Imprimerie Jaunin Frères (p. 98-121).

vi


Le dernier dimanche de septembre répandait, cette année-là, les rayons d’un soleil encore chaud dans la vallée de Thalheim. C’était la fête du village, ce jour béni en général pour tout le monde, car il est peu de familles qui ne puissent, à la campagne, économiser quelques piécettes blanches pour se procurer un rôti de bœuf, de mouton, ou de cet animal précieux dont saint Antoine faisait ses délices, et un verre de vin. Les plus riches se réunissent parfois autour d’une oie, d’une dinde ou d’un canard dodus, savamment préparés par la cuisinière.

De grand matin, si le temps est clair et sec, on voit, à Thalheim, les hommes en manches de chemise ou en blouse, balayer devant les maisons, blanchies à la chaux, mettre tout en ordre, et, à l’intérieur, les mères aidées de leurs filles, époussettent encore, frottent toujours ; les ustensiles reluisent, les meubles sont brillants, les fenêtres fraîchement lavées, et, dans les armoires, les piles de linge dégagent cette bonne odeur de lessive qui est le souci d’une parfaite ménagère. La veille on a fait des gâteaux dorés, des pains longs et bruns, et, chez les gros paysans, des jambons garnissent la cheminée noire. C’est un régal d’odeurs qui prédispose à la gaieté, et je vous assure que la joie ne fait pas défaut si, à la cave, bien placé sur deux poutres, un tonneau offre son ventre plein au regard du maître de la maison.

On peut bien, parbleu, s’amuser à moins.

La grande rue du village est encombrée de baraques roulantes, et le carrousel, cet éternel plaisir des gamins, a dressé son dôme pointu de toile blanche ; même il arrive parfois qu’à cette heure matinale il jette déjà dans l’air quelques notes bizarres de sa musique barbaresque. Mais, ce n’est qu’un essai, car, en ce jour-là, comme aux autres dimanches, Dieu, c’est-à-dire le prêtre, réclame le respect dû à la religion. Vous certifier que le sermon soit bien écouté, je ne le puis ; vous en savez peut-être plus long que moi à cet égard ; mais, et ici je parle d’expérience, j’ose vous dire que la messe paraît aux fidèles horriblement longue et que lorsqu’éclatent les fioritures musicales de l’Ite missa est, un profond soupir de soulagement s’échappe de maintes poitrines. A tout prendre, ce langage d’église, précédant un bon dîner, est un apéritif excellent et fait trouver le petit vin d’Alsace délicieux !

C’est l’heure attendue, la sortie de l’office ! Les étalages sur la rue découvrent leurs trésors, le carrousel lance ses chevaux de bois, les bateleurs déploient leurs engins, les pauvres aveugles crient leurs souffrances en implorant la pitié, et Gaspard Tonder, le tenancier de la fête, ouvre ses portes qui roulent facilement sur leurs gonds : les réjouissances sont là, nombreuses, variées, pour tous les goûts, tous les âges et pour toutes les bourses. Le gars et la jeune fille, le père et la mère, les vieillards avec leurs souvenirs de joies semblables, et les enfants aussi, à l’exception des malades cloués sur leur lit de douleurs, tous ont une obole plus ou moins grande à sacrifier au plaisir.

Le dîner, cependant, n’est sûrement pas oublié.

D’habitude, ce jour-là, la même table réunissait, depuis longtemps, les deux familles Feller et Schweizerl. Mais, en cette année où se passe notre récit, le papa Teppen en avait dispose autrement. Pour prouver qu’il était reconnaissant de la noble action de Robert, le jeudi soir il s’était présenté à la forge et avait invité la mère et le fils à prendre part au festin qu’il offrait à ses ouvriers. Le Suisse Thomas avait été compris dans l’invitation.

C’avait été une agréable surprise pour Robert. Il pourrait voir Suzanne, librement, causer sans doute avec elle, dans l’intimité d’un bon repas ; puis il espérait bien faire un tour au village, pendant l’après-midi, avec celle qu’il aimait, et qui sait ? peut-être l’enlever dans ses bras au rythme d’une valse tournoyante. Quelle joie ! Et comme son cœur folâtrait ! Le soleil lui semblait radieux, la maison qu’avait laissée son père, coquette sous son toit brun, et les arbres pleins d’un chuchotement amoureux que leurs feuilles jaunissantes se répétaient les unes aux autres.

