Le fratricide/Un revenant
UN REVENANT.
LÉGENDE.
Un soir du mois de février dernier, nous étions réunis un certain nombre d’amis dans la salle de l’Institut Canadien de Québec, lorsque au moment où nous étions en frais de discuter sur la politique de certains journaux, nous fûmes interrompus par l’arrivée d’un pauvre vieillard, courbé sous le poids de l’âge et des privations, nous demandant la charité.
Nous nous empressâmes d’acquiescer à sa demande, et notre homme satisfait de l’accueil que nous lui avions fait, se disposait à partir, lorsque je ne sais trop par quel hasard on me suggéra l’idée de lui demander s’il ne connaissait pas quelques histoires du bon vieux temps.
— J’en connais beaucoup, me répondit-il, que mon père me racontait lorsque j’étais jeune, mais si vous croyez que je puisse vous intéresser, je vous en citerai une qui m’est arrivée à moi-même il y a à peine huit ans.
Nous acceptâmes cette proposition avec d’autant plus de plaisir que c’était ce que nous sollicitions. Prenant la chaise que je lui présentai, notre raconteur vint s’asseoir au milieu de nous et commença son récit en ces termes :
C’était la veille de Noël 186… ; je demeurais à Charlesbourg, à quelques arpents de l’Église. J’étais venu à Québec pour régler des affaires de famille, et comme je n’avais pu voir les personnes que je désirais rencontrer, que très tard dans l’après-midi, il était près de huit heures lorsque je me disposai à retourner à ma demeure.
Par malheur, il faisait une tempête épouvantable, et les quelques habitants qui étaient venus à la ville pour vendre leurs produits, plièrent bagage et s’empressèrent de partir, lorsqu’ils aperçurent le mauvais temps, de sorte que je me vis obligé de faire plus d’une lieue à pied, dans des chemins impraticables et au milieu des ténèbres les plus profondes.
Je partis donc, et l’espoir me guidant, je fis plus de la moitié du chemin sans qu’aucun accident m’arriva.
J’espérais pouvoir atteindre ma demeure heureusement, lorsqu’à un quart de lieue de l’église environ, je fus enveloppé dans un tourbillon de neige, et j’errai pendant plus d’une demi-heure ne sachant trop où j’allais.
Enfin, harrassé par une marche forcée de plus de trois heures, dans la neige jusqu’aux genoux, et ayant complètement perdu mon chemin, j’aurais très-certainement péri là, si je n’avais aperçu une maison à quelques pas de moi.
Je me dirigeai à la hâte vers cette habitation, et je frappai à la porte.
Une voix creuse, que je crus sortir d’un tombeau, me dit d’ouvrir.
Quelle ne fut ma stupeur, lorsqu’en entrant j’aperçus un homme, maigre et décharné, moitié vêtu, assis sur une bûche près du foyer, et qui semblait sortir d’une profonde rêverie.
En me voyant un éclair de joie brilla dans ses yeux : — Soyez le bienvenu dans ma pauvre demeure, dit-il, je n’ai autre chose à vous offrir qu’un abri contre le mauvais temps ; puisse-t-il vous satisfaire.
Surpris de me trouver en présence d’une personne que je n’avais jamais vue, dans un lieu où je devais connaître tout le monde, je lui demandai comment il se faisait que depuis six ans que je demeurais à Charlesbourg, je ne l’avais pas rencontré ?
— En effet, me répondit-il, vous ne devez pas me connaître, puisqu’il y a dix ans que je ne compte plus parmi les vivants.
— Comment ! monsieur, vous êtes mort depuis dix ans ? dites-vous, et vous êtes ici ce soir ! vous êtes donc un revenant ?
— Oui, je suis un revenant ; si vous me voyez ici en ce moment, ce n’est que par une permission de Dieu ; mais comme l’heure approche où je dois retourner parmi les morts et qu’il faut, qu’avant de partir je vous transmette la cause de ma présence ici, afin que mon malheur vous serve d’exemple, je vais m’empresser de vous raconter la chose.
Il y a dix ans à pareille époque, un homme revenait de la ville, à pieds, lorsque arrivé dans les environs d’ici, il fut saisi par une violente tempête, qui le contraignit à venir me demander asile. Je refusai d’ouvrir, et comme il insistait, je menaçai de le tuer, s’il ne se retirait pas.
Il partit, en effet, mais je ne pus dormir de la nuit. Il me semblait entendre les gémissements de ce malheureux qui me suppliait de le laisser entrer, et le lendemain matin, j’étais debout avant quatre heures.
Je n’osais sortir ; j’avais comme un pressentiment de ce qui devait m’arriver
Il était sept heures du matin, lorsqu’on vint m’avertir qu’on avait trouvé un homme gelé à mort à quelques pas de ma maison et qu’on l’avait transporté au presbytère.
Il n’y avait plus à en douter ; c’était le même qui était venu frapper à ma porte, au milieu de la nuit, et auquel j’avais refusé d’ouvrir. Une action aussi lâche, méritait un châtiment ; il ne se fit pas attendre.
Le soir même, j’avais une violente attaque d’apoplexie, qui me conduisit au tombeau en moins de deux heures, sans avoir eu ni prêtre, ni médecin.
Depuis ce jour, Dieu a voulu que je vinsse ici tous les ans, la veille de Noël, attendre que quelqu’un, surpris par le mauvais temps, me demande un gîte pour la nuit, et ce n’est qu’aujourd’hui, que sans le savoir, vous avez été l’instrument dont la Providence s’est servi pour ma délivrance. Maintenant, ma pénitence est finie et je vais aller recevoir la récompense qui m’est destinée.
Merci, adieu ! Et il disparut…
Je restai comme plongé dans une léthargie complète, je ne sais trop combien de temps, et lorsque je sortis de cette torpeur, il faisait grand jour.
Pour m’assurer que je n’avais pas été le jouet de quelque cauchemar, je cherchai dans tous les endroits de la maison, mais je ne trouvai rien, et je sortis bien persuadé que ce n’était pas une vision, mais bien une réalité dont j’avais été témoin.