Le grand sépulcre blanc/Alpinisme et Méditations

Éditions Édouard Garand (p. 20-24).

CHAPITRE V

ALPINISME ET MÉDITATIONS


Comme nous aimons à ne jamais risquer
Que notre droit d’agir soit soudain révoqué,
Ni que devant nos pas le sol s’ouvre et bascule
Ne pas mourir !…

Alphonse Beauregard.


Réveillé dès avant sept heures, le lendemain matin, par les aboiements de son chien qui avait découvert les galeries souterraines d’une famille de lemmings, Théodore se leva promptement. Ayant fait une toilette sommaire à la source glacée déjà mentionnée, il déjeuna sommairement. Dans son havresac il enfouit quelques provisions de bouche, mit son baromètre en bandoulière, et, muni d’un bâton ferré, se prépara à escalader les montagnes Croker.

Ne voulant pas indûment attiser la curiosité de l’ours polaire et l’induire en tentation, il abattit sa tente et la cacha, avec ses caisses et autres objets, en arrière d’un amoncellement de grosses pierres.

Pendant tout ce temps, Pyré s’acharnait vainement de ses griffes à élargir l’orifice d’un clapier ayant à peine trois pouces de diamètre, par lequel il avait vu disparaître un lemming. Ce petit animal, court et trapu, à pelage souple et fourni, brun-clair en été et blanc en hiver, sans queue, moins gros qu’un rat, est célèbre par les migrations qu’il entreprend en quantités innombrables pendant les froids rigoureux ou après de grandes sécheresses. Dans ces pérégrinations les renards, les loups et les hiboux en font un grand carnage. Rien n’arrête leur course et on les a vus traverser de larges cours d’eau à la nage. C’était un de ces petits animaux que Pyré avait surpris en rase campagne. Celui-ci, au lieu de fuir, s’était redressé sur ses hanches, faisant face à son ennemi. Retroussant sa lèvre supérieure il montrait ses petites dents pointues. Ses grognements imitaient le cri de la souris. Devant tant d’audace le gros Pyré s’était trouvé désemparé. Peut-être riait-il dans ses barbes ? Lemming profita de cette distraction canine. D’un bond de côté il fut à son trou et disparut. Dogue voulut alors lui prouver qu’on ne se moquait pas impunément de lui et il se mit avec entrain à démolir le souterrain bâti avec tant de misères et de peines.

Ce ne fut qu’après plusieurs appels de son maître qu’il se décida à le suivre, jetant de temps en temps un regard sournois en arrière.

Après une heure de marche ils arrivèrent au fond de la baie Cummings. De là ils suivirent une vallée étroite, qui, à trois milles plus loin, était fermée par un immense glacier, dont la surface polie s’élevait à une hauteur de 400 pieds. Ce fut alors que commença le travail ardu de l’ascension pour arriver au plateau supérieur couronnant l’île.

L’aspect des montagnes n’était guère invitant. Du fond de la baie à cet endroit le baromètre indiquait une élévation de cinq cent quatre-vingt pieds. Il restait encore au-delà de mille cinq cents pieds à gravir. Les premiers six cents pieds, d’une rampe d’un pied d’élévation par pied horizontal furent franchis en deux heures. Cette section de la montagne proprement dite était composée de rochers détachés du sommet et amoncelés depuis des siècles, jusqu’à ce que la face même de la montagne fût atteinte. Elle présentait, sur une hauteur de cinquante à soixante pieds une muraille perpendiculaire, toute fissurée, avec de place en place des projections calcaires pouvant servir de marche-pied. Après des efforts inouïs, nos deux amis parvinrent à escalader ce rempart, non sans avoir été attaqués par des gerfauts d’Islande, nichant dans ces lieux inaccessibles. Cette attaque inopinée faillit leur coûter la vie. Heureusement que les aboiements du chien éloignèrent les oiseaux. Tout de même ils n’étaient pas encore en sûreté. La troisième partie de la montagne était glissante, remplie de cailloux roulant sous les pas, quoique d’une pente beaucoup plus accessible. C’était une couche de glaise à travers laquelle l’eau des neiges fondantes s’était infiltrée. Une centaine de pieds avait été franchis à quatre pattes. S’étant arrêtés pour respirer, ils sentirent la terre trembler sous leurs pieds, et un bruit sourd, comme le grondement du tonnerre se fit entendre. Une sensation fade, le cœur sur les lèvres, les yeux désorbités par la frayeur, un cri de rage impuissant, le sang se glaçant dans les veines, précédèrent cette souleur si fluide de la chûte dans le vide : La terre se dérobait sous leurs pas. Une avalanche de terre et de pierres, glissant sur le roc sous-jacent se détachait de la montagne. Leur course vers une mort certaine était vertigineuse.

