Le grand sépulcre blanc/Le Soleil de Minuit

Éditions Édouard Garand (p. 3-6).



AVANT-PROPOS


L’auteur ayant passé trois ans dans les régions arctiques et subarctiques, il a été subjugué par le magnétisme boréal et l’attrait irrésistible qui s’empare de l’âme de tout homme se lançant à l’assaut de ce grand sépulcre blanc qu’est le Nord.

Pour faire connaître au lecteur canadien cette partie ignorée de notre vaste Dominion, il a cru devoir lui en donner un aperçu sous forme de roman… une idylle naïve s’intercalant dans le texte et déroulant ses péripéties au pays du soleil de minuit et des glaces éternelles…

Faisant d’une pierre deux coups, il a voulu lui faire connaître l’âme naïve, honnête et droite de l’Esquimau, peuple intelligent, affable, hospitalier et hardi, habitant les régions montagneuses, pittoresques et tourmentées du Nord.


L’auteur.


CHAPITRE I

LE SOLEIL DE MINUIT


Par bandes les ours blancs seront expiatoires ;
L’écume aux dents, lascifs, ils bailleront d’ennui
Tandis qu’à l’horizon, au ras des promontoires
Brillera, globe d’or, le soleil de minuit.

René Chopin.


Minuit ! calme profond ! Silence ! silence éternel, grave, supra-terrestre ! Silence tellement silencieux qu’il vacille ! L’oreille saisit le bruissement des atomes, de la lumière ! Silence qui n’est pas sépulcral car il est illuminé, éclairé et vivifié par ce grandiose spectacle du soleil de minuit.

Minuit ! pas une étoile au firmament ! Minuit, et le roi du jour, dans sa course furibonde vers Alpha Centaure, nous traînant à sa suite, brille au fond d’un ciel indigo et lointain. À quelques degrés au-dessus de l’horizon s’étalent paresseusement quelques stratus, nimbés d’or, voguant vers les chaudes régions du sud, et se colorant d’un reflet pourpre. Une cascade de lumière douce, langoureuse, tombe de l’orbe céleste, traverse le détroit de Lancaster, y teinte ses eaux froides de carmin, de safran, d’onyx. Le miroitement des eaux à peine remuées fait apparaître une mer de pierreries sur cette mosaïque liquide. Les monts abrupts, de North Devon et du Nord de l’Île de Baffin, se revêtent de violet foncé, voile sombre, où, de distance en distance, s’allument, sur leurs sommets de larges éclaircies d’écarlate, véritables feux d’artifices allumés par les gnomes, ces lutins capricieux et poétiques des régions arctiques.

Au loin s’estompe l’île Cornwallis, masse escarpée de rochers primaires, s’élevant du sein des eaux, escaladant le ciel de ses trois mille pieds de hauteur. Vue de cette distance, par un effet de réfraction habituelle aux pays du Nord, cette élévation est triplée. Ses rugosités et ses aspérités titanesques sont comme enveloppées d’un voile éthéré, d’une couleur insaisissable, faisant croire aux reflets d’un deuxième soleil invisible, à peine disparu à l’horizon.

Un silence accablant s’étend sur toute cette région. À cette heure apaisée de la nuit-jour, ni les cris perçants du stercoraire-longue-queue et du fulmar, ni les vocalises du bruant, ni le bavardage des milliers de pluviers, taches noires sur le bleu de la mer, ni le croassement du corbeau, ni même le gloussement des ptarmigans se disputant les graines et les lichens de la grève ne troublent cette impondérable quiétude. Pas un souffle ne ride la surface lisse du détroit. Ne croirait-on pas cette scène une immense toile, peinte par un artiste-poète préraphaélite dont l’esprit, dépassant les pouvoirs limités de l’art humain, contemplait jadis en un rêve fantastique, les enfantements grandioses d’un monde nouveau ?

Ce décor, répétition quotidienne de ces millions de changements kaléidoscopiques du spectre luminaire, se produisant au-dessus de cette terre labourée par les cataclysmes antédiluviens, a pour cause le soleil, pour théâtre la combinaison du ciel, des monts, et des eaux, et pour spectateur habituel, l’Esquimau nomade et phlegmatique, roi et maître de ces régions.

