Le jour de mes Pâques

Imprimerie Bénard (10p. 3-18).

X.

Le jour de mes Pâques

Je les ai fait aujourd’hui, mes pâques. Quelle affaire, allez ! On n’avait jamais plus vu une pareille affaire. Binamé bon Diu, c’est bon pour une fois. D’abord, mon costume. Tout au matin qu’il faisait jour presque pas encore, je m’ai levé pour mettre mes belles affaires. N’a pas eu besoin presque de me laver parce que, hier soir, j’ai pris un bain dans une grande tine. Trinette m’a frotté fort de tous les côtés, à me faire reluire, et elle a dit :

Vola on bon bagne, apreume. À c’t’heure vos n’è prindrez pu qui po v’marier. Pa c’qui les bagnes, c’est trope tchipoter, et c’est bon po les malâtes.

Elle m’a aidé à mettre mon bon costume. Un pantalon noir tout long jusqu’à mes pieds et qui balteye un peu. Une belle chemise avec un devant à tout petits plis avec des dentelles qu’on voit outre, et qu’il y avait un papier rose derrière, mais Trinette a ôté le papier, et moi je ne voulais pas, c’était plus beau avec, mais je n’ai pas osé crier pour ne pas faire péché. Et puis, mes nouveaux souliers avec des petits points jaunes tout autour, dans la crevure de la semelle. Et ils sont si reuds et étroits que tous mes doigts de pieds sont sprâchis ensemble ; ils me semblent si pesants, mes nouveaux souliers, et les talons font tellement du bruit ! Mon gilet avec une blouque derrière, comme un homme et seulement deux boutons devant tellement qu’il est décolleté. Et j’ai bon, parce que c’est un vrai gilet et pas un qui a des boutons dans le dos comme dans mes vieux pantalons à tape-cou, que je ne veux plus en mettre, ça c’est bon pour les ceux qui savent pas se ratenir un peu quand ils ont besoin et qui ne pourraient pas se rhabiller tout seuls quand ils ont été quelque part.

Mon paletot, c’est comme la fraque de M. le borguimaisse quand il porte le barnaquin à la procession, mais qu’on lui aurait coupé les lamequennes. Il vient juste à la taille et, derrière, ça fait une petite pointe pour le tirer pour qu’il aille bien dans le dos.

Le plus beau, c’est encore mon chapeau, savez-vous. Une belle petite demi-buse pas plus haute que ça et reluisante comme la stoufe quand on l’a huré le samedi. Je le mets sur ma tête et je fais des saluts avec, comme les vrais monsieurs et Trinette a si bon qu’elle joint ses mains et crie :

Hie, dai mon Diu, qu’est gaye ainsi. Djan, on l’magn’reut. Vinez cial, mi p’tit homme, qui ji v’rabresse.

Et elle veut le faire. Allait ! Puf ! il n’me plaît pas, moi. Et d’abord, le gros vicaire a encore dit l’autre jour, au catéchisse, qu’il ne fallait pas jouer à embrasser les filles et qu’on ira en enfer. Et moi il m’faut aller au ciel, moi, et il n’me plaît pas d’embrasser Trinette qui sent l’écurie des vaches.

En bas, mon oncle et ma tante ont presque fini de manger le déjeuner. Moi, je ne dois pas manger à c’t’heure, on ne peut pas. Mais après l’affaire, rattendez un peu ! Du lard et des œufs, une toute fine chemneye bien croquante, des œufs tout jaunes en petits hopais ! Et puis tremper dans la sauce des morceaux de pain que je coupe bien carrés avec mon couteau ! C’est alors qu’on a bon. Mais il n’faut pas trop y penser maintenant, ce serait encore faire péché. C’est tout de même difficile de bien faire sa première communion !

J’ai dit tout haut « bonjour mon oncle, bonjour ma tante », et ils ont regardé sans répondre, pour voir si mes affaires allaient bien. Et le vicaire qui voulait qu’on va tous les matins demander la bénédiction à ses parents, comme il dit ; bien, quoi est-ce donc ça ? on ne me répond pas quand je dis bonjour et je ne le dirai plus. Il a bon lui, le vicaire, il n’a pas un oncle et une tante pour l’embêter et lui flanquer des calottes.

Mon oncle n’est pas encore tout habillé. Il commence à tourniquer dans la maison avec un col dans sa main, et qui lui fait mal, dit-il, quand il veut le mettre.