L’abîme s’ouvrait sous eux prêt à recevoir leurs corps rompus, leurs chairs meurtries. Un saut de plusieurs cents pieds de hauteur les attendait. Secondes d’angoisses qui parurent un siècle. « Sauve-toi, Pyré ! Chacun pour soi ! Adieu ! »

Suivant l’ordre de son maître, le chien s’élança vers le sommet de la montagne. C’était l’effort d’un pygmée sur le manège monstre d’une gigantesque batteuse.

Il galopait, n’avançant pas il est vrai, mais n’étant pas non plus entraîné à sa destruction. Quant à son maître, la Providence, lui qui n’y croyait pourtant guère, veillait sur lui. Dans le chemin de l’avalanche se trouvait une arête, couronnant la paroi perpendiculaire du mont. Cette pointe résista à la poussée formidable de l’avalanche, la divisant en deux bras. Sur ce phare naturel notre ami fut porté par les débris et s’y cramponna avec la force du désespéré. Ses yeux horrifiés virent le plongeon fatal, rivière fangeuse dont le bruit l’assourdissait. Dix minutes au plus et le cataclysme avait pris fin. Théodore voulut alors poursuivre sa route, mais ses jambes fléchirent sous lui. Maintenant que tout danger avait disparu, la force physique faisait place à la peur. Par un effort surhumain il reprit son ascension, péniblement, lentement. Arrivé à l’endroit d’où il s’était senti entraîné, il y trouva son compagnon haletant, exténué. Instinctivement, il l’enlaça de ses bras, peut-être même l’embrassa-t-il.[1]

Le soleil avait dépassé le méridien, lorsqu’ils arrivèrent sur les hauteurs surplombant le détroit de Lancaster. L’immense plateau, dénudé, aride, s’étendait à perte de vue, plat, monotone. De place en place, un petit lac d’émeraude encore partiellement recouvert de glace, aux rives couvertes de mousses et de lichens d’un vert tendre, d’où émergeaient des millions de fleurs arctiques, en diamantait la surface.

Théodore l’avait échappé belle. Il s’assit sur une grosse pierre plate et se prit à réfléchir : Qu’est-ce après tout que la vie ? À quoi tient-elle ? Quel est cet instinct de la conservation, le plus fort qui existe en tout être créé, qui, en temps de danger décuple la force humaine, rend l’esprit si clair et si lucide que dans un éclair il embrasse et le danger et aussi les moyens de s’en préserver ? La réaction se faisait. Il se sentit faible. Sa vue se voilait et ses oreilles bourdonnaient. Que se passait-il donc en lui ! Allait-il comme une femmelette faire de la toile ? Il fit un effort pour se ressaisir, et de son cœur monta, fervent et sincère, un acte de remerciement à son Créateur. Sa pensée jusqu’alors n’avait pu songer un instant aux grands mystères de l’au-delà. L’idée du danger à éviter, arc-bouté sur le roc de l’instinct de la conservation matérielle ne lui avait pas laissé le loisir de songer à la vie spirituelle qui suit cette première. Sa vie entière, si souvent inutile, si souvent en contradiction avec les enseignements moraux du christianisme, déroula son film à sa vue intérieure. « Que l’homme est peu de chose », soupira-t-il. Un fil rompu et tout est fini. Philosophant ainsi, il prit son baromètre, constatant qu’il était à une altitude de 2 930 pieds au-dessus du niveau de la mer.

Reprenant son soliloque intime :

« Moi, qui dans mon orgueil, avais pris pour règle de conduite de donner à mon pays le meilleur de mes travaux et de mes connaissances, connaissances que je basais sur des réalités palpables, moi qui voulais établir le bonheur et la vérité dans les sentiers de la science, où serais-je maintenant si ce roc protecteur n’eut arrêté ma chute ? »

Faire son devoir est une loi morale à laquelle tout homme est assujetti. Non content de ce rôle passif je m’imaginais, nouveau dieu, de bâtisseur, devenu semeur, semant sur le monde des poignées de vérités couvées sous mon front orgueilleux. Semant des étincelles de fraternité, de vérité et de charité universelles dans les ténèbres de l’ignorance, je voyais s’étendre une conflagration dans laquelle se consumait les superstitions, les fanatismes, les haines, les sottises et les préjugés humains, créant ainsi un bûcher d’apothéose à l’intelligence éternelle de l’homme libre ! »

