Le fort et le château Saint-Louis (Québec)/16

Texte établi par Librairie Beauchemin, Limitée (p. 214-232).


XVI


L’incendie du théâtre Saint-Louis. — Lugubres souvenirs, — L’inauguration de l’école normale Laval. — Un discours de M. Chauveau. — Démolitions et discussions. — La « vétustomanie. » — L’hôtel Château Frontenac. — L’emplacement du premier fort Saint-Louis. — M. Bruce Price. — Le passé et l’avenir.



Àpart quelques bâtiments de minime importance et l’ancienne muraille construite par Frontenac, il ne restait plus sur l’emplacement du fort Saint-Louis, après l’incendie du 23 janvier 1834, que le Vieux Château, avec l’ancien magasin des poudres qui lui était contigu, un joli corps de garde construit vers 1814 et un « vaste manège » appuyé sur la partie du mur d’enceinte qui faisait face à la ruelle voisine du bureau de poste.

Les officiers du régiment des Cold Stream Guards ayant obtenu, vers 1839, la permission de transformer et embellir ce manège, l’étage supérieur du bâtiment fut converti en salle de spectacle[1].

C’est dans cette salle qu’une foule compacte s’était réunie, le vendredi, 12 juin 1846, pour voir défiler sur la toile les vues réputées merveilleuses du diorama Harrison.

Au dehors, il faisait une soirée délicieuse. Le canon de la citadelle venait de jeter sa clameur aux échos des rivages voisins, et il ne restait plus que quelques rares promeneurs sur la petite terrasse à laquelle Lord Durham avait donné son nom.

Tout à coup, mille cris d’angoisse se font entendre. Le feu était au théâtre, et les spectateurs, massés dans l’escalier et le couloir qui conduisaient au dehors, se pressaient, affolés, vers la porte de sortie, ouvrant, hélas ! à l’intérieur[2]. Les malheureux qui purent les premiers atteindre cette porte furent impuissants à refouler le flot qui les pressait et les empêchait de l’ouvrir : ils périrent suffoqués ou écrasés.

La fumée sortait déjà des couvertures du bâtiment ; bientôt des jets de flamme s’élancèrent au dehors, et les lamentations des victimes s’élevèrent plus navrantes et plus désolées.

Nous cédons maintenant la parole à un jeune écrivain de l’époque, M. Joseph Cauchon, qui devint plus tard un homme considérable et fut le troisième gouverneur de la province de Manitoba. Le lendemain de l’incendie du théâtre, il publiait l’article suivant dans le Journal de Québec :

CANADA
Québec, 13 juin 1846.

HORRIBLE CALAMITÉ !!!

Incendie du Théâtre Saint-Louis. — Perte d’un grand nombre de vies !!


« La force nous manque pour rendre compte d’une calamité telle que celle qui vient de frapper Québec, la ville des grandes infortunes. Près de cinquante personnes ont péri hier soir dans les flammes du théâtre ou y ont auparavant été suffoquées par la fumée. Sur les dix heures, au moment où l’exhibition des dioramas de M. Harrison se terminait et que les spectateurs commençaient à défiler pour sortir, le feu prit dans les scènes par une lampe à huile camphrée qui s’était détachée du plafond, et bientôt la salle du spectacle s’obscurcit par la fumée. Alors, hommes, femmes, enfants se précipitèrent au bas de l’escalier qui gagne aux loges pour sortir par la seule issue connue, issue excessivement étroite. Les premiers, poussés violemment dans l’obscurité, furent écrasés sous la pression de ceux qui les suivaient : et tous se trouvèrent accumulés en masse compacte, les uns sur les autres, sans qu’il fût possible à aucun d’eux de sortir ou de reculer, ou même de les arracher à la mort, malgré les efforts qui furent faits par M. O’Reilly, vicaire de la paroisse, et plusieurs citoyens zélés. On assure même que l’on a arraché le bras de l’un des messieurs ainsi encaissés, sans pouvoir le sauver lui-même.