Il m’hagne, il m’grette, il m’coihe et il m’sitronle, nom d’un tonnerre ! crie-t-il en montrant le col tout droit comme un sabre.

Djan, ni k’minciz nin co à beurler, on s’fait jou comme houye, savez, que ma tante lui crie. N’el sâriz-ve ragrandi, voss col ?

Kimint donc çoula ? Ci n’est nin delle gôme, èdon ? Pah ! fez in’ ante botnîre à hipette. N’a mèsâhe di nou windai po çoula. Prindez l’béchette delle cizette.

Il grogne plus doucement, s’en va, puis il revient et son col est mis ; on ne le voit presque pas parce qu’il est tout recouvert par une grosse noire cravate de l’ancien temps, qu’il veut toujours mettre le dimanche, malgré que ma tante lui a dit bien des fois :

Avou vosse neure ècherpe tingleye, vos avez l'air d’onk qui cache des freudès poques !

Il a mis son beau paletot brun avec un large golé de vroul et sa chaîne de montre avec une pierre violette qui barloque.

Ma tante est prête aussi, sa robe verte claire est toute ronde, on ne peut pas venir trop près d’elle ; il y a beaucoup de volants tout autour et toujours pareils, puis une ceinture avec un gros nœud plat sur le côté et les deux bouts du floquet qui vont jusqu’à terre. Son chapeau fait le tour de sa figure en avançant sur les côtés comme des waitroules et il y a des fleurs violettes au-dessus qui viennent tout le temps, et un élastique qui le fait tenir par derrière la tête, parce que les deux longs ribans qui viennent devant ne sont pas liés, mais ils viennent tout mois à la poitrine où il y a une croix d’or pour les ratenir.

Puis Trinette lui met par derrière son grand châle. Il est couleur d’orange avec tant des dessins ronds — des ramatches qu’elle dit — et il pend jusqu’à terre, avec une pointe et une autre pointe dessus, un peu plus courte. Avec ça, elle a l’air d’un grand pain de sucre, ou bien d’une estatue de la Vierge, qui sont toujours pointues en haut et toutes larges en bas.

Nous partons : moi, je marche un peu en avant, comme un pâquai doit faire, bien au milieu de la route. Je voudrais même que les bennais de houille que nous rencontrons aillent de côté pour nous laisser le milieu, mais c’est nous autres qui doit y aller, de côté. Dans le petit cabaret devant l’église, nous voyons Djôre, le père de Zante, qui pleure en se tenant au cou du maçon Lodomé, un homme tout sale, couvert de mortier, et ils ont chacun un henna dans leur main.

A c’t’heure, dit mon oncle, vocial pôr Djôre qu’est déjà sô à hute heures ax matin, pace qui s’fi fait ses pâques. Quel eximpe èdon, po l’èfant ! Quelle race di jubets, qui ces ovris d’ouhenne ! Si j’esteus maisse, parêt, çou qu’ ji les freut chôqui è trô po tote leu veye par les gendarmes.

Djan, ni vinez nin co groumter è l’église.

J’ai été à ma place dans les petits bancs.

Je suis dans les derniers, mais ce n’est pas les plus bêtes, savez-vous, qui sont les derniers, c’est par rang de taille, a dit le vicaire, les plus petits devant. Zante est dedans, et moi je suis dans les grands, voilà !

Et tout le monde a bien fait ; on a été en rang comme on avait déjà essayé avant-hier, pour voir. Les filles ont des costumes blancs comme des rideaux arrangés. On ne les reconnaît pas parce qu’elles font la gentille et la comme il faut, même les plus affrontées, comme la hardie de chez Matriche, qui m’a volé mes mayes et que je la raurai, rattendez un peu, je lui flanquerai mon poing dans le dos et je lui casserai son peigne.

On a chanté au doxal, l’orke a joué très fort et tout gros, puis tout fin, et le curé a bien parlé dans sa perlôdje ; il a raconté que Napoléon avait dit que le jour de sa première communion est le plus beau jour de toute sa vie. Cela devenait si long et nous avions si’ faim, nous autres. Et voilà que deux garçons ont flâwi, un grand maike, près de moi, et le petit de chez Badat. Et trois ou quatre filles aussi ont tombé fèp. Alors la femme Djôre, la maman de Zante, a venu et nous a fait boire tous à une grande pinte de fer-blanc qu’elle avait apporté. Il y avait du café au lait froid, dedans, tout sûr, et la pinte sentait encore la bière. Puis une vieille dame qu’on ne connaît pas a passé aussi dans nos rangs ; elle ressuyait ses yeux avec un beau mouchoir à bord noir, et elle tenait un grand sachet où que nous avons pris chacun un long macaron avec du chocolat plaqué dessus ; c’était si bon, j’aurais bien voulu encore un, mais elle a été les donner aux filles ; si j’aurais su, j’en aurais pris deux d’un coup.