« Oui, reprit-il, malgré mon entraînement technique où l’attrait domine tout, j’avais enfourché Pégase, moi qui croyais avoir soumis mon imagination à ma volonté. J’ai chevauché sur ce coursier, mors aux dents, vers des régions sublunaires, où l’Utopie règne, mais ce que me voilà désarçonné ! Où en suis-je mon Dieu ? Il a suffi d’un faux pas pour me placer face aux réalités. »

« J’ai roulé ma bosse un peu partout ; j’ai goûté le calme du cloître où viennent mourir les bruits du monde. J’ai joui de l’existence fébrile et fastidieuse des grandes villes. J’ai médité à l’ombre des forêts, et sur les flots de nos immenses lacs. Ma pensée ardente voulait rénover le monde, mais, comme la montagne en travail, elle n’a enfanté qu’une souris. Avais-je oublié que l’homme n’est pas seulement matière mais qu’il a aussi une spiritualité distincte devant régner sur celle-là ? »

« Encore quelques degrés plus au Nord, et, orgueilleusement je foulais du pied le pôle, fin scientifiquement correcte d’un axe imaginaire autour duquel nous tournons et tournons. C’est ça, je suis un derviche tourneur ! »

« Quel pôle magnétique m’a attiré en ces lieux ? »

Ainsi raisonnait et philosophait notre ami. Perdu au milieu de ces solitudes granitiques, rugueuses et sauvages, assis sur un promontoire s’élevant à des milliers de pieds au-dessus des mers polaires, il oubliait le présent dans ses déductions métaphysiques. Le soleil irradiait l’horizon, ses rayons violacés patinaient les frontons des icebergs, ombraient les anfractuosités schisteuses des calcaires, les eaux de la mer reflétaient les alto-cumuli aux vives et chatoyantes couleurs. Le zénith scintillait comme un diamant à facettes, la nature entière attestait l’œuvre du Créateur, le Grand Architecte de l’Univers, Dieu ! Dans le calme éternel d’une nature grandiose il écoutait bruire le silence et l’entre-choc de ses méditations à la recherche du beau et du vrai.

Inconscient il laissait s’écouler le temps. La température ayant baissé de plusieurs degrés il frissonna, constatant avec surprise que le soleil venait de s’obscurcir et qu’une pluie fine tombait.

Me voilà bien pris se dit-il. La présence des cirro-nimbus hier soir eût dû m’avertir de ce qui m’arrive. Leur présence ne ment jamais : pluie avant vingt-quatre heures. Ils étaient tellement au Nord qu’ils auraient bien pu déverser ailleurs leurs eaux. Contre mauvaise fortune, faisons bon cœur. D’ailleurs ce n’est pas une pluie de durée car à travers le brouillard j’aperçois le bleu du ciel. Déjà trois heures de l’après-midi ! Brr ! mais qu’il fait froid ! En effet, son thermomètre de poche n’indiquait que 38 degrés. Viens Pyré, tu as assez dormi. Il faut nous réchauffer. Inutile d’essayer de retourner à nos pénates ce soir.

La pluie a rendu encore plus difficile notre retour. Je me demande même si nous pourrons jamais redescendre ces caps. La pluie monotone, pesante, froide, glacée tombait. Pas un abri, pas un gîte. À travers les cailloux il se mit alors à ramasser toutes les racines, les mousses et les herbes mortes qui s’y trouvaient. Dans peu de temps il en eut une bonne gerbée, avec laquelle il se bâtit un feu, bien maigre, bien misérable, donnant plus de fumée que de chaleur ou de flammes. Tout de même il fut fier de son œuvre. Encore une fois il remportait la victoire sur les éléments, il domptait la nature, cavale rebelle qui ne se laisse brider que par un effort soutenu.