Le samedi, après avoir fermé la forge, Robert était allé à la Ravine pour expliquer à son vieil ami Jean Schweizerl la raison qui les empêchait de se retrouver chez eux comme ils en avaient coutume. Le bûcheron déclara que la conduite de Teppen était convenable et souhaita au jeune homme une franche gaieté. D’ailleurs, ils se verraient déjà bien après le dîner, à la Demi-Lune de Gaspard Tonder, où il se rendrait, avec Georgette, celle-ci ayant exprimé le désir de voir aussi la fête. Cela réglé, les deux hommes avaient causé un brin, de la coupe de bois, de l’accident arrivé à Teppen et du forestier Otto Stramm, qui se montrait, envers Jean, d’une complaisance parfaite.

— Il sera sans doute chez Gaspard, fit le bûcheron.

— Je ne le désire pas. Sa vue seule gâterait ma joie.

— Toujours le même, Robert.

— Que voulez-vous ? C’est plus fort que moi.

— N’y pense pas, cela vaut mieux.

— Je l’essaie, mais ne réussis pas toujours.

Georgette, assise, près de la fenêtre, écoutait cette conversation, une grande pâleur répandue dans tout son visage. Depuis quelques semaines son père, à la dérobée, l’observait, mais c’était en vain. Il ne comprenait pas.

— L’âge, sans doute ! se disait-il.

Cependant, ce samedi-là, il l’avait interrogée, anxieusement. Dans sa simplicité, il s’imaginait que son enfant n’avait aucune raison sérieuse d’être triste. Puis, l’instant d’après, il se demandait si l’amour n’avait pas battu des ailes autour de cette belle tête de brune dont les yeux noirs semblaient cacher un douloureux mystère. Aussi, lorsque Robert leur eut laissé sa : Bonne nuit, il rapprocha sa chaise de celle de Georgette et lui dit, à brûle-pour point :

— Que penses-tu de Robert Feller ?

Georgette, sans hésiter, répondit :

— C’est un brave jeune homme.

— Tu n’as que cela à me dire ?

— Que désires-tu encore ? J’aime Robert comme j’aurais aimé un frère ; vous êtes des amis, je l’estime.

— Et s’il se mariait ?

— Mais il le fera certainement. Je lui souhaite une bonne et honnête femme.

— Et tu ne voudrais pas être cette femme ?

— Je n’y ai jamais songé.

Et l’entretien en resta là. Jean Schweizerl en savait assez. Georgette n’aimait pas Robert, — elle n’avait pour le forgeron qu’une franche amitié, rien de plus.

Mais alors, pourquoi cette tristesse ?

Dans la chambre commune de la tuilerie Teppen, une vingtaine de personnes avaient pris place autour d’une grande table qui ployait sous le poids des assiettes, des verres, des plats et des bouteilles. A l’une des extrémités trônait Joseph Teppen, ayant à sa droite la veuve Feller, le visage continuellement éclairé d’un bon sourire, et, à sa gauche, sa fille Suzanne, qui sentait, à côté d’elle, Robert, le forgeron de Thalheim, en bel habit sombre, le linge blanc, la joue vermeille, la main tremblante et le regard sérieux. Le reste de la table était occupé par les ouvriers, endimanchés, parmi lesquels se trouvait Thomas, tandis que sa maîtresse de maison Marguerite surveillait et dirigeait les fourneaux, assistée de la servante et de la femme du premier ouvrier.

Le vin coulait largement, car Joseph Teppen aimait qu’en tout on fît bien les choses. Il y allait sincèrement, encourageant de la voix, du geste et de l’exemple. Les invités ne demandaient pas mieux qu’à imiter le patron. Et on mangeait, et on buvait, mais on causait aussi, comme l’on aime à parler quand les plats sont excellents, la nappe blanche, les services superbes et les convives simples et aimables.

Peu à peu Robert, sous le doux regard de Suzanne, perdait cette timidité native qui l’embarrassait toujours auprès de la jeune fille. Il lui rappela les souvenirs de leur jeunesse, alors que, gamin de treize à quatorze ans, il revenait de l’école du village, la petite Suzanne en sa compagnie, ayant sous le bras un abécédaire qui la faisait pleurer. Parfois Georgette était aussi avec eux. Ils allongeaient le chemin, traînaient la jambe, et lui, le plus fort, les taquinait souvent. Puis, d’autres joies, d’autres peines avaient suivi : à sa dix-huitième année, il partait déjà pour se perfectionner dans son état, restait vingt mois absent, et rentrait enfin pour tirer un mauvais numéro à la conscription. Il était joyeux quand même. Soldat ! Devenir soldat ! Et voici la guerre, l’affreuse guerre ; il avait failli y laisser la vie, dans un combat acharné. S’animant tout à coup, il se mit à peindre à grands traits deux ou trois champs de bataille, les incertitudes des pauvres enfants de la France et les tressaillements douloureux de la patrie.

