Imprimerie Jaunin Frères (p. 194-210).

xi


Le lendemain, à la pointe du jour. — ce qui ne veut pas dire de très bon matin, puisqu’on était à la fin de novembre — Robert ouvrait la porte de sa forge, le visage défait, pâli par les tourments d’une nuit sans sommeil. Il paraissait réellement abattu. Sans relâche ces paroles de Suzanne le poursuivaient : « ce soir, mon père m’a annoncé que le mariage se fera dans deux mois. » Il n’y allait pas par quatre chemins, Joseph Teppen.

Le pauvre garçon ! Combien il souffrait de cet amour qui s’était niché dans son cœur comme au son d’une fanfare joyeuse, comme l’éclosion d’une fleur rare sous un rayon de soleil ! Il s’était promis d’être fort et sa force s’émiettait, d’être confiant et sa confiance s’évanouissait, lorsqu’il réfléchissait à sa situation et considérait les hommes et les choses sous leur vrai jour. Suzanne succomberait. Le père briserait la volonté de la jeune fille.

Toutefois, quelques instants après, son courage renaissait. Suzanne était vaillante et sincère. Elle lui en avait donné maintes preuves. On n’oserait pas la conduire à l’autel si elle ne voulait pas y aller. Jamais elle ne renoncerait à son amour et, cependant, Joseph Teppen s’opiniâtrait, et le forestier ne manquait pas de séduction.

La veuve Käthel, ainsi que Robert, s’abandonnait aux conjectures les plus opposées. Depuis deux jours elle montait et descendait la gamme de l’espérance et du désespoir. Tous ses projets d’une douce vieillesse s’envolaient, revenaient et repartaient. Suzanne aimait Robert, elle l’avouait bravement. C’était beau cela, très beau, mais, conserverait-elle cette foi, cette énergie sans lesquelles on ne parvient jamais au but qu’on s’est proposé ?

Les deux forgerons, après le déjeuner, se remirent au travail sans échanger beaucoup de paroles, car Robert, dominé par la situation où il se débattait, n’était rien moins que disposé à causer, et Thomas, respectant la douleur qu’il lisait sur le visage de son maître, n’avait aucune envie de rompre ce silence lourd et singulièrement attristant.

Bien qu’il fût déjà près de dix heures, personne ne s’était encore présenté à la forge. Fallait-il attribuer ce fait assez rare au temps sombre et froid qui régnait ? Peut-être. Le vent d’ouest avait succédé à la bise de la veille, et une neige abondante tombait lentement, parfois emportée, par la bourrasque.

Qu’était devenu Jean Schweizerl ? Robert se posait cette question pour la centième fois au moins, lorsque son ouvrier attira son attention par ces mots :

— Tiens ! qu’est-ce que cela peut bien signifier ?

Et, par la porte de la forge entr’ouverte, il montrait à son maître, dans la direction de Thalheim, deux gendarmes et deux messieurs en grand manteau qui venaient de leur côté.

Robert, à son tour, regarda.

Aussitôt une pâleur livide couvrit son visage.

Le marteau qu’il avait à la main s’échappa, et Thomas, que le bruit fit retourner, aperçut non sans-surprise l’étrange émotion qui s’était emparée de Robert.

— Mais, qu’avez-vous donc, mon maître ?

— Rien ! dit-il brusquement.

— Vous êtes si pâle.

— Un malaise passager.

Les gendarmes et les deux autres personnes qu’ils accompagnaient, s’arrêtèrent un instant, au bout du chemin qui, de la voie publique, menait à la forge. Puis ils s’avancèrent enfin vers la maison, qui semblait être le but de leur voyage.

Un moment après, ils étaient dans la forge.

L’horloge de Thalheim sonnait précisément onze heures.

Un des hommes en manteau, parfaitement inconnu à Robert, inspecta d’un œil sévère les deux forgerons, qui avaient cessé leur travail.

Enfin, il dit :

— Quel est celui d’entre vous qui s’appelle Robert Feller ?

Robert fit un pas en avant.

— C’est moi, monsieur. Qu’y a-t-il pour votre service ?

— Vous le demandez ? Au fait, ils sont tous comme cela. Vous allez nous suivre incontinent.

— D’abord, permettez-moi une question, répliqua le forgeron.

— Parlez.

— Qui êtes-vous et pourquoi dois-je vous suivre ?

— Ce n’est pas une, mais deux questions que vous me faites. Néanmoins, je répondrai, à la première seulement : je suis le juge d’instruction de…

— Je ne m’explique pas encore la raison de votre présence ici.