« On entendait des cris lamentables ; plusieurs infortunés, dans ce moment suprême, voyant que tout secours humain était impossible et n’espérant plus que dans la miséricorde divine, crièrent à M. O’Reilly, dont ils entendaient la voix : « Donnez-nous l’absolution. » Le ministre des consolations, épuisé de fatigues et d’efforts, leva la main pour les bénir et les absoudre. Un instant auparavant, aidé de M. Tanswell, qui était encore sur les lieux, et d’une autre personne, il parvint à arracher à la mort Mme Tanswell, sans connaissance, mutilée par la flamme et meurtrie par la pression. Elle est hors de danger cependant. M. McDonald, le rédacteur du Canadien, eut aussi le bonheur d’échapper à cette calamité. Dès qu’on l’aperçut et qu’on l’entendit, plusieurs bras s’attachèrent à lui et on le retira ; mais il pleure la perte de son épouse et de sa fille aînée, madame Rigobert Angers, qui sont péries dans les flammes. Nous sympathisons avec ses malheurs de toutes les puissances de notre âme. Il reste avec une nombreuse famille qui n’a plus de mère pour en prendre soin.

« À l’heure où nous mettons sous presse, quarante-six cadavres ont été retrouvés, dont trente-neuf reconnus. Parmi les personnes dont les corps sont encore sous les ruines sont Mlle Rae et M. Wheatly. Le corbillard allait et revenait avec l’activité de la mort et de la destruction pour transporter ces cadavres mutilés et carbonisés à leurs demeures respectives. M. Scott, greffier de la Cour d’Appel, a été retrouvé ainsi que ses deux enfants. Voici d’ailleurs la liste de ceux dont les corps ont été reconnus :

« Émilie Worth, âgée de 9 ans, fille de Edward Worth, de Montréal, et sœur de madame Lenfesty.

« Flavien Sauvageau, âgé de 14 ans, fils du maître de l’orchestre canadien.

« Élisabeth Lindsay, âgée de 44 ans, épouse de Thomas Atkins, avec son fils Richard Atkins, épicier, âgé de 27 ans.

« Stuart Scott, écr., greffier de la Cour d’Appel, avec Jane, sa fille.

« Thomas Hamilton, écr., lieutenant du 14e régiment.

« Madame John Gibb, et Jane, sa fille.

« M. Arthur Lane, fils d’Elisha Lane, de la compagnie de Gibb, Lane & Co.

« Elle Maria-Ann Brown, maîtresse d’école du Foulon de Wood et Gray, âgée de 25 ans.

« M. Horatio Carwell, marchand, Horatio, son fils, âgé de 6 ans, et Ann, sa fille, âgée de 4 ans.

« Joseph Tardif, agent de journaux, et sa femme.

« Sarah Darah, épouse de John Colvin, charretier.

« James O’Leary, âgé de 22 ans, apprenti plâtrier ; Marie O’Leary, sa sœur, âgée de 18 ans.

« M. J.-J. Sims, apothicaire, Rébecca, sa fille, âgée de 23 ans, et Kenneth, son fils, âgé de 13 ans.

« Mme Marie O’Brien, épouse de M. John Lilly, tailleur, rue Buade.

« M. J.-B. Vézina, marchand, âgé de 30 ans, rue Sous-le-Fort.

« Dame Henriette Glackmeyer, épouse de M. Molt, organiste de la cathédrale, et Frédéric, âgé de 19 ans, Adolphe, âgé de 12 ans, ses fils.

« Dame Marie-Louise Lavallée, épouse de R. McDonald, écuyer, rédacteur du Canadien, et Dame Eugénie McDonald, sa fille, épouse de M. Rigobert Angers.

« M. Edward Hoogs, employé à la Banque de Montréal, Edmund, âgé de 8 ans, et Edward, âgé de 6 ans, ses fils.

« M. Thomas Harrisson, âgé de 21 ans, d’Hamilton, H.-C., frère du propriétaire des dioramas.

« John Berry, d’Aberdeen, employé de M. Price, écr., à Ottawa.