Tout naturellement, Robert s’était de nouveau abandonné à ses pensées attristantes. Comme une ombre recouvrit tous les visages un instant auparavant encore si gais, car le forgeron venait de s’exprimer à voix haute, l’un des ouvriers l’ayant prié de dire quelques mots sur ce sujet qui les intéressait grandement. Tout ce monde qui l’écoutait n’avait pas vécu la vie du fils de la veuve ; néanmoins, lorsque Robert prononçait les noms aimés de patrie, de France et d’Alsace, des douleurs, fugitives comme des éclairs, faisaient frissonner leur âme patriotique.

— Changeons de conversation ! dit tout à coup Joseph Teppen, ce malin qui jetait de l’eau froide sur les garçons de la trempe de Robert Feller.

— Oui, c’est cela, fit la mère du forgeron. Allez-vous voir la fête, Suzanne ?

— Mais, je le crois bien. Nous accompagnez-vous ?

— Hum ! je suis vieille !

— Non, pas cela ! Je veux que vous veniez, ma mère également. Et toi aussi, mon petit père.

— Mon petit père ! Ces enfants, quand ils désirent quelque chose ! Eh bien, j’irai ! La fête n’arrive qu’une fois chaque année.

Ainsi parla le tuilier.

Les ouvriers quittaient la table. La mère de Suzanne, après avoir donné ses ordres à la servante, alla faire un bout de toilette. La veuve Feller la suivit. Quant à Joseph Teppen, il accompagna ses tuiliers devant la maison. De sorte que Robert et Suzanne, pour la première fois en ce jour, se trouvèrent seuls. Quoi se dire qu’ils ne sussent déjà ? Et, cependant, il manquait quelque chose à leur bonheur, car ni l’un ni l’autre n’avaient murmuré aucun aveu. Le jeune homme, calme malgré l’émotion qui le dominait, saisit vivement une des mains de la jeune fille qui, à ce contact, tressaillit : elle leva les yeux, leurs regards se rencontrèrent et ces deux noms, dont l’accent trahissait une émotion profonde, vinrent leur révéler le mystère de leur cœur :

— Suzanne !

— Robert !

Se penchant un peu sur l’épaule de celle qu’il adorait, Robert, de sa voix la plus douce, laissa tomber ces mots dans l’àme attentive de Suzanne :

— Je t’aime, Suzanne !

Elle répondit fermement :

— Robert, je t’aime !

— Pour la vie ! fit le jeune homme.

— Pour la vie ! redit un suave écho.

Joseph Teppen rentrait. Il ne remarqua rien d’anormal dans la contenance des deux jeunes gens, et, cependant, à les voir ainsi, l’un près de l’autre, jeunes et beaux tous deux, une pensée rapide comme l’éclair traversa son cerveau légèrement surexcité par des libations assez copieuses, car le tuilier, à ses heures, faisait honneur au jus de la treille. Cette pensée lui fut désagréable, extrêmement, et à l’instant il regretta son acte de reconnaissance, sa condescendance à l’égard de la famille Feller. Il murmura entre ses dents, trop bas pour être compris des deux personnes que ces paroles auraient pu intéresser :

— Cela ne sera jamais.

Qu’entendait-il par ces mots ?

Mais Joseph Teppen avait dit qu’on irait voir la fête, faire un tour au village ; et il ne rompait point ses promesses, le tuilier de Thalheim.