Après que c’était fini, on a rentré vite pour manger. Les pâquettes faisaient la demoiselle, tenez, toutes fières et faisant semblant de ne pas connaître personne. Même la celle de chez Matriche, qui tenait encore ses mains jointes quand il ne fallait plus, jusque sur la rue, en penchant sa tête de côté, comme une des postures qui sont au mur dans l’église. Et en passant près de moi, elle m’a vu et a fait une grimace en montrant sa langue ; et alors j’ai mis mon poing sur le milieu de mon nez pour qu’elle comprenne que je la raurai, parce qu’elle m’a volé des mayes.

Volez-ve bin d’morer keu, que ma tante me dit. Po l’jou d’vos pâques ! fer des hègnes et mann’ci. Battez-ve pôr, avou voss nouve mousseûre ! mâhonteux ! Po l’joû d’vos pâques ?

Trinette nous rattend à la barrière, avec un coin de son tabilier relevé et une main sur sa joue.

Kimint a-t-i stu çoula ? qu’elle dit. — Foèrt bin, et l'curé a si bin préchi dai ! Il a dit çou qui l’vix Napoléong aveu dit, qu’il n’aveut maye avou si bon qui l’joû d’ ses pâques.

Oho ! C’est po rire èdon, que Trinette crie en frappant sa joue ; puis elle me dit :

Oyez-ve là, vos, vireux. Fez comme Napoléong, savez, po l’joû d’vos pâques.

— C’est bon, mon Dieu, c’est bon... laissez-moi essayer toujours ; et d’abord il m’faut me r’poser un peu.

Alors on a dîné, un bon dîner, qu’il y avait avec les meilleures affaires que j’ai mangé le plus que je pouvais ce que j’aimais le mieux, malgré qu’ils me criaient tout le temps l’un après l’autre :

Djan, ni fez nin co l’pansâ, et n’sayiz nin dé loffer tôt. Vos estez déjà glot assez. Ni serez-ve maye on pan modesse, minme po l’joû d’vos pâques.

Après le dîner, ma tante a ouvert le tiroir d’en haut de la commode où qu’elle renferme ses cennes ; elle a chipoté et grawi longtemps en remuant des cahottes ; puis, hors d’une bourse à carreaux bleus et blancs, elle a tiré une vieille pièce de cinq francs, elle me l’a montrée de bien haut et elle a dit : — Volà n’pèce por vos. C’est po vos pâques, mains, comme vos l’iriz surmint piette ou co pé, el kitaper mutwet, j’ n’vis elle donne nin. Ji v’s’elle wâde cial ; vos l’rôrez pu tard, qwand c’est qu’vos serez grand. Louquiz bin wisse qui j’elle mette, è ciss calbotte cial, à part.

Je suis tellement vessu et attrapé que je ne sais pas quoi dire ; je voudrais bien pleurer de colère et me jeter sur ma tante et lui donner des coups de poing dans le ventre et lui prendre la pièce.

Mais mon oncle a entendu et il a vu tout, il est dans son grand fauteuil ; il a ôté son bon paletot pour ne pas le gâter, il n’a plus son hagnant col et il va faire prongîre.

Pah ! Leyîz-lix s’pèce jusqu’à houye al nutte, po qu’aye on pau bon dè sinti dè censes es tahette. Et po l’honneur di s’poche, li jou d’ses pâques.

Mon Dieu, dai ! que ma tante crie, tot les hommes sèront todis pareyes, ossi ènnocints et ossi heyaves ; les vîx comme les jônais, c’est l’minme affaire. Tinez, vol’la voss pèce, mains eulemint jusqu’à pu tard. Et vite et rate, savez, qui vos m’elle rimettrez.

Et elle me pousse les cinq francs dans ma main, comme pour les faire coller à ma peau. Mais j’ai déjà fermé mon poing dessus et je l’ai poussé tout au fond de la poche de mon pantalon et je serre tellement fort que la pièce entre dans ma viande, je crois, et j’ai bon et on ne saurait pas m’arracher ma pièce, même avec une trikoisse.