« Colin Ross, plâtrier, de Montréal, et son épouse.

« Joseph Marcoux, huissier.

« Isaac Develin, orfèvre, rue Notre-Dame, basse-ville.

« La servante de M. Andrew Patterson.

« Trois autres corps inconnus.

« Les recherches se continuent ; on n’a pas encore trouvé les corps des personnes qui suivent, manquant à leurs familles :

« John Wheatly, libraire, rue La Montagne.

« Dlle Rae, fille de M. Rae, du Commissariat.

« Dlle Émilie Poney, hôtelière, marché de la basse-ville, avec M. McHugh, instituteur, de la Malbaie, qui l’accompagnait.

« On nous informe que la procession de la Fête-Dieu n’aura pas lieu demain, comme elle avait été annoncée au prône dimanche dernier, en conséquence du deuil dans lequel est plongée la ville par suite de l’incendie d’hier au soir. »

Un récit élaboré de la catastrophe, daté de Québec et signé : « Marc-Aurèle, » fut publié dans la Minerve du 18 juin 1846. On peut lire ce même article dans le troisième volume du Répertoire National, où il est signé : « Marc-Aurèle Plamondon. »

M. Plamondon (plus tard le juge Plamondon) était lui-même parmi les spectateurs du diorama Harrisson, et avait failli périr dans le désastre du 12 juin. Son récit est très détaillé.

Dix ans après l’incendie du théâtre Saint-Louis, on en parlait encore souvent à Québec, dans les conversations. Le temps, qui efface tout de la mémoire des hommes, sem

blait respecter ce lugubre souvenir. Mais, peu à peu, la loi inexorable reprit son empire, et l’horrible catastrophe du 12 juin 1846 n’est plus aujourd’hui, pour la population de Québec, qu’un événement lointain que beaucoup ignorent et auquel les plus anciens eux-mêmes ne songent plus.

Après les scènes de désordre qui eurent lieu à Montréal en 1849, le gouvernement songea à faire construire un palais pour le gouverneur-général à Québec, au centre de l’enceinte du fort Saint-Louis. Des plans furent dressés à cet effet, mais le projet n’eut pas de suite[3].

Le 12 mai 1857 eut lieu, au Vieux Château, la cérémonie de l’inauguration solennelle de l’école normale Laval, présidée par M. Chauveau, le fondateur des écoles normales du Bas-Canada. L’élite de la société religieuse, civile et militaire de Québec assistait à cette cérémonie, où figuraient Mgr Baillargeon, alors évêque de Tloa, et presque tout le clergé de la ville, le juge R.-E. Caron, le docteur Morrin, maire de Québec, et tous les membres du Conseil municipal, l’historien F.-X. Garneau, le recteur et plusieurs professeurs de l’université Laval, le grand-vicaire Cazeau, l’abbé Auclair, l’abbé Racine, le P. Beaudry, S. J., les Pères Oblats de Saint-Sauveur, l’abbé Pilote, supérieur du collège de Sainte-Anne, l’abbé Aubry, des Trois-Rivières, des militaires en costume, un grand nombre de dames, l’abbé Horan, le premier principal de l’école normale Laval, MM. les professeurs Toussaint, de Fenouillet, et tous les professeurs et élèves de la nouvelle institution.

Mgr Baillargeon prononça un discours plein de tact et d’à propos qui fut beaucoup remarqué. L’abbé Horan se surpassa, et le bon M. de Fenouillet, dont la mort, loin de sa belle Provence, inspira plus tard de si beaux vers à Octave Crémazie, mort, lui aussi, sur la terre d’exil, — M. de Fenouillet, disons-nous, lut des pages remarquables où se révélait sa double qualité de penseur et d’écrivain.