Satisfait de lui-même il s’approcha de son feu et s’y accroupit, à la mode indienne, les jambes repliées sous lui. De l’ample poche de son habit il tira un biscuit marin, et de son havre-sac son thermos dont le bouchon à vis servait de tasse. Pour son compagnon il avait apporté un gros morceau de pemmican. Tous deux alors se mirent à manger, attendant le beau temps. Le soleil ayant percé les nuages à cinq heures, il put alors contempler à son aise le magnifique panorama se déroulant à ses yeux. Les côtes escarpées de Baffin se détachaient nettement, dentelant l’horizon de leurs fiers promontoires. À ouest par sud il entrevoyait les côtes plus basses de Sommerset-Nord. Au sud, l’horizon se perdait dans les eaux du détroit Régent. Il en était là de ses observations lorsqu’il crut entendre un chant plaintif aux notes cristallines et claires, monter de la terre au ciel. Nonobstant le vertige auquel l’homme est sujet lorsqu’il regarde dans le vide, il s’approcha du bord de la falaise, afin de constater si réellement son cœur ne mentait pas. Il avait cru reconnaître cette voix. Si c’était elle revenue, ramenée là par sa pensée dont l’aimant avait attiré sa barque. Sur le flanc du précipice, à deux mille pieds d’altitude, il se coucha de son long, et son regard plongea dans l’abîme. Un point noir évoluait en face de son campement. Quoiqu’il ne pût rien distinguer de précis, il eut l’intuition que sa visiteuse de l’autre nuit, avec cette grâce et ce laisser-aller naturels aux races primitives, était revenue vers lui. Il fut dépité de s’être absenté pour une expédition dans laquelle il avait presque péri. Il recula en rampant, se leva, siffla son chien, et se mit à ramasser les quelques effets qui traînaient aux alentours de son bivouac.

« Viens, mon chien, il faut bien retourner là d’où nous sommes venus. »

Rebroussant chemin ils parvinrent bientôt à l’endroit où ils avaient vu la mort de près. Avant de risquer la descente, Théodore examina le terrain. Après deux ou trois essais infructueux, il en vint à la conclusion que prendre ce risque, à cet endroit, équivalait à un suicide. Descendre ce mur perpendiculaire ne se pouvait.

« Il va nous falloir trouver un autre chemin, ma bête », dit-il à son chien.

S’éloignant un peu de la falaise ils se dirigèrent vers le nord. Trois milles plus loin ils arrivèrent au glacier remplissant la vallée. Les abords aussi en étaient précipiteux et impraticables. Ce glacier n’était pas un géant, tout de même, à cet endroit il mesurait bien 900 pieds de largeur. Ces rivières de glaces recèlent aussi bien des dangers insoupçonnés. Leurs mouvements de descente vers les mers polaires, quoique très lents, de neuf à quinze pieds par année, causent, surtout à leurs embouchures, des crevasses profondes et traîtres, car elles sont souvent recouvertes d’une mince couche de glace qui les cachent à la vue.

Étant au courant de ces dangers, Théodore fouilla son havre-sac, se rappelant qu’il y avait mis lors de son passage à Ponds Inlet, une longue babiche de peau de phoque, achetée d’un Esquimau. En effet, elle s’y trouvait. Il l’en retira et l’ayant étendue par terre, il constata qu’elle mesurait une trentaine de pieds de longueur. Il en essaya la force de résistance. Très satisfait de cette épreuve il l’attacha au cou et en arrière des pattes d’avant de son chien, car, en cas d’accidents, il ne voulait pas que la pauvre bête se pendît comme un malfaiteur. Ainsi équipé il commanda à son chien de prendre les devants, lui le tenant en laisse. Avec mille précautions ils franchirent la barrière de glace. Un accident en somme insignifiant ne survint qu’au moment où il arrivait à la rive opposée de la banquise. Entre elle et la terre ferme se trouvait la seule crevasse qu’ils eussent rencontrée. Elle n’avait qu’une dizaine de pieds de profondeur par six pieds d’ouverture. Prenant son élan, Pyré la franchit d’un bond, mais il eut la malencontreuse idée de s’arrêter et de voir si son maître enlèverait l’obstacle aussi bien que lui. Malheureusement pour Théodore, la laisse qu’il tenait toujours à la main s’enroula dans ses jambes au moment précis où dans un effort surhumain, il s’élançait pour le saut final. Ainsi, au lieu d’atterrir sur l’autre côté, disparut-il dans l’ouverture. Pyré, croyant son maître en danger revint à la hâte là où il était disparu, et sans attendre aucune recommandation se jeta avec lui dans l’étroit couloir, compliquant et doublant les difficultés de sortie. Ce ne fut qu’après une heure d’efforts qu’ils reprirent leur marche, sales, trempés, boueux. Se dirigeant toujours à l’est, ils traversèrent ainsi, la haute péninsule séparant la crique Cummings de la baie Croker. L’animal, sans fatigue apparente, plus occupé de son maître que de lui-même, l’homme, moins philosophe que la bête, maugréant…

Ce ne fut que sur le versant ouest de la baie Crocker qu’ils trouvèrent enfin un ravin abrupt, dangereux même, mais qui leur permit une descente un tant soit peu praticable. Lorsqu’ils atteignirent la grève, il était déjà quatre heures du matin, et notre explorateur constata qu’il était à vingt-sept milles de son campement.