Il y avait foule à l’auberge de la Demi-Lune, quand les familles Teppen et Feller arrivèrent devant la maison, après avoir jeté un coup d’œil aux diverses curiosités éparpillées tout au long de la rue également pleine d’une cohue houleuse, enfiévrée, assez belle à voir sous ses habits de dimanche, à ce grand soleil d’automne clair, dans cet air calme et serein des jours d’octobre. Ce n’étaient que visages gais, cris de gamins, propos de joyeux gars, rires perlés d’une gracieuse jeune fille. Une mer de coiffes et de chapeaux, aux remous pittoresques, moirés, rouges, noirs, blonds, toutes les couleurs ; les toiles blanches des étalages, les grands tableaux appendus aux devantures des baraques à merveilles, les jeux de toute nature, les appels incessants des bateleurs, dont la voix enrouée creusait la poitrine, les sauteries sur la salle de danse, les chansons des buveurs assoiffés, les tirs aux cibles tournantes, grimaçantes et chantantes, les hercules aux bras d’acier, à la lèvre dédaigneuse devant des poids de deux à trois cents livres, les guignols, les femmes monstres, déployant leurs grâces masculines dans la cambrure de leur torse, les conversations surprises de tous côtés, effets des coups de vin et des coups de soleil, la gaieté des joueurs heureux, la mine longue des victimes du sort, enfin l’éternel chatoiement de tous ces bibelots offerts à l’avidité du public, tout cela et beaucoup d’autres choses que j’oublie formaient bien le spectacle le plus étrange qu’il soit donné à l’œil populaire de contempler, particulièrement dans les campagnes. Et toutes ces personnes en ce jour de liesse oubliaient les peines supportées, les douleurs souffertes, les angoisses de la veille et les soucis du lendemain. Cependant, à un observateur scrupuleux, un fait n’eût pas échappé : comme une tristesse profonde apparaissait, fugitive, sur certains visages, lorsqu’une jeune recrue, en congé, portant l’habit bleu de l’infanterie allemande et la casquette à large bande rouge, venait à passer au milieu des groupes, en compagnie d’un parent ou d’un ami. La honte de la défaite mêlée au plaisir du peuple vaincu. Et les inquiétudes de l’avenir !

Teppen et sa suite pénétrèrent enfin dans l’auberge de Gaspard. Tonder où ils eurent vraiment peine à trouver quelque place. Ils réussirent, toutefois, à se caser dans une petite chambre, à côté de la grande salle, et dont la fenêtre s’ouvrait sur le verger. On dansait ici, sur un plancher battant neuf, construit à cet effet, aux sons d’un orchestre villageois. Par orchestre nous entendons l’accouplement d’un violon, d’une clarinette et d’un cornet à piston ; les éclats de ce dernier, en certains passages, écrasaient les trilles légères du violon ; mais la clarinette criarde voguait presque toujours dans les tons élevés d’une gamme légèrement douteuse. Néanmoins, le talent y était, et ma foi ! il n’en faut pas tant pour faire « danser filles et garçons. »

Joseph Teppen, dont la mauvaise humeur était visible, surveillait Robert d’un œil et de l’autre Suzanne, tandis qu’il prêtait une oreille encore attentive aux exclamations de sa moitié et de la veuve Feller qui s’extasiaient à propos de tout, les bonnes âmes, et aimaient à se rappeler, entre deux observations sur telles ou telles personnes, les souvenirs de leur jeunesse qu’évoquait la fête de cette année-là.

Gaspard Tonder lui-même offrit au tuilier les richesses de sa cave. Celui-ci commanda deux bouteilles d’un vieux bourgogne, le vin des grandes occasions, que le rusé aubergiste tenait en réserve pour les hautes puissances financières, et un exemplaire — Joseph Teppen prononça ce mot — de son meilleur gâteau. Ce qui fut ponctuellement exécuté. Puis, lorsque les lèvres eurent goûté au jus précieux, Robert et Suzanne, profitant traîtreusement d’un instant pendant lequel le père Teppen ne faisait pas attention à eux, s’esquivèrent de la chambrette et se rendirent sur la salle de danse.

Une vingtaine de paires, les visages émérillonnés par les sacrifices à Bacchus et à Terpsichore, les jambes sautillantes, le corps svelte, ayant déjà ce balancement gracieux et modulé qui précède la valse, étaient là, la tête emplie d’idées folles, avec des langueurs dans le regard. Robert, à son arrivée, distingua aussitôt dans un groupe de jeunes gens, le forestier Otto Stramm, frais et souriant, sa longue barbe blonde amoureusement peignée ; à son bras était Georgette Schweizerl, en simple toilette, mais qui ne manquait ni de goût, ni d’originalité. Ses beaux cheveux aux reflets bleuâtres, tombaient sur ses épaules en deux tresses que terminaient un nœud de ruban rose. Elle portait une robe noire qui serrait sa taille élégante.