M. Chauveau était alors à l’apogée de son talent d’orateur. Les lauriers qu’il avait cueillis à Sainte-Foy deux ans auparavant ceignaient encore son front. Le discours qu’il prononça en cette circonstance fut vraiment superbe. Il contenait surtout une période sur l’enseignement de l’histoire du Canada qui fut particulièrement applaudie. Faisant allusion à cet enseignement et au site historique occupé par l’école normale, l’orateur s’écria :

« Et l’histoire ! l’histoire est partout : autour de vous, au-dessus de vous ; du fond de cette vallée, du haut de ces montagnes, elle surgit, elle s’élance et vous crie : me voici !

« Là-bas, dans les méandres capricieux de la rivière Saint-Charles, le Cabir-coubat de Jacques Cartier, est l’endroit même où il vint planter la croix et conférer avec le seigneur Donnacona. Ici, tout près d’ici, sous un orme séculaire que nous avons eu la douleur de voir abattre, la tradition veut que Champlain soit venu planter sa tente. C’est de l’endroit même où nous sommes que M. de Frontenac donna à l’amiral Phipps, par la bouche de ses canons, cette fière réponse que l’histoire n’oubliera jamais. Sous nos remparts s’étendent les plaines où tombèrent Wolfe et Montcalm, où le chevalier de Lévis remporta, l’année suivante, l’immortelle victoire que les citoyens ont voulu rappeler par un monument. Devant nous, sur la côte de Beauport, les souvenirs de batailles non moins héroïques nous rappellent les noms de Longueuil, de Sainte-Hélène, de Juchereau Duchesnay. Là-bas, au pied de cette tour sur laquelle flotte le drapeau britannique, Montgomery et ses soldats tombèrent balayés par la mitraille d’un seul canon qu’avait pointé un artilleur canadien. De l’autre côté, sous ce rocher qui surplombe et sur lequel sont perchés, comme des oiseaux de proie, les canons de la vieille Angleterre, l’intrépide Dambourgès, du haut d’une échelle, le sabre à la main, chassa des maisons où ils s’étaient établis, Arnold et ses troupes. L’histoire est donc partout autour de nous : elle se lève de ces remparts historiques, de ces plaines illustres, elle nous dit : me voici ! »

Après la cérémonie, M. l’abbé Antoine Racine, qui, lui aussi, était alors dans toute la force de son talent oratoire, nous signala particulièrement ce passage du discours de M. Chauveau, qui, du reste, avait enlevé tous les suffrages.

La partie musicale de la cérémonie avait été confiée à un jeune artiste[4] qui s’était entouré d’auxiliaires choisis parmi la fleur de la société de Québec. La fête se termina par le chant de Partant pour la Syrie et de God save the Queen. Au temps de Napoléon III, la romance dite de la reine Hortense n’était jamais oubliée dans les fêtes franco-canadiennes.

Il y eut, le lendemain, à la Salle de Musique, un grand banquet où des discours furent prononcés par MM. Chauveau, Marquette, Lafrance, Ulric-J. Tessier, A.-E. Aubry, le grand-vicaire Cazeau, Marc-Aurèle Plamondon, Sterry Hunt et le docteur Bardy. Tout le monde était en verve. L’abbé Alexandre Taschereau, plus tard Son Éminence le cardinal archevêque de Québec, figurait parmi les invités.

Le Courrier du Canada du 14 mai contenait un article élaboré sur le « banquet des instituteurs et l’organisation des écoles normales » signé « Hector L. Langevin »[5].

Au mois de juillet 1867, M. Chauveau eut avec M. Dunkin une conférence dont le résultat fut la formation du premier cabinet provincial de Québec, sous le régime de la confédération canadienne (15 juillet 1867). Cette conférence eut lieu dans l’aile du Vieux Château qui donnait sur la rue des Carrières.

Revenons un peu sur nos pas.

Une partie de l’ancienne muraille du fort (côté nord, en face de la cour du bureau de poste) fut détruite par l’incendie du 12 juin 1846 ; ce qui restait des vieux murs, au sud, fut démoli en 1854 et remplacé par un mur en ligne droite courant de l’extrémité sud-est de la nouvelle plate-forme[6] à la rue des Carrières. Le corps de garde, de date comparativement récente, fut aussi démoli en 1854.