— Ah ! et un sourire équivoque effleura les lèvres du magistrat. Je m’en vais vous l’apprendre, fit-il aussitôt.

Et il lui dit à brûle-pourpoint :

— La rumeur publique vous désigne comme le meurtrier d’Otto Stramm.

— Le meurtrier… d’Otto Stramm ? balbutia Robert, que ces mots étranglaient. Ainsi, Jean Schweizerl avait tenu parole : Le pardon avec le mariage, ou la mort !

— Oui, du forestier Otto Stramm, dont on vient de découvrir le cadavre, il y a deux heures, là-haut, dans le petit bois que traverse le sentier qui, du haut du village, aboutit à la tuilerie Teppen.

— Otto Stramm !… Le cadavre !… murmurait toujours le forgeron, que le juge observait attentivement.

— C’est malheureusement comme je vous le dis. Eh bien, vous allez nous suivre, cette fois ?

— Mais je suis innocent ! s’écria Robert.

Le même sourire reparut sur les lèvres du représentant de la justice. Il connaissait cette innocence-là.

La veuve Feller, attirée par le bruit des voix, entrait dans la forge.

— Eh ! grand Dieu ! fit-elle, que se passe-t-il ? Des gendarmes chez nous ? Qu’y a-t-il ? Que voulez-vous ?

À la vue de son fils, triste et la tête basse, un affreux soupçon pénétra dans l’esprit de la bonne femme.

— Robert, explique-moi donc ce qui arrive ? dit-elle encore.

Le forgeron ne répondit pas.

— Mais qu’as-tu ?

— Rien.

— Sont-ils ici pour toi ?

— Oui !

— Et tu n’as rien fait de mal ?

— Non, mère !

— Ô merci, mon Dieu ! Eh bien, ajouta-t-elle en se tournant vers les quatre hommes, que lui voulez-vous donc ?

Le juge, tout jeune dans ses fonctions, souriait toujours. Cette affaire allait le poser, commencer sa réputation. Le crime aurait un grand retentissement. Le devoir avant tout.

— Femme, reprit-il, je regrette de détruire cette belle confiance que vous avez en votre fils. Tout le village désigne. Robert Feller comme le meurtrier d’Otto Stramm, le forestier.

Käthel ne put retenir un cri :

— D’Otto Stramm ? Oh ! je le pressentais.

— Écrivez, greffier.

— Voyons, quel pressentiment aviez-vous ?

— Rien ! rien ! je n’ai rien dit.

— Gendarmes, en avant !

— Vous n’allez pas me le prendre, n’est-ce pas ?

— Il le faut.

— Robert ! Robert ! Es-tu coupable ? Je t’adjure, par la sainte mémoire de ton père, de dire la vérité !

Le forgeron leva la main droite vers le ciel, et dit :

— Je jure sur ta tête que je suis innocent.

— A la garde de Dieu ! Emmenez-le, hommes féroces ! Les larmes d’une mère retomberont sur vos têtes.

— Bonne femme, dit encore le juge, ému malgré lui, j’espère que votre fils saura bien prouver son innocence. Je le désire pour lui et pour vous. Toutefois, je ne vous cache pas que les faits déjà recueillis par l’enquête sont accablants.

— Et lesquels, mon Dieu ? interrogea la mère, qui luttait en vain contre les soupçons que ces paroles distillaient dans son entendement.

Un enfant si bon et si aimant !

— Une seule question. Où votre fils a-t-il passé sa soirée, hier ?

— Tiens, c’est vrai ! pensa-t-elle.

Robert avait quitté la maison et n’était rentré que bien tard dans la nuit.

Son regard frôla le visage de l’infortuné jeune homme et elle hésita dans sa réponse.

— Vous voyez que j’ai grandement raison d’agir comme je le fais, dit encore le magistrat qui ordonna aux gendarmes d’emmener Robert.

Ils sortirent, laissant la mère éplorée et l’ouvrier Thomas, tout triste, dans la forge silencieuse.


Le matin de ce jour-là on avait effectivement trouvé le cadavre du forestier dans le petit bois près de la mare. Aussitôt le maire, prévenu du crime, avait envoyé un exprès à la ville voisine, et, deux heures après, arrivaient les gendarmes, le magistrat et son greffier.