Et à c’t’heure, i va s’t'aller amon s’matante Dolphine et amon s’pârain, po qwèri l’pèce et dire bon joû po ses pâques. Qwand ils veuront çou qui l’valet a déjà, ils n’woèseront nin abouter mon.

C’est mon oncle qu’a dit ça ; et ma tante n'est plus fâchée et elle ferme son tiroir en me criant :

C’est çoula, happez voss chapai et allezzi dire on bai bonjoû à voss matante et à m’soroche, avou tôt plin des complumints da nos autes. Et sitis fer les qwances di rin, leyiz veyi voss pèce ou bin fer comme si vos l’ieyahiz-se tourner. Mains fez attinchon, savez-là ; s’il arrivé-ve on malheur avou l’pèce, gare à voss sogne !

Je prends ma belle demi-buse, je veux frotter les poils pour la faire reluire, mais je m’ai trompé d’abord, puis ça va bien, et je la mets sur ma tête malgré qu’elle me fait mal et que j’ai déjà une marque dans mon front.

Chez ma tante Dolphine, ici tout près, c’est vite fait. Elle regarde toujours comment on est habillé et si les affaires vont comme il faut. Alors elle me fait tourner et ratourner devant elle ; elle tire mon gilet par devant, mon paletot par derrière et mon pantalon en haut, puis mon devant de chemise en bas, elle refait le floquet de ma cravate, elle m’embête de tous les côtés.

— Tirez votte main hors de votte poche, qu’elle dit. On ne fait pas comme ça ; c’est les petitès gens et les ouvriers qui mettent leur poing comme ça au fond de leur poche.

— C’est pour garder ma pièce, que je réponds en la montrant.

— Oho ! vous êtes déjà là avec ça. C’est bon, vous aurez la pièce ici aussi.

Et elle se lève en oubliant de parler en français, et elle dit :

On sé çou qu’ c’est dè viquer, mon Diu, et ji n’ mi laireus nin fer l’affront dai !

Elle a pris sur la cheminée une petite affaire enveloppée dans un morceau de papier blanc :

— Voilà. Prenez ça. C’est pour le jour de vos pâques. Et maintenant, soyez bien brafe. Vous êtes un grand jeune homme à c’t’heure. N’allez plus baligander avec des chinisses comme celui de chez Djôre. Vous avez entendu prêcher l’curé, est-ce pas, et ce que Napoléon a dit pour le jour de ses pâques. Et vous pouvez bien me dire merci, sa’ez-vous !

— Merci, ma tante, que je dis fort haut comme si je criais après quelqu’un. Et je pars en serrant ce qu’elle m’a donné dans ma main, que je parie que c’est cinq francs parce que je sens déjà comment ça est une pièce de cinq francs.

Oui, j’ai ôté le papier, c’en est une. Je gratte les deux pièces ensemble, puis je les mets devant mes yeux comme des beriques, puis dans ma bouche, puis je les fais un peu rouler sur le petit sentier par où que je vais chez mon pârain. Puis je les fais sonner dans mes mains, je joue à la deye avec, puis au bouchon, puis je les remets dans une autre poche et puis il m’ faut encore les reprendre pour les regarder et il m’ semble maintenant que je sais bien pourquoi que Napoléon a dit ça.

Quand j’arrive à la cinse de mon pârain, c’est assez loin, et mes pieds me font mal. Je crois que je houlteye un peu, et quand j’entre dans la cour où qu’il y a un gros hopai d’encenne au milieu, le chien Hardi hawe et rouffelle hors de son tonneau en tirant sur sa chaîne ; les poules commencent à voler de peur de lui et on entend roubiner les chevaux à cause de tout le bruit.

Sacri cint meye milliards di noms, ki gn' a-t-i don là ! crie mon pârain en accourant en manches de chemise.

— Il n’y a rien, c’est moi, pârain.

C’est surmint cist esbaré chapai-là qn’arèt fait sogne à m’ chin et âx poyes. E trô ! sacri cint meye milliards di noms ! crie-t-il au chien qui rentre tout lentement, avec sa chaîne dans ses pattes.

Nous allons dans la petite cuisine où que pârain buvait justement le café avec Génie, sa vieille servante, une grosse femme avec une bouche comme une tirelire, d’où qu’on ne peut rien avoir dehors, car elle ne parle presque jamais.