La danse commença, les paires s’allongèrent et un tournoiement léger suivit les ondulations de la valse. Robert, heureux de presser dans ses bras sa chère Suzanne, ne pensait plus à rien qu’au bonheur de posséder un jour l’être qu’il aimait tant. Si cette destinée devait lui échoir, il serait pour Suzanne le mari le plus dévoué qu’il fût possible d’imaginer. Quand la première fois, il avait écouté son cœur, il n’avait pas songé à la fortune du tuilier. Qu’en aurait-il fait ? Il avait un bon état, quelques économies ; avec du courage, de la santé, son existence pouvait s’écouler tranquille, comme celle de ces fleurs qui, épanouies dans un vallon abrité, ne laissent tomber leurs pétales odorantes qu’au jour fixé pour leur mort.

— Oserais-je vous demander la suivante ? dit tout à coup une voix au milieu des rêves de Robert.

C’était Otto Stramm, qui s’était déjà débarrassé de Georgette en la reconduisant à son père.

La valse était finie.

Suzanne ne pouvait pas refuser.

Robert, alors, quitta la salle, une grosse colère lui ravageant le front. Il serait donc toujours dans son chemin, cet Allemand détesté ?

Il chercha Jean Schweizerl et le trouva bientôt à l’une des tables de la grande chambre, avec Georgette.

— Ah ! vous voilà, fit Robert.

— Oui ! nous sommes ici depuis une demi-heure à peu près. Je t’ai vu passer, il n’y a pas longtemps non plus. Tu avais l’air joyeux.

— Quand vous en saurez la raison.

— Je la devine !

Et il se pencha à l’oreille de Robert qui avait pris place à ses côtés.

— Suzanne, lui dit-il.

— Oui, elle m’aime !

— Tant mieux pour elle et pour toi ! Une brave fille. Puis, Robert, s’adressant à Georgette :

— T’amuses-tu beaucoup ?

— Mais oui.

— Est-il aimable, ton Allemand ?

— Silence, Robert ! fit le vieux bûcheron. Pas d’éclat, que diable !

— Oh ! n’ayez aucune crainte ! Aujourd’hui, j’oublie tout, à moins qu’on ne se montre insolent.

— Bien ! bien !

— Georgette, on entend de nouveau la musique, je t’invite pour cette polka.

— Volontiers, Robert !

— À bientôt, Jean Schweizerl…


Une heure après, le bûcheron et sa fille quittaient la Demi-Lune où étaient encore Teppen, son épouse, Suzanne, la veuve Feller et Robert. Ce dernier paraissait sombre ; sa mère était anxieuse. Décidément, le forestier tournait trop autour de Suzanne. Le tuilier, voyant par là un obstacle au tête-à-tête du forgeron et de son enfant, avait invité Otto Stramm à s’asseoir à leur table. Il ne se l’était pas fait dire deux fois. Beau causeur, doué de cet esprit qu’on trouve dans les voyages, à la table des hôtels, animé du désir de plaire à Joseph Teppen, le forestier réussit parfaitement à captiver les apparentes bonnes grâces du père, de Suzanne, car l’un et l’autre semblaient se convenir depuis longtemps, tant il y avait de prévenances d’une part et d’amabilité d’autre part.

Otto Stramm, c’était visible, n’avait de regards que pour Suzanne ; ses yeux ne pouvaient se détacher d’elle tandis qu’il parlait à Joseph Teppen. Celui-ci souriait finement en observant le forgeron. Quel visage attristé ! La contenance de Robert, seule, trahissait ce que le tuilier avait presque deviné. Il aimait sa fille, c’était certain. Et, alors, pour mettre le pauvre garçon encore plus mal à l’aise, pour lui faire mieux sentir qu’il ne comptait pas dans sa pensée, l’industriel encourageait l’Allemand à danser avec son enfant. Suzanne ne disait mot ; elle était comme sur des charbons ardents, craignant, chaque fois qu’elle s’éloignait avec le forestier, de voir Robert les rejoindre dans la salle et se prendre de querelle avec son rival. Aussi désirait-elle vivement qu’on s’en allât ; mais le père n’était sans doute pas de cet avis, car les bouteilles se succédaient avec un entrain qui faisait la joie de Gaspard Tonder.

Otto Stramm et Suzanne venaient justement de paraître au milieu des danseurs lorsque Robert, qui les avait suivis, s’approcha du forestier et lui dit d’un ton sec, mais avec un tremblement dans la voix :

— Monsieur, savez-vous que vous devenez impertinent en forçant Suzanne Teppen à danser avec vous ?

— Ah ! ça, que me voulez-vous ? Insolent vous-même ! Prenez garde ! on ne me moleste pas deux fois impunément.