On parlait de ce crime qui remplissait ces bonnes gens d’épouvante. Ce grand déploiement de la justice avait attiré sur la rue une foule de monde, presque tout le village. Peu à peu, des soupçons s’étaient éveillés, avaient. volé de bouche en bouche, un bruit s’accentuait et, lorsqu’on aperçut la force publique, toutes les lèvres désignaient Robert Feller comme le meurtrier d’Otto Stramm. Oui, c’était cela. Ils se haïssaient. Et tous ces juges d’instruction villageois se rappelaient, avec tous les détails, les divers incidents qui avaient marqué les relations des deux jeunes gens. D’abord, leur première altercation, un dimanche après la messe, à l’auberge de Gaspard Tonder ; puis, le fameux soufflet de la fête, ce qui était dans toutes les mémoires ; enfin, la visite que, la veille au soir, Robert avait faite au forestier, sans qu’on pût, il est vrai, s’en expliquer les motifs. Et, cependant, ceci était très important : leur dernière entrevue. Que s’était-il passé dans la maison du maire Victor Helbing ? Mystère !

Et les imaginations, naturellement, allaient leur train, sans se lasser, fouillant la vie de Robert, discutant ses actes, son amour pour Suzanne Teppen, une des raisons du meurtre, la principale à coup sûr. On était sur la voie ; on n’avait qu’à continuer : et l’un renchérissait sur l’autre, celui-ci sur un troisième, et ainsi de suite, de telle sorte que, au moment où le magistrat parut sur la place, devant la maison d’école, le maire, questionné sur l’opinion de la foule, répondit simplement :

— Tout le monde accuse Robert Féller, mais j’ai peine à le croire.

L’enquête commençait. On se rendit sur le lieu du crime pour procéder à la levée du cadavre. Nous avons vu la justice à la forge de Robert, et, si vous le voulez bien, nous entrons dans la, salle d’école où nous la retrouvons, en présence du corps d’Otto Stramm, dont un médecin légiste vient de faire l’autopsie.

Il était là, étendu sur une table, froid pour toujours. Il n’aurait pas Suzanne, jamais. Cette pensée, involontairement, traversa le cerveau de Robert, qui, à l’aspect du cadavre de son ennemi, resta calme, avec une grande tristesse dans le regard. Mais, aucun symptôme d’horreur, de repentir ou de peur sur le visage du forgeron. Le magistrat en fut tellement surpris qu’il maugréa dans sa moustache blonde :

— Cet homme est un criminel dangereux, ou il est accusé injustement. On ne regarde pas ainsi sa victime.

Plusieurs personnes furent interrogées. Elles dirent ce qu’elles savaient des deux jeunes gens. Leurs dépositions s’accordaient parfaitement : Otto Stramm et Robert se détestaient, ils étaient rivaux, aimaient tous les deux Suzanne Teppen. C’étaient de précieux indices. Les traces du crime, dont le mobile devait être la vengeance, se dessinaient, claires, évidentes. La justice ne s’était pas trompée ; l’opinion publique avait facilité sa tâche. Ayant congédié les témoins, le juge, son greffier à ses côtés écrivant demandes et réponses, s’adressa derechef à Robert :

— Reconnaissez-vous ce cadavre ?

— Oui, c’est celui du forestier Otto Stramm.

— Êtes-vous le meurtrier de cet homme ?

— Non !

— Prenez garde ! La vérité ne reste pas longtemps cachée. Elle finit, tôt ou tard, par éclater au grand jour.

— Je ne la redoute pas, au contraire.

— Vous étiez en mauvais rapports avec votre victime ?

— Pardon, monsieur le juge ! Ce n’est pas ma victime, puisque je nie formellement que j’aie porté une main criminelle sur lui. Quant à nos relations réciproques, j’avoue qu’elles n’étaient pas agréables. Deux fois nous avons échangé de vives paroles ; même, un jour, il a osé me souffleter.

Et, en disant cela, sa voix tremblait.

— On vous représente comme un exalté. Vous n’aimez pas le nouvel ordre de chose établi ; vous haïssez l’Allemagne, votre patrie.

— Ma patrie est l’Alsace où je vis, et la France pour laquelle j’ai combattu.

— Où cela ?

— À Reichshofen.

— Nous arrivons à un sujet délicat. Vous aimez une jeune fille de Thalheim ?

— Je me dispense de répondre.

— Otto Stramm allait quelquefois chez les parents de celle que vous aimez, que votre mère a dû demander en mariage pour vous, mais que le père a refusé de vous donner : d’où votre jalousie, votre haine, dois-je dire, contre le malheureux forestier. Vous voyez que je suis bien renseigné et que vous feriez bien d’avouer franchement la vérité.