Quel voluptueux cinéma que ces mirages flottants, caressants, fluides et équivoques, si communs à toute cette région située au nord du pôle magnétique, pays des glaciers, des mers polaires, des monts altiers, des vallées profondes et vertes où ne croissent ni arbres ni arbustes, où, en été l’on jouit du climat décembrien de la Riviera et où les paysages sont des poèmes vivants, supérieurs aux visions psychiques des romantiques.

La main invisible dirigeant notre monde dans sa tangente céleste, traversée des ellipses et des courbes gravitatoires des astres et des planètes semés dans l’infini, a voulu que cet infiniment petit mais aussi infiniment grand qu’est l’homme, fût témoin de cette coordination astrale, et des déploiements pyrotechniques que la chimie céleste amène sur son chemin visuel.

En cette fin de juillet 1910, un spectateur, seul, perdu au sein de ces régions désertiques, contemplait, du haut d’un rocher, cet inoubliable spectacle. Son esprit, son âme, ses sens étaient pris. Fasciné, ses yeux buvaient les cieux et les monts. Par moments, paupières mi-closes, il revoyait dans l’obscurité, la réalité apparue, ramassant en faisceau les impressions diverses subies, les amalgamant à des sensations refroidies, à toute une gerbe desséchée de vœux inassouvis, de châteaux écroulés.

Ce témoin insoupçonné de millions de mortels, aux traits raffinés, à l’apparence studieuse, de taille quelque peu au-dessus de la moyenne, était nonchalamment étendu sur une peau de renne jetée sur un rocher. De cette méridienne improvisée il contemplait la pompe accompagnant cette course de l’astre-roi, à minuit. Ses yeux bruns foncés brillaient d’une admiration extatique. À ses pieds dormait un gros animal blanc, se détachant en relief, du noir des roches métamorphiques.

« Grandiose ! Sublime ! La réalité dépasse mes rêves », dit-il à mi-voix, tout en regardant sa montre-chronomètre dont les aiguilles pointaient le midi de la nuit. « Si je ne veux pas perdre la succession des jours, il va me falloir pointiller chaque date. Mes compagnons du Neptune, maintenant au large de l’île carbonifère et basse de Melville, n’ont certainement pas eu un spectacle semblable, quelque puisse être leur position. »

Monologuant, il lève sa jumelle à ses yeux, embrasse l’horizon d’un regard circulaire, observant plus particulièrement l’Ouest afin d’y découvrir une voile, le « Neptune », navire du gouvernement canadien patrouillant les mers arctiques et prenant possession des nombreuses îles de cet archipel au nom du Canada. Ne voyant rien apparaître, il se met à observer le ciel dont les couleurs vives s’estompaient de plus en plus. À ce moment un amas de cumuli vaporeux, aux formes les plus hardies et les plus fantasmagoriques s’est formé en faisceau à quelques degrés de l’horizon, juste au-dessous du soleil de sorte qu’ils lui font un trône aux contours les plus variés.

« Un tel déploiement extra-terrestre, ce silence profond, cette cinématographie aérienne, ne serait-ce le calme précédent la venue des anges sonnant la trompette du jugement dernier ? Je suis dans l’attente ! » Cette réflexion le fit sourire. Réminiscences poétiques d’un cœur sensible car le doute, tourmentait son âme, doute philosophique, doute dogmatique plus ancré que jamais en lui depuis son passage à l’Université de Toronto, où, dans le cours scientifique l’on tentait de tout prouver par la Science, aboutissant à des résultats plutôt négatifs. Son âme latine était trop imprégnée de mysticisme religieux, pour ne pas réagir contre le matérialisme anglo-saxon et la ténébreuse philosophie germaine dont il avait essayé d’approfondir les problèmes. En face de lui-même devant ce spectacle incomparable, il sentit son cynisme fondre et la foi confiante du jeune âge renaître, illuminée par la vie et la lumière céleste enveloppant mers, monts et vaux, tandis que le grand silence qui l’enrobait semblait être l’adoration muette et respectueuse de la terre à son créateur. Il naissait à une vie nouvelle. Des réminiscences de ses poètes favoris, la Genèse de la création, son enfance calme, dans un hameau perdu de la Gaspésie, — que d’autres visions encore ! — lui apparurent. Ce fut pour lui l’un de ces arrêts dans la vie, arrêt inconscient dont tout homme a un jour savouré le calme et le repos dans cet oubli incontrôlable du présent, cette sensation d’être entraîné fatidiquement vers un but indéterminé. Oublié le matérialisme terrien ! Évaporé la poursuite de la gloire et des richesses ! Qu’importe l’excruciante fatalité du « primo vivere » ? Halte bienfaisante dans le cours de la vie ! Le passé n’existe plus. Le présent est oublié. L’avenir est aboli. L’âme se replie sur elle-même. L’intelligence est ensevelie. Les désirs des sens sont assouvis. Le sphinx du nord a fait son œuvre. Le soleil de minuit, de ses tentacules éthérés de ses émanations féeriques, a enlacé le spectateur !