De 1837 à 1851, le Vieux Château et l’ancien magasin des poudres furent occupés par des bureaux de la corporation de Québec, par le studio d’un artiste-peintre (M. Antoine Plamondon) et par une salle d’archives.

De 1852 à 1855, ils furent laissés à l’usage des ministères ou départements publics. La capitale du Canada-Uni venait d’être transportée de Toronto à Québec : le département des Terres de la Couronne fut installé au rez-de-chaussée, et le département des Travaux publics à l’étage supérieur du Vieux Château ; le département du Régistraire provincial fut placé dans l’ancien magasin des poudres, dont on avait percé le plafond pour y pratiquer un puits de lumière.

La capitale fut transférée de nouveau à Toronto en 1856.

Lors de l’établissement de l’école normale Laval, en 1857, les classes de la nouvelle institution furent installées au château Haldimand, et l’ancien magasin des poudres, — dont on ignorait absolument l’histoire et la destination première, — fut converti en cuisine !

De 1860 à 1865, l’école normale fut tenue rue Dauphine, à la résidence actuelle des RR. PP. Jésuites. Elle avait dû céder la place aux départements publics, revenus de Toronto ; mais elle occupa de nouveau le Vieux Château et ses dépendances en 1866 et jusqu’au printemps de 1892, alors que tout ce qui restait des bâtiments de l’ancien fort Saint-Louis fut cédé à la compagnie de l’hôtel Château Frontenac, pour être rasé.

Les murs du château Haldimand croulèrent sous les yeux des Québecquois sans provoquer d’émotion trop vive. Il n’en fut pas de même de l’antique magasin de l’ingénieur Villeneuve. Bien que personne ne connût l’histoire de cet étrange bâtiment, on soupçonnait qu’il y avait là quelque chose.

Construit vers la fin du dix-septième siècle ; englobé, juste un siècle plus tard, dans des bâtiments qui le tinrent caché pendant cent sept ans, le vieux « magasin » était à peu près ignoré de la ville de Québec quand la démolition du château Haldimand vint révéler son existence au public et livrer aux regards sa massive et solide construction.

On n’y fit guère attention tout d’abord, et la pioche du démolisseur y avait pratiqué de larges trouées lorsque des citoyens influents s’interposèrent et demandèrent au syndicat du Pacifique, tout puissant dans la nouvelle compagnie, de préserver ce curieux bâtiment de la destruction.

La presse se mit de la partie. M. James LeMoine et M. Joly de Lotbinière, entre autres, publièrent dans le Morning Chronicle des lettres intéressantes.

M. LeMoine prétendait, avec raison, que l’ancienne dépendance de l’école normale était bien la Vaulted House, originally a Powder Magazine, dont parlait M. James Thompson, dans son journal du 21 août 1787. De plus, il s’appuyait sur des indications d’un ancien plan du fort Saint-Louis pour conjecturer que ce magasin pouvait bien avoir existé en 1690, lors de l’attaque de Québec par l’amiral Phipps.

De son côté, M. Joly de Lotbinière demandait que le vieux « magasin » fût préservé de la destruction, surtout s’il était prouvé qu’on avait tiré de ses flancs la poudre avec laquelle Frontenac avait fait parler ses canons, et donné au représentant du prince d’Orange la foudroyante réponse répercutée par les échos du grand fleuve et de l’histoire.

Mais il eût fallu dire tout cela plus tôt. Le bâtiment était déjà partiellement démoli ; et l’idée de le réparer et de faire du vieux-neuf ne plaisait pas à tout le monde. Puis, à côté de l’érudit M. LeMoine et du chevaleresque M. de Lotbinière, il y avait d’autres hommes qui ne se laissaient pas émouvoir par tous ces souvenirs étayés d’hypothèses, et poussaient à la démolition. De ce nombre était M. George Stewart, rédacteur en chef du Morning Chronicle, auteur d’une étude sur Frontenac, membre de la Société Royale du Canada, un lettré par conséquent.

