Le grand sépulcre blanc/Tarragone

Éditions Édouard Garand (p. 71-72).

CHAPITRE XXI

TARRAGONE[1]


Sous les arceaux bénis, l’âme des encensoirs
Déroulait sa guipure aux rythmes des cantiques »
Tandis que récitant les oraisons du soir,
Nous nous vêtions de paix et de douceur mystiques.

« Le Mauvais Passant ». Albert Dreux.


Tarragone, ce 1er mai 1922.

Au Capitaine Louis Bertrand,

14 rue des Remparts,
Québec, Canada.

Mon cher capitaine,

Je recevais hier de mon frère Raoul une liasse de journaux de Québec. Sur l’un d’eux j’ai lu l’annonce de votre prochain départ pour l’Archipel arctique. Quelles joies, mais aussi quelles douleurs ont ravivé en moi ce court entrefilet. J’ai revécu en un instant fugitif toute la tragédie de ma vie polaire. Mon pauvre cœur a saigné douloureusement. Il y a des liens qui, même rompus n’en retiennent que plus fortement leurs victimes ; ainsi le veut l’incoercible passé.

Huit ans aujourd’hui que je suis en ce pays ensoleillé, ignoré de tous mes amis, en cette province de l’Espagne septentrionale, en Catalogne, confinant à la Méditerranée. Son sol montagneux ne me rappelle en rien nos hauts sommets dénudés et arides des terres polaires, où mon cœur vit toujours. Ici, les flancs des montagnes sont recouverts d’un sol fertile, produisant en abondance l’olivier, l’oranger et la vigne.

Tarragone, le chef-lieu de cette province, ville de 35 000 âmes, est sise à l’embouchure du Francoli, rivière cascadante dont l’eau rutile au chaud soleil du midi. La colline sur laquelle s’élève la ville tombe en pente rapide sur la mer, pour redescendre doucement vers le Francoli. Elle me rappelle un peu la petite ville de Dalhousie, au Nouveau-Brunswick, qu’enfant je contemplai si souvent du haut des caps de Miguasha, baignant leurs assises rouges dans le bleu de la baie des Chaleurs. Tarragone est très ancienne car elle fut fondée par les Phéniciens. Les Scipions s’en rendirent maîtres pendant les guerres puniques et en firent une importante place d’armes. Auguste, puis Adrien l’agrandirent et l’embellirent. Au iiième siècle elle fut la capitale de la Tarraconaise. Dévastée par les Visigoths en 487, conquise par les Maures en 714, elle ne retrouva pas son antique prospérité en faisant retour à l’Aragon en 1220. Prise par Philippe iv en 1640, en partie brûlée par les Anglais en 1705, elle eut aussi beaucoup à souffrir pendant les guerres du premier Empire, où les Français, commandés par le maréchal Suchet en 1811, la prirent d’assaut.

Tarragone est surtout remarquable au point de vue archéologique. On y peut encore voir les traces des anciens murs d’enceinte, particulièrement des substructions cyclopéennes formées d’énormes assises de roches sur lesquelles les Romains bâtirent à leur tour leur citadelle. Un grand nombre de maisons de la ville haute sont construites avec des débris de temples et de palais Romains.

Parmi les édifices les plus modernes, la cathédrale, d’un gothique un peu lourd, mérite une visite. Elle contient d’admirables vitraux et un remarquable tombeau du cardinal Juan d’Aragon. Un beau cloître est attenant à l’église. En été, lorsque le soleil brûle et dessèche la campagne, qu’hommes et bêtes suffoquent sous ses rayons brûlants, il fait bon venir y prier, s’étendre sur les dalles noires et froides pour y respirer le calme et jouir d’un peu de fraîcheur. La nef y est libre, ni bancs, ni chaises, les gens de la classe aisée apportent avec eux un tabouret pliant lorsqu’ils assistent aux offices. La grande masse s’assoit tout simplement sur le parquet.

Notre bonne ville dort nonchalamment sous le chaud soleil du Midi. La lumière rutile et l’air vibre du bruit strident et monotone de la cigale. L’auteur des « Églogues » eut dit : « Sole sub ardente résonant arbuste cicadis ». Le cri rauque des sirènes serait une anomalie en ces lieux, un blasphème au « farniente » de nos bons Espagnols. Notre cité n’a pas le ventre fécond des villes champignons du Nouveau-Monde.

Tarragone, ville déchue, fabrique encore des chapeaux, des mousselines, des tissus de fil et de coton.

La pêche y est très abondante et très active. Il s’y fait en gros l’exportation de fruits secs, des oranges, des huiles, mais surtout des vins.

Depuis. 1903, à deux pas de la ville proprement dite, existe une succession de petites maisons entourées d’un jardinet, toutes reliées par un cloître ouvert conduisant à l’église chapitrale. Aux petites heures, à complies, à vêpres, à matines enfin, l’on y peut voir un défilé de moines tout blancs, se rendant aux offices canoniques. Ce sont les fils de Saint-Bruno, les anciens habitants de la Grande Chartreuse, qui, en 1903, la mort dans l’âme, dirent un adieu suprême à la mère-patrie qui les récusait pour ses fils.

C’est en ce lieu trois fois béni, mon très aimé capitaine, qu’au printemps de 1914, je venais demander l’oubli et le pardon. J’y ai trouvé le calme, mais non l’oubli. Dans ma cellule, souvent m’apparaît la souriante figure de Pacca, ma femme. Son cri de désespoir retentit quelquefois à mon oreille. Alors une tentation folle de retourner au milieu du grand sépulcre blanc qui me l’a dévorée s’empare de moi. J’oublie un instant mes promesses et mes vœux, que Dieu me pardonne, et mon esprit libéré presse sur lui sa femme et son fils. Vous connaissez ce vers de Virgile : Suave mari magno

Oui, il est doux à l’âme lorsque la mer est agitée d’avoir un port d’escale. Ce port je l’ai trouvé et j’y ai ancré ma barque vagabonde. Mon bon vieil ami, vous retournez au cher pays du Nord. De ma part dites à Nassau, à Pioumictou, au sorcier Koudnou, que la prière de Nukagluim s’élève tous les jours vers son Dieu pour qu’ils deviennent ses enfants.

Une dernière prière : Sur la pointe Button, face au gouffre, je vous prierais de faire élever une croix. Sur le bras droit, faites-y graver le nom de Pacca. Sur le bras gauche, Nukaglium. Au centre, leur fils. A. D. 1912.

Bon voyage, et que Dieu vous conduise à bon port. Comme ami, je vous embrasse, comme prêtre, je vous bénis.

Père Exupère,
la Grande Chartreuse,
à Tarragone,
Espagne.



FIN

Note de l’auteur. — Ceux de nos lecteurs qui ont lu « Aux Glaces Polaires », du Révérend Père Duchaussois, s’étonneront peut-être que l’auteur vante l’honnêteté des Esquimaux de la terre de Baffin. Le fait est qu’ils sont réellement très honnêtes et très fiables. Des articles d’utilité primordiale pour ces aborigènes traînaient constamment sur et autour du bateau. Jamais un objet n’y fut dérobé quoiqu’ils y vinssent tous les jours, s’insinuant partout. Ceux du Groënland et du Labrador ont la même renommée.

Le Père Duchaussois ne fait mention que des Esquimaux habitant la terre ferme le long de l’Océan Arctique, à l’ouest de la Baie d’Hudson, sans cesse pourchassés par les Peaux-rouges vivant au sud d’eux.

  1. Larousse