Après un repos bien mérité, ayant dévoré un autre biscuit, et fumé une cigarette, le tout ayant duré une demi-heure, ils reprirent le chemin de leur logis temporaire. Suivant la grève, la marche fut moins pénible, et à une heure de l’après-midi ils atteignirent leur point de départ, fatigués d’une telle course et de leur longue veille. Théodore se laissa choir sur ses effets et regarda d’un œil distrait autour de lui. Sur la caisse de son sextant il vit un petit jet blanc, luisant. Il s’en saisit et fut tout surpris de constater qu’il était d’ivoire poli et sculpté d’une manière toute originale. C’était une amulette esquimaude, de la forme d’un trident. Il s’étonna quelques instants, ne comprenant comment cet objet avait été placé là. Une lueur se fit en son intelligence :

« Mes sens ne m’avaient pas trompé. Elle est venue ! »

Il porta affectueusement le petit objet à ses lèvres et le mit dans la poche intérieure de son gilet.

Secouant sa torpeur, il se leva, installa son magnétomètre et pendant une heure se livra à son labeur. Pour lui, c’était la satisfaction du devoir accompli, car s’il eût écouté ses sens endoloris et fatigués, il eût remis au lendemain ce travail absorbant.

Ses observations terminées, il fit haut cette réflexion : l’éducation donnée par les moines a sa valeur, elle nous apprend que l’esprit doit dominer la matière.

Il monta sa tente, y étendit son édredon et mit tout en ordre pour un repos bien mérité. Pour préparer son souper il ne trouva pas trop prosaïque sa lampe à pétrole. En vaquant à ses différentes occupations il fut tout surpris de constater dans le nord-est un effet de lumière des plus curieux. L’examinant attentivement, il vit que c’était un arc-en-ciel triple, dont la vignette ci-jointe expliquera, mieux que toute description, la forme originale et tout à fait inusitée. Partant d’une base unique, l’arc principal montait au zénith dans la direction de l’ouest. De cet arc-souche, un autre, plus court, s’allongeait vers l’est, entrecoupé par un autre parallèle au premier.



Après un repas sommaire, Théodore mit ses notes à point. Il se dévêtit, étendant sur les cailloux ses habits mouillés et boueux pour que le soleil les y séchât.

« Au diable ours et loups, Pyré. Nous allons dormir comme des bienheureux. Viens, je vais même te donner un coin de ma couverture. Il est déjà dix heures. C’est embêtant ces journées de vingt-quatre heures de clarté. Demain, il y aura six jours que nous sommes ici. Peut-être verrons-nous arriver le bateau. Tu seras content de revoir le petit terrier qui t’amusait tant, et moi, oui, je serai enchanté du changement. Cette solitude commence à me fatiguer ».

  1. L’accident ci-haut relaté est arrivé de fait, mais sur une montagne isolée au fond d’une baie immédiatement à l’est de Milne Inlet, la baie Whyte. L’auteur était accompagné de M. Wiliam Morin, matelot. Le bruit que fit la chute de cette masse de terre et de pierre fut entendue distinctement à deux milles de là par les quatre membres de l’expédition qui étaient à dresser des tentes pour la nuit. Ils virent bien le plongeon, d’une hauteur de plus de cent pieds, de toute cette masse boueuse, décrivant un quart de cercle dans le vide, avant que de reprendre contact avec les rochers du flanc de la montagne. Aucun d’eux ne soupçonna le danger couru par deux des membres de l’expédition. La terre détrempée qui se détacha ainsi du flanc de la montagne mesurait 800 pieds de front, par à peu près 400 en longueur et d’une épaisseur approximative de 4 pieds. L’on peut difficilement se figurer la force d’une telle masse glissant sur la surface assez unie du roc sous-jacent, dont l’inclinaison était de 63 degrés, dominant une muraille perpendiculaire de 50 pieds. L’auteur et son compagnon étaient alors à une hauteur de plus de 600 pieds de la base de la montagne.

    Pour être précis, l’incident est arrivé le 12 août 1911. Les observations prises par l’auteur situent cette montagne par 80 degrés, 30 minutes de longitude Ouest et par 72 degrés 27 minutes, 52 secondes de latitude Nord.