Les travaux, cependant, étaient suspendus, et la bataille se continuait dans les journaux, — certain correspondant d’une publication anglaise prétendant que M. Le Moine faisait erreur dans ses conjectures, — lorsque le « syndicat » donna ordre aux démolisseurs de continuer leur œuvre. Ceux-ci ne se firent pas prier, et — la raison du plus fort étant toujours la meilleure, — on trouva que le syndicat avait raison.

Deux ou trois jours avant cette décision, le Courrier du Canada avait publié, sous la signature : « E. Rimbault, » l’article que voici :


« la vétustomanie.


« Je n’ai pas été peu surpris d’apprendre, ces jours derniers, que la démolition de la vieille cuisine de l’école normale Laval était arrêtée, parce qu’il avait plu à quelques personnes, dont je respecte les motifs sans partager leur manière de voir, de représenter à la compagnie du chemin de fer du Pacifique que l’on profanait une relique du passé.

« Tout le monde se fait antiquaire depuis quelque temps. On s’imagine qu’en parlant vieilleries on devient immortel ; et comme on sacrifie à l’amour de la gloriole tout autant qu’à l’amour de la gloire, on a vu des adolescents, désolés de leur jeunesse, rêver sur les vieux murs et professer un respect de convention pour tout ce qui est craqué et lézardé.

« Ne confondez pas, messieurs.

« Les reliques historiques doivent nécessairement se rattacher à quelque fait important ; les reliques artistiques doivent avoir quelque mérite au point de vue de la forme. Or, nous sommes ici en présence d’un vieux bâtiment très laid, qui a peut-être été construit du temps des Français pour y mettre des barils de poudre. Plus tard, on y a mis de la farine, de la viande, des vieux tuyaux et des chaises cassées. Aucun personnage historique n’y a versé son sang ; seulement c’est vieux.

« Eh le rocher voisin est vieux, lui aussi, cela doit suffire.

« Les murs de Lutèce, au temps de Clovis, enserraient la « cité » dans un espace restreint. On les a démolis, et on a bien fait.

« Plus tard, les bull works (boulevards) ou fortifications de Paris nuisirent à la circulation. On les abattit également, sans en rien conserver ; mais on se gardera bien de démolir la porte Saint-Denis, la porte Saint-Martin et la tour Saint-Jacques, qui sont très belles : ce sont des reliques artistiques.

« À Québec, ou semble ignorer que les murs de la ville sont relativement modernes, et que, depuis l’incendie du château Saint-Louis, en 1834, les seuls antiques souvenirs militaires de notre ville sont les vestiges des redoutes françaises du Cap Diamant et le « bastion du bourreau, » situé entre la porte Saint-Jean et la côte du Palais[7].

« Lorsqu’on a démoli les portes Prescott et Hope, on a fait œuvre d’intelligence. Ces portes étaient laides et nullement antiques. Mais on a commis une faute en démolissant la belle porte du Palais, qui était un véritable ornement pour la ville.

« Donc, conservons les reliques historiques et les reliques artistiques : mais à bas les vieux hangars et les vieilles cuisines.

« Quelle idée étrange de vouloir conserver ces horreurs sans nom, sans histoire, simplement parce qu’elles sont vermoulues !

« Pauvre esprit humain, comme il lui est difficile de rester dans le droit sentier ! À côté de l’enthousiasme, il y a l’exaltation ; à côté de la science, il y a le charlatanisme ; à côté du courage, il y a la témérité ; à côté de l’archéologie, il y a la vétustomanie.

« Le mélodieux Lamartine a dit excellemment :

Et l’histoire, écho de la tombe,
N’est que le bruit de ce qui tombe
Sur la route du genre humain.


« La vieille cuisine de l’école normale n’a jamais entendu d’autres bruits que des bruits de casseroles : ce ne sont pas ceux-là qui doivent être répercutés dans nos annales historiques. »

Depuis que ces discussions ont eu lieu, l’auteur de cette étude a non seulement trouvé, dans les archives officielles, les documents émanés de Denonville et de Frontenac que l’on a lus plus haut, mais il a vu un grand nombre de plans, de diverses époques, où le « magasin des poudres, » dans sa position oblique par rapport à la rue des Carrières et avec sa division en deux compartiments, est clairement indiqué, en dedans de la dernière enceinte du fort.