Dans cette demi-inconscience où l’homme n’est ni endormi, ni éveillé, où le rêve et la réalité se confondent, un bruit imperceptible vînt frapper l’oreille du solitaire voyageur : le bruit de l’eau frappée rythmiquement par un aviron. Au-dessus de sa tête une oie sauvage évolue et plane. Ses cris rauques annoncent à ses comparses couvant sur la berge des nombreux petits lacs des hauts sommets qu’un étranger a envahi leur domaine. Secouant sa torpeur, il écoute. Un chant grave, primitif, aux intonations bizarres, aux notes claires mais d’un rythme musical à lui inconnu, rompt le silence. « Me voici donc en un pays enchanté ! Est-ce la sirène de l’époque mythologique revenue en ces parages pour m’attirer sur des écueils insoupçonnés ? »

Prêtant plus attentivement l’oreille, il s’assure que c’est bien une voix féminine, d’un riche contralto, chantant une romance pathétique, indéfinissable, contenant à elle seule toute la surprise, l’amour, les douleurs et les aspirations de l’âme primitive d’une race fière et libre, dont la musique chantée peut seule rendre tout le charme, toute l’angoisse.

En un instant il fut debout examinant le point de l’horizon d’où venait ce chant. Personne n’apparut à ses yeux, mais au loin, les rayons solaires or et ambre se métamorphosaient en banderoles cramoisies ; le détroit de Lancaster se changeait en une mer de feu ; quelques icebergs, au loin, reflétaient cette diversité de couleurs, tachées de trous sombres, là où les vagues avaient creusé de glaciales cavernes, gîtes préférés de l’ours polaire. Les flèches acérées, travail lent du soleil et de la pluie donnait, à ces masses l’apparence de cathédrales partiellement englouties dans une mer lunaire. Aucun signe de vie, mais distinct, le trille mélodieux de cette voix invisible, s’élevant dans un crescendo joyeux, frappait son ouïe, délicieusement, et berçait ses rêves.

« Mais où donc se cache cette divinité ? » se dit-il. Plus attentivement il examine les anfractuosités des rochers. Le chant s’est évanoui, mais alors son oreille perçoit nettement le grincement d’une embarcation légère tirée sur les sables. Quittant son poste d’observation, il s’oriente vers une langue de terre peu élevée s’avançant quelques cents pieds dans la baie.

L’ayant escaladée il aperçoit une jeune fille esquimaude, vêtue à la mode pittoresque du pays, tirant sur la grève un léger kayak[1] dont la pince s’est prise entre deux cailloux. Ses gracieux mouvements décèlent ce développement physique dû à une vie en plein air, libre, sans entraves. Dix-huit ans pouvait-elle avoir. De lourdes tresses noires retombent sur ses épaules. Sa tête est nue. Son couletang[2]orné de passementeries aux dessins bizarres, aux franges multicolores, dessine ses formes. Ses pieds très petits, chaussés de mocassins en peau de phoque effleurent à peine les sables du rivage. Au moment où elle se redresse, il constate que les Vénus, du Titien sont surpassées en eurythmie. Elle a aperçu son ombre projetée sur les eaux. Se tournant vers lui, elle l’examine d’un regard franc et ouvert. Tout surpris d’une telle apparition, à cette heure et à cet endroit, il se sent intimidé. Vite il reprend son aplomb et s’avance vers la belle inconnue [3].



  1. « Kayak » : légère embarcation faite de peaux de phoques, tendues sur une charpente d’éclisses de bois ou d’os de baleine.
  2. « Couletang » : Habit-manteau à large capuchon, sans ouverture et se passant par dessus la tête.
  3. Voir le Thelma de Marie Corelli, Chap. 1er « The Midnight Sun ». L’auteur avait écrit cette description du soleil de minuit depuis deux ans, lorsque lui tomba sous la main ce volume de Corelli.