarquement.

Et j’y suis. Un vieux diable tout ridé, sec et noueux comme un athlète japonais, s’empare de ma malle. C’est le pasteur qui l’a envoyé ! Ah ! c’est le pasteur ? Bien, bien. Il me conduit par un sentier jusqu’à la route étroite. Le village, serré dans un replis du plateau et accoté à la pente de la montagne, semble tout noir avec ses chalets roux aux toits de chaume, d’où montent des filets de fumée dans l’air bleu. Je suis mon guide et je regarde. D’un côté, la haute silhouette du Chamossaire, dont la base se noie sous le fouillis des verdures où gronde la Grande-Eau. En face, la profondeur sombre des bois de sapins qui se perdent sur les hauteurs de Prafandaz, les caravansérails immenses de la Société des Hôtels, les pensions et les chalets de Feydey… Là, le Mont d’Or, le Chaussy tout pelé, le village du Sepey, enfoui au fond de la vallée, les Ormonts avec leurs pâturages, et les deux pointes des Diablerets au-dessous desquelles brille un glacier. Voici la Forclaz, nue et rocheuse, armée et redoutable avec les canons des forts de Savatan, dont les redoutes creusées dans le rocher menacent l’Italie. Plus loin, les glaciers du Trient, coupés de gorges sombres et de pics échevelés, et dominant tout, la Dent du Midi majestueuse, aux sept aiguilles hardiment dressées vers le ciel pur. Puis, du côté du lac, les montagnes du Chablais.

Le vieux marche, sans dire un mot, le dos courbé. Le sentier tourne sur lui-même, entre des sapins et des herbes, et nous arrivons à un vieux petit chalet roux, perché comme une pie sur la pente d’un pâturage, juste au-dessous de l’hôtel du Mont-Blanc. Je suis ravi ; c’est là que je vais vivre. Tout près du chalet se trouve un énorme sapin, plusieurs fois séculaire, dont les branches caressent le sol. Le pâturage descend en pente rapide jusqu’au village ; il y a une jolie route qui y conduit, mais je préfère le raidillon qui passe dans les prés et qui dévale le long des haies.

Ouf, je suis chez moi. Voyons un peu mon chez moi. Dame, ce n’est pas grand, grand, ni très luxueux ; il y a mieux, avenue du Bois-de-Boulogne, et cependant je préfère ceci à cela.

La cuisine toute petite, avec un fourneau, un vrai fourneau ; à côté, la salle à manger, toute petite aussi ; au premier, à l’unique étage, deux chambres, également toutes petites, l’une au nord, l’autre au midi. Et c’est tout. Le reste du chalet est occupé par une vaste écurie et par un immense grenier où l’on serre le fourrage.

Tout cela est à moi… jusqu’au mois de septembre. Le sapin aussi est à moi. J’ai découvert sous l’escalier un réduit spacieux où j’élèverais des lapins. Il me faut un chat, n’est-ce pas ! Qui est-ce qui a un chat ? Qui veut me donner son chat ? C’est la mère Vaudroz, qui s’en occupera.

La mère Vaudroz, oui, la bonne vieille qui doit faire mon ménage. Non, ce que je vais m’en payer, du grand seigneur, avec une vieille madame qui fera ma popote, dans mon vieux chalet, sous mon vieux sapin, avec un vieux chat… ou un jeune, ça m’est égal, pourvu que ça soit un chat. Les chattes, c’est embêtant ; elles sont toujours en chaleur.

J’ai boulotté comme un ogre ! c’est la mère Vaudroz qui le veut, qui l’exige, et elle me bourre jusqu’à la gauche. Je digère sous mon sapin, avec mon chat et je contemple la belle nature. La nuit tombe ; au-dessus de ma tête flamboient les illuminations électriques des hôtels où geignent, toussent et crachent un monde de phtisiques. À mes pieds s’étale le village, serré autour de sa vieille église dont le clocher désastreusement réparé a des reflets d’argent trop neuf. Mais là-bas, la vallée du Rhône s’étend, enveloppée d’une ombre violette, à peine visible encore. Quelques points brillants scintillent au fond de ce noir, et semblent de la vie immobilisée dans l’étreinte sombre d’un gouffre. Par contraste, les cimes des montagnes gardent encore la caresse rose du soleil à son couchant, et l’extrême pointe des sept aiguilles de la Dent du Midi a l’air de sortir d’un bain de sang. Des plaques de pourpre et de moire violette strient le ciel pur où la nuit a cloué déjà quelques étoiles d’or. Un apaisement gigantesque semble être descendu sur cet immense horizon où pas un bruit n’éclate. Quelquefois un cri de cigale, un tintement de clochettes, au loin, un meuglement de vache, une ioulée de bergers vient rompre ce solennel repos, puis tout s’efface, tout s’éteint et il ne reste plus que la nuit qui descend, les monts qui s’effondrent dans du noir, le ciel qui s’illumine, et la brise douce qui met un frisson dans les membres de mon vieux sapin. Il me semble que des voix chuchottent, le long des ruisseaux, et que de belles vierges vont descendre le long des branches pour mener paître leurs chèvres blanches sur la crête des montagnes. Elles viennent, elles apparaissent, couvertes de voiles blancs, blondes, oh ! si blondes, tenant en main des chevrettes tendres dont la clochette tintinabule à chaque pas. Et les voilà qui se dispersent, qui passent légères et gracieusement penchées sur l’envol des nuages, telles des fées de rêve…

Mais oui, parbleu, je rêve ! Quelle heure ? Minuit ! Eh bien, si le père Boche me voyait, qu’est-ce que je prendrais pour guérir ma bronchite !