Mon oncle avait presque fini quand j’arrive. Il mange les dernières bouchées d’une tartine de maquaye qu’il coupe contre son gros doigt avec son fiemtai, puis le canif va avec la bouchée contre jusqu’à sa bouche que je pense toujours qu’il va se couper son oreille bas. Il a fini, il ressuye son fiemtai à son pantalon, puis il retourne sa jatte à café dans le plateau. Je croyais toujours que Génie allait s’en aller pour remettre les affaires du café, parce que je la déteste et je ne voulais pas parler devant elle, mais il lui plaît, paraît, de savoir et elle reste là, à sawirer, avec ses mains sur ses genoux. On reste bien longtemps sans dire un mot.

Je m’embête, mais il m’ faut pourtant bien avoir l’argent de mes pâques, est-ce pas ? Alors je compte tout bas jusqu’à vingt, puis je fais une petite voix toute fine :

— Pârain, que je dis, tout plein des compliments de chez nous. Aujourd’hui, j’ai justement fait mes pâques, cher pârain, et...

Awet, cher pârain, vormint, dit-il en parlant comme moi pour se moquer, mais il grogne déjà. Je n’en peux rien, moi.

Vos v’nez po l’pèce, èdon ? dit-il en se levant. Et il prend dans sa poche une bourse de cuir comme une blake à tabac, il la fait détourner autour des cordons et avec la pointe de ses doigts, par en-dessous, il pousse comme pour la retourner comme une moulette quand on veut de la préseure.

—- Nos savîz si bin qu’il ne mâquereut nin d’aroufler po les censes, dai. Edon, Génie, nos l’avix co dit l’aute joû ?

Et pendant que Génie me fixe en remuant sa tête comme pour me blâmer, mon pârain s’a retourné contre le mur pour qu’on ne voie pas ce qu’il y a dans sa bourse. Puis tout d’un coup je vois son poing fermé qui vient derrière son dos, tout près de moi, et il crie très fort comme un homme fort fâché :

Tinez, prindez coula et corez èvoye.

Je mets ma main à son gros poing et je sens qu’il me pousse la pièce et qu’il referme ma main dessus, si fort que je pleurerais bien, de mal. Pour bien faire, j’ai caché mon poing avec la pièce derrière mon dos, pendant que mon pârain se retournait de notre côté et disait à Génie : — Si on savent çou qu’ çoula costeye pu tard, di lèver ine èfant, on les sohaitereut turtos âx diale qui les arètche qwand c’est qu’on v’vint houkî po z’aller à baptemme.

Puisqu’on ne m’acompte pas, je m’en vais, en criant : A revoir, à revoir ! et quand je suis derrière la haie près de la baille, je rouvre ma main qui est toute rouge : encore cinq francs ! Qui est-ce que j’irais bien voir maintenant ? Mais je n’ai pas des autres parents, et il me faut retourner chez nous. Tout près de notre maison, dans le petit cabaret, il y a encore le père de Zante avec le sale maçon Lodomé ; ils sont encore beaucoup plus soûls qu’au matin et Djôre a mis la casquette de Lodomé toute plaquée de moèrti sur sa tête, et le maçon, lui, a son chapeau. Ils tiennent un grand « frèsé » de pèket près de leur bouche et au moment de boire, ils parlent encore bien longtemps :

T’en’ n’ a bourdé !

Et ti, t’a minti.

T’en’ n’ a contruminti !

Taisse-tu, sôleye, t’en’ n’ a minti par lè trinte-deux brokes qui t’a s’ t’ el gueuye !

Qu’est-ce que je vois dans la horotte, assis au bord ? Zante, tout malâte, avec un gros cigare allumé dans sa main. Il a vômé, et il crache encore un peu. Il a sali son beau costume en vômant ; c’est un costume noir, fait comme toujours et qui servira encore plus tard, tandis que le mien, il est fait exprès pour les pâques et on ne peut plus rien faire avec, c’est ça le beau. Et mon chapeau aussi, je ne le mettrai plus, tandis que Zante a seulement une casquette de vroul avec un bouton au-dessus, et il la mettra encore beaucoup des dimanches, puis tous les jours quand elle sera sale.

Voilà qu’il essaie encore de fumer, mais on dirait qu’il a peur du cigare, parce qu’il ne met qu’une petite pointe dans ses leppes qu’il fait avancer le plus qu’il peut, puis il l’ôte vite au bout de son bras étendu, en soufflant une petite fumière.