Le « magasin des poudres » construit par le marquis de Denonville en 1685, et le Château Haldimand qui le tenait caché depuis 1785, ont maintenant disparu, et une partie du nouvel hôtel Château Frontenac s’élève sur l’emplacement qu’ils occupaient.

Les démolisseurs ont donné raison à M. Rimbault ; les documents ont donné raison à M. LeMoine, et nos annales historiques ont livré le plus modeste et le plus inoffensif de leurs secrets.

L’emplacement de l’ancien fort Saint-Louis, comprenant la terrasse Durham, le Vieux Château, etc., et formant une superficie totale de 70,000 pieds, a été cédé au gouvernement de la province de Québec par ordre de Son Excellence le gouverneur-général en conseil du 14 février 1871.

Aux termes de l’arrêté du Conseil Privé du 2 février 1892 (Ottawa), de l’arrêté du conseil Exécutif du 5 février 1892 (Québec) et du contrat passé devant M. Jean-Alfred Charlebois, notaire, à Québec, le 10 du même mois, le « Syndicat de l’hôtel Château Frontenac » a fait l’acquisition de la partie sud-ouest du terrain de l’ancien fort, alors occupée par le Vieux Château et ses dépendances (34,683 pieds, — propriété provinciale) ainsi que d’une portion du terrain contigu, au sud, désigné autrefois sous le nom de Jardin du Gouverneur (22 317 pieds, — propriété fédérale), le tout pour la rente de 25 000,00 $.[8]

La propriété de l’hôtel Château Frontenac a donc une superficie totale de 57 000 pieds.

L’emplacement de l’ancien fort où mourut Samuel de Champlain reste vacant, inoccupé, sauf par le beau monument, élevé à la gloire du fondateur de Québec, et appartient en grande partie à la province de Québec.

M. Bruce Price, l’architecte de l’hôtel « Château Frontenac, » a voulu, dans les principales parties de cet édifice, rappeler un château du moyen âge : de là le donjon garni de mâchicoulis, la tour hexagone flanquée d’échauguettes, les toits pointus, les bâtiments aux faîtes inégaux simulant des constructions de dates et de destinations différentes.

D’autre part, les décorations de l’entrée principale, le porche, avec sa gracieuse colonnade et sa voûte cintrée, les motifs d’ornementation du pavillon du campanile, etc., sont de pur style renaissance.

Les parties de l’édifice qui sont de style moyen âge ont elles-mêmes une certaine empreinte renaissance due à la largeur des croisées, — largeur que nécessitait d’ailleurs la destination du bâtiment.

On peut dire que, dans son ensemble, l’architecture du « Château Frontenac » rappelle les constructions de la première période de la renaissance, — période où l’art classique commençait seulement à s’introduire dans le nord de l’Europe et à mêler la grâce de ses formes aux lignes sévères des constructions du moyen âge.


L’hôtel « Château Frontenac »

C’est à cette période artistique que correspond la période historique qui vit Jacques Cartier remonter le fleuve Saint-Laurent, arborer la croix et les lis en face de Stadaconé et révéler l’existence du Canada à la France et au monde civilisé.

M. Bruce Price est un éclectique : il y a dans son « Château » et du moyen âge, et de la renaissance française et de la renaissance allemande.

Si la tour principale du « Château Frontenac » était plus élancée et émergeait de quinze à vingt pieds au-dessus de la corniche de la toiture qui l’avoisine au nord-ouest, le comble de forme conique qui surmonte cette tour paraîtrait mieux proportionné, et l’aspect de tout l’édifice y gagnerait en harmonie et en caractère.

Tel qu’il est, le « Château Frontenac » est une construction des plus remarquables, à cause de l’ampleur et de l’originalité de son style. M. Bruce Price a su déployer dans cette œuvre si rapidement conçue, une hardiesse et un goût auxquels nous ne sommes guère accoutumés sur ce continent.