— Il est vrai que les visites de Stramm me déplaisaient souverainement. C’est même à cause de cela, je crois, que le jour de la fête de Thalheim je lui rappelai que nos jeunes Alsaciennes sont encore libres de choisir leurs maris.

— Passons. Hier, vous êtes allé chez lui. Pour quelle raison ? La justice est clémente, quand on ne cherche pas à l’égarer. Répondez.

— Ce n’est pas mon secret.

— Expliquez-vous plus clairement.

— Je suis allé chez lui parce qu’on m’en avait prié.

— Qui ?

— Je vous dis que ce n’est pas mon secret.

— À qui est-il ?

— Je ne répondrai pas.

— Greffier, n’oubliez rien.

On vous a entendu parler à voix haute, et, quand vous êtes sorti, vous étiez surexcité. Deux ou trois témoins l’affirment.

— Ils affirment la vérité.

— Ah ! vous l’avouez ?

— J’avoue ce qui est vrai.

— Qu’aviez-vous avec lui ?

— Je suis encore obligé de ne pas vous satisfaire.

— Toujours ce secret ?

— Toujours !

— Il ne concerne pas vos relations avec cette jeune fille ?

— En aucune façon.

— Où avez-vous passé votre soirée ?

— Après le souper, j’ai quitté la maison.

— Où vous êtes-vous rendu ?

— Monsieur, c’est encore le secret.

— Écrivez, écrivez, greffier.

Ce matin, peu après la découverte du cadavre d’Otto Stramm, on a trouvé, dans une mare, l’arme qui a servi à perpétrer le crime. Cette arme, la voici !

Et, de la main, il montra à Robert un fusil qui avait dû séjourner dans la vase, car il était couvert de boue. Le forgeron ne l’avait pas encore aperçu, par la raison bien simple qu’on l’avait tenu caché à ses yeux pour produire un plus grand effet sur lui.

— Le connaissez-vous ? demanda le juge qui ne perdait pas un mouvement du jeune homme.

Robert hésita.

Le magistrat eut un léger sourire.

Il réitéra sa question.

— Oui, répondit Robert, je reconnais ce fusil, il m’appartient.

— Enfin !

— Un mot, monsieur ! L’arme est à moi, mais je suis innocent.

— Pour le moment, l’enquête est terminée, dit l’homme de loi.

Devant la maison d’école les rassemblements ne cessaient pas. On causait très vivement. Les uns étaient pour Robert, d’autres le condamnaient. Un si bon garçon ! — Un caractère exalté ! — Il aimait tant sa mère ! — Il avait trop d’ambition ! — Et simple et serviable ! — Oui, mais si orgueilleux ! — Quelle sotte idée d’aller tuer le forestier ! — La plus belle fille du monde ne vaut pas un coup de fusil. — Ah ! comme il a bien fait, terminaient ses partisans, les Allemands auront peur et leur morgue tombera. Ces dernières paroles se prononçaient tout bas.

Quant à Robert lui-même, enfermé dans la salle de la maison d’école et gardé à vue par l’un des gendarmes, tandis que les représentants de la justice mangeaient un morceau à l’auberge de Gaspard Tonder, Robert songeait tristement à la douleur que cet événement avait sans doute causée à sa mère. Comme elle devait être accablée ! Et Suzanne, sa chère Suzanne, que faisait-elle et que disait-elle ? Le croyait-elle coupable ? Est-ce que l’aimable enfant aurait le courage d’étouffer l’amour qu’elle avait pour lui ? Et cependant, lorsqu’il repassait dans son esprit, tous les faits mis à sa charge, il frémissait : tous l’indiquaient nettement comme l’assassin d’Otto Stramm.

Vers une heure de l’après-midi, le magistrat ordonna aux gendarmes de partir avec Robert pour la ville. Lui et son greffier montèrent ensuite en voiture et s’éloignèrent également. Le forgeron de Thalheim ; quitta le village la mort dans l’âme. Son avenir venait de s’assombrir subitement.

Quand la voiture eut disparu au premier coude de la route, les groupes se dispersèrent en silence, les uns retournant à leurs occupations, et les autres allant continuer leur entretien au cabaret de la Demi-Lune. Depuis le matin, la grande salle de l’auberge ne désemplissait pas : on parlait, on s’animait, les observations se pressaient nombreuses, et, conséquence inévitable, les gosiers s’altéraient.

Mais le vin d’Alsace est aisé à boire dans de pareilles circonstances.