— Ne fume plus donc, bête, puisque ça te fait vômer.

I’m plaît, mi ! C’est l'joû d’mes pâques, èdon ; et c’est m’ prumî chigore qui m’ pére mi l’a d’né comme il l’aveut promettou. Pace qui ine pupe, dis-ti, c’est par trop foèrt po k’minci ([1]).

Et il veut encore essayer, mais il lui prend la hiquette et voilà qu’il veut encore vômer. Il m’ dégoûte. Alors je lui montre mes trois pièces que je mets en rang sur ma main étendue.

Hie ! les bellès mèdailles, dit-il.

— Bête, c’est des pièces de cinq francs da moi.

Oho. Ji n’aveu maye veyou pu lon qui des pèces d’on franc.

Pauve Zante ! il n’a jamais rien, et pour ses pâques, on ne lui a donné qu’un sale cigare qui le fait malâte. C’est mon ami, je le bats quand je veux, et il fait tout ce qu’il me plaît quand je lui commande. Alors je mets une pièce tout contre mon œil en la tenant à la pointe de mes doigts.

— Zante, veux-tu ?

Sa large figure devient encore plus large ; ses oreilles stichent encore plus fort aux deux côtés, je vois toutes ses dents carrées, mais il n’a plus de nez et ses yeux c’est deux petites fentes brunes.

— Tiens.

Et j’avance la pièce de son côté ; il la happe vite et il danse en criant :

J’ach’tret cint meye chigores avou !

Et il court envoyé. Mais maintenant j’ai peur de rentrer et de raconter ça. Pourtant il faut le dire, parce que, si je racontais que tante Dolphine ou pârain n’a rien donné, ceux de chez nous iraient les attaquer et les défoutriquer.

D’nez-me vos treus pèces po les wester, dit ma tante.

Je donne une à une les deux, puis je dis :

— Il m’ faut garder une pour moi.

Nona, vo l'pièdriz. Aboutez-le vite, ji v’donret d’timps in timps cinq censes qui j'prindret foû del pèce, po v’s amuser.

Alors il m’ faut bien dire que je l’ai donnée à Zante, parce que j’avais beaucoup des pièces et lui rien. A peine que j’ai dis ça, que tout le monde me donne des calottes, Trinette aussi. De quoi elle se mêle, celle-là !

Kimint, don, voleur ! po Vjou d’ ses pâques, crie ma tante. Cours, abeye, Trinette, vass riqwire li pèce divant qui li p’tit filou n’elle kitape.

Awet, s’il est co timps, si s’ père ni li a nin déjà pris po l’beûre, dit mon oncle.

Pendant que je pleure dans un coin, mon oncle et ma tante me regardent et ils se parlent de moi.

Il s’ troûbelle èdon surmint d’aller d’ner ses censes èvoye comme on napai.

Mon Diu, qui sèret-ce pôr pu tard ; on k’tapeu d’ârgint.

Awet, il k’mince bin !

Et tous les deux ensemble me crient :

Po l’ jou d’ vos pâques, affronté jubet !

Voilà Zante maintenant ; il pleure aussi parce que Trinette l’a empoigné par le bras et lui a donné un gros coup sur son derrière, à chaque pas.

Volla louquiz li rasse di brigand qui v’ happreut voss chimîhe so l’ coèrps mainme. Abeye, rindez-li s’ pèce, Cartouche, Troppmann, Magonet, qui v’ estez.

Le pauvre Zante jette la pièce sur une chaise qui est près de moi ; il m’ regarde en pleurant, et moi je n’ose pas le regarder, il croit peut-être que je suis un traite. On le pousse à la porte en criant encore après lui et sa famille. Et on me barbote encore un peu en enfermant les cinq francs, puis on m’envoie remettre un vieux costume pour le soir. Trinette vient m’aider et en me tirant mes souliers qui me font si mal, elle dit en pinçant sa bouche :

Ci n’est nin Napoléong qu’ âreut fait s’ t’ ainsi po l’ jou d’ses pâques !

Ah ! il m’embête, le jour de mes pâques !

  1. C’est — ou c’était — un usage populaire dans la Plateau de Herve, que les garçons fissent leurs débuts comme fumeurs le jour de leur première communion. Ce cérémonial équivaudrait-il au port de la toga pretexta chez les Romains ?