— Auriez-vous un gendarme à votre disposition ? Nous sommes en Alsace, je ne le vois que trop, puisque vous êtes là. Mais nos jeunes filles n’ont pas l’habitude de se laisser longtemps importuner par des attentions qui leur déplaisent.

— Robert ! fit Suzanne, comme affolée.

— Eh ! Calmez-vous ! Il faut bien dire à ce monsieur que sa présence n’est pas ici. Ses maîtres ont pu s’emparer de la plaine ; mais nos cœurs sont encore libres. Il est bon qu’il sache cela, lui aussi !

Venez, Suzanne !

À peine avait-il prononcé ces mots que le forestier, perdant également toute mesure, lui donna un soufflet.

Tout le monde tressaillit : l’insulte était grave.

Comme un lion blessé, Robert se redressa de toute sa hauteur, blanc comme un cadavre sortant du tombeau. Il allait peut-être se venger d’une manière terrible, quand Suzanne, comprenant tout le danger de cette scène, se plaça entre les deux rivaux et, d’une voix ferme, elle dit à Robert :

— Robert ! votre bras, nous partons !

Le forgeron, à l’instant, obéit machinalement : il avait, pour ainsi dire, lu dans les yeux de sa Suzel tout l’effroi que cette nouvelle altercation lui inspirait. Pour elle, il se calma, et, en quittant la salle, il se contenta de crier encore à Otto Stramm :

— Au revoir !

Le forestier, à son tour, s’esquiva, ne se fiant pas trop à la sympathie des jeunes gens qui, s’ils n’avaient encore manifesté en aucune manière pour lequel des deux adversaires ils auraient pris parti, se seraient cependant prononcés pour Robert. Il était aimé au village de Thalheim, et on commençait à murmurer contre Otto Stramm, du moins les plus braves, c’est-à-dire les plus indépendants.

Joseph Teppen, de loin, avait tout vu, car, ayant remarqué la sortie de Robert, il avait soupçonné le sentiment qui le poussait sur les pas du forestier et de sa fille, et avait suivi le jeune homme. Le tuilier trouvait que la chose allait trop loin, et il se promit d’y mettre un terme. Aussi, étant rentré dans la chambre deux ou trois secondes avant Robert et Suzanne, il dit à sa femme, d’un ton qui ne souffrait pas de réplique :

— Cette fois, nous partons !

Robert fut de cet avis, naturellement ; toutefois, il garda le silence. Sa journée était gâtée ! Et toujours par la même cause : l’ennemi ! Oh ! quelle colère sous son front pâte qu’avaient effleuré les aveux de Suzanne et la main du rival odieux !

Il espérait bien reconduire celle qu’il aimait jusqu’à la tuilerie, mais Teppen était plus habile que lui. Au lieu de prendre le sentier qui, du haut du village, aboutissait à son habitation, le père de Suzanne descendit la rue de Thalheim, et, arrivé devant la forge, il ne fit aucune difficulté pour accepter le verre de vin que Käthel leur offrait de si bon cœur. C’est d’ailleurs ce qu’il avait attendu. Ils entrèrent donc. Mais le tuilier ne pouvait rester bien longtemps. Au bout de quelques instants, prétextant la nuit qui tombait, il se leva pour partir. Sa femme et Suzanne l’imitèrent. Robert voulait les accompagner. Joseph Teppen lui dit brusquement :

— Non, merci, pas la peine ! En moins de rien nous sommes à la maison.

Là-dessus ils se séparèrent en se souhaitant réciproquement une bonne nuit, les deux jeunes gens sentant comme un grand mal inconnu s’installer dans leur cœur d’où quelques heures auparavant s’échappait l’hymne éternel de l’amour, et, ici, de l’amour pur, unique, immense !

Robert les regarda s’éloigner, les lèvres serrées, le front triste. Il avait cru saisir le sens de ce refus. L’avenir lui parut sombre, comme la nuit qui s’avançait, emplie encore des bruits de la fête, de la musique du carrousel et de la danse, du brouhaha d’une foule toujours en mouvement. Il passa furtivement une main sur ses yeux que troublait une larme d’angoisse, et, son ouvrier arrivant à ce moment, ils retournèrent auprès de la mère qui apprit, non sans émotion, les divers incidents de cette journée. La bonne femme ! Cependant, elle ne s’inquiéta pas grandement des appréhensions de Robert. Suzanne aimait son garçon. Elle connaissait le caractère de la fille de son amie. Le bonheur de ces enfants n’était déjà plus une chimère.