Dans les décorations de l’intérieur de l’édifice, on voit souvent répétés le blason du chevalier de Montmagny et celui du comte de Frontenac.




Arrêtons-nous ici ; ne pénétrons pas dans ce palais du confort moderne. Ce serait trop nous éloigner du but de cette étude qui est de parler de ce qui n’est plus.

Au point de vue intellectuel et moral, ce qui n’est plus peut être encore quelque chose, et c’est souvent en étudiant le passé que l’on trouve la règle de l’avenir.

Le passé, c’est l’explication de nos mœurs familiales et publiques, c’est le fondement de nos espérances nationales, c’est ce qui nous retiendrait dans le sentier du patriotisme et du devoir si nous étions tentés de mêler nos destinées à celles des peuples venus de tous les coins du monde et dénués d’homogénéité qui habitent la république voisine.

La nation franco-canadienne est de trop noble lignée pour consentir à oublier son histoire, à jeter au feu ses livres de raison, à renoncer au rôle distinct qui lui a été assigné par la Providence sur cette terre d’Amérique. Quelles que soient les éventualités qui nous attendent, gardons le plus longtemps possible les traits caractéristiques des familles canadiennes du dix-septième et du dix-huitième siècles ; restons fidèles à notre génie particulier, n’acceptons que le progrès de bon aloi et montrons-nous jaloux de donner à tous l’exemple de la loyauté, du respect, de la franchise et de l’honneur.



  1. Les portes d’entrée et de sortie donnaient sur l’intérieur du fort. On avait accès au « théâtre » en passant entre le corps de garde et le Vieux Château.
  2. Il y avait une autre porte de sortie, mais d’un accès difficile ; quelques personnes périrent en cherchant une issue de ce côté.
  3. Voir plan 1036 du département des Travaux publics, à Québec.
  4. M. Ernest Gagnon.
  5. L’auteur de cet article (Sir Hector Langevin) fut l’un des hommes politiques qui prirent part à la célèbre « conférence de Québec », inaugurée le 10 octobre 1864, dans laquelle fut élaboré le projet d’union de toutes les provinces anglaises de l’Amérique du Nord. Voici les noms de ces personnages, que l’on a appelés « les pères de la confédération canadienne : »

    Sir Étienne-Paschal Taché, John-A. Macdonald, George-Étienne Cartier, George Brown, A.-T. Galt, J.-C. Chapais, Hector-L. Langevin, T. d’Arcey McGee, A. Campbell, O. Mowat, Wm McDougal, Peter Mitchell et James Cockburn, représentants du Haut et du Bas-Canada (aujourd’hui Ontario et Québec) ;

    Charles Tupper, W.-A. Henry, J. McCully, A. Archibald et R.-B. Dickey, représentants de la Nouvelle-Écosse ;

    S.-Leonard Tilley, P. Mitchell, Charles Fisher, W.-H. Steve, J.-H. Gray, E.-B. Chandler et J.-M. Johnston, représentants du Nouveau-Brunswick ;

    George Coles, T.-H. Havilland, Ed. Palmer, le colonel Grey, A.-A. McDonald, Ed. Whalen et W.-H. Pope, représentants de l’Île-du-Prince-Edouard ;

    Ambrose Shea et B.-T. Carter, représentants de l’île de Terreneuve.

  6. Construite cette même année 1854 par les ordres de l’honorable M. Jean Chabot, ministre des Travaux publics, ainsi qu’il a été dit plus haut.
  7. Les ouvrages en terre qui séparent la ville des faubourgs existaient sous le régime français. Leur revêtement en pierre a été refait vers 1815. La citadelle actuelle a été construite de 1823 à 1832, au prix de vingt-cinq millions de piastres.
  8. Voir le Rapport général du Commissaire des Travaux publics (Québec) pour l’année 1892, pages 97 et 98. L’hôtel appartient maintenant à la société dite The Château Frontenac Company, dont M. Thomas-G. Shaughnessy est le président.