Imprimerie Jaunin Frères (p. 44-62).

III


Nous avons dit plus haut que Robert sortait rarement pendant les six jours de la semaine consacrés au travail, à moins que le calme du soir ne l’invitât à faire une courte promenade du côté de la tuilerie. Non pas que le fils de la veuve refusât de prendre un verre de vin à l’auberge de la Demi-Lune, chez Gaspard Tonder, non, pas cela, car, pour être un bon forgeron, il faut savoir aussi, à l’occasion, rendre honneur à Bacchus. De plus, Robert, comme tout Alsacien, professait un vrai respect pour les crûs dorés du pays natal. Mais, en brave ouvrier qu’il était, il eût regretté le temps perdu, n’ignorant pas qu’un verre en amène un autre, une parole une deuxième, et qu’ainsi, de fil en aiguille, on passe des après-midi entières, les coudes sur la table et la langue en branle. Et puis, il aimait trop profondément sa mère pour lui causer le moindre chagrin, car, aux yeux de la vieille femme, le plus grand défaut d’un jeune homme était ce penchant à l’oisiveté, à la vie fainéante, si commun de nos jours, même dans les contrées où l’on devrait songer à l’avenir, en préparant une jeunesse virile et brave.

Malgré cette existence presque solitaire, Robert était mis au courant de la plupart des événements. Pour les faits qui se passaient hors du village, il avait son journal qu’il recevait tous les jours et qu’il lisait le soir, en attendant le souper ; pour ceux qui arrivaient à Thalheim, les pratiques étaient là qui le renseignaient au mieux, sans qu’il en manifestât même le désir. C’est ainsi qu’il apprit la mort tragique d’un compatriote qui, ayant opté pour la France et étant rentré au pays pour faire une visite à ses parents, avait été tué par un gendarme, drame qui produisait une profonde sensation dans la plaine ; de même il sut que le forestier Otto Stramm avait noué des relations avec le père Teppen, et on parlait de cela à tort et à travers, comme c’est l’habitude au village. Cette dernière nouvelle lui fut plus désagréable que les autres, avouons-le. Le sentiment qu’il éprouvait pour Suzanne ne lui laissait plus aucune minute de repos. Il pensait toujours à la blonde jeune fille, et parfois il lui semblait entrevoir, dans le flamboiement de sa forge, un doux visage souriant et un regard bleu.

Comme l’ouvrage augmentait sans cesse, il avait pris un ouvrier de passage, Thomas Fleury, un bon enfant du Jura bernois qui faisait son « tour de France » dans les provinces annexées. Avec Thomas, une vie nouvelle entra dans la forge. Il devint le compagnon, l’ami de Robert.

Toutefois, pour ne pas trop fatiguer la ménagère, le forgeron avait décidé que l’ouvrier prendrait son logis et son entretien ailleurs que chez eux. Mais, quand il eut apprécié l’excellence de cette simple nature, il revint de sa décision volontiers, sa mère lui ayant déclaré que ce surcroît de soins ne l’effrayait pas et qu’elle s’en chargerait avec plaisir, puisque son fils, par là, aurait quelqu’un pour le distraire. Ainsi dit, ainsi fait.

Depuis qu’il aimait Suzanne Teppen, Robert — pourquoi ne l’écririons-nous pas ? — se rendait presque chaque dimanche à l’office du matin. L’église de Thalheim, construite sous le second Empire, est située au sommet d’un petit monticule, dans la partie supérieure du village. On y arrive par un escalier en bois, dont les marches sont parfois dégradées, mais assez praticables. Devant le porche, entre le mur du cimetière et la maison de Dieu, on a planté, de chaque côté du chemin, deux tilleuls dont les branches feuillues, poussées rapidement, offrent leur ombrage aux fidèles, dans les chaleurs de l’été. Lieu dangereux pour plus d’une villageoise, car il est d’habitude, à l’issue du service divin, que les jeunes gens s’arrêtent là et, entre les deux haies qu’ils forment, doit passer le sexe faible, rouge de cette rougeur qu’évoquent des regards plus ou moins curieux, sinon légèrement effrontés.

Ce jour-là, un dimanche du mois d’août, la petite église pouvait à peine contenir tout le monde qui se pressait dans son enceinte. Robert, qui était arrivé un des derniers, aperçut, quelques bancs plus haut que le sien, le forestier Otto Stramm, à côté du maire Victor Helbing, du même âge que le forgeron.

Vous dire si le fils de la veuve comprit un seul mot du sermon n’est pas absolument nécessaire, lorsque vous saurez encore qu’en pénétrant sous la voûte sacrée, il avait remarqué à sa gauche Suzanne Teppen, les joues doucement animées par l’air frais du matin et par la course de la tuilerie à l’église. Vit-elle Robert ? Une femme pourrait nous éclairer à ce sujet. Mais toujours est-il qu’au moment même où il laissa ses regards errer autour de lui, d’un air quasi indifférent, il lui sembla que deux yeux arrêtèrent les siens l’espace d’un instant. Puis, tout retomba à la solennité du lieu.

À la sortie de l’église, les deux rangs de garçons s’alignèrent sous les tilleuls et, tandis que les uns allumaient leur pipe traditionnelle, d’autres, les plus âgés, causaient affaires municipales et récoltes de l’année ; enfin, le reste, ceux de vingt à trente ans, examinaient, dévisageaient, l’un après l’autre, tous les minois des jeunes filles, adorablement embarrassées par cette inspection. Je vous fais grâce des sourires et des coups d’œil qui s’échangent en pareille circonstance.

Robert s’était retiré un peu à l’écart et s’entretenait avec Jean Schweizerl qui, séduit par la soleillée matinale, avait franchi bravement ses deux kilomètres pour assister au service religieux. Une fois n’est pas coutume. Quant à Otto Stramm, il était au milieu d’un groupe de trois ou quatre gars avec le maire, qui lui faisaient la cour, car, bien qu’il représentât l’autorité, peut-être bien à cause de ses fonctions même, il avait déjà trouvé, comme cela se rencontre dans les villes et les villages, des esprits faciles dont le plus grand souci est de vivre « dans le rayonnement du pouvoir. »

Au bout de quelques minutes, lorsque le curé lui-même eut quitté l’église, les groupes se disloquèrent et, à pas lents, mesurés, le monde descendit l’escalier, arriva sur l’unique rue de Thalheim. Vis-à-vis du cimetière, recroquevillée à neuf, l’auberge de Gaspard Tonder offrait sa Demi-Lune blanche sur un fond azur, comme une tentation attirante, à tous les-regards des passants.

Les jeunes gens n’hésitèrent pas. Machinalement ils prirent à gauche et bientôt la grande salle du bas fut pleine de cette cohue endimanchée, plutôt triste que gaie, quoique le ciel n’eût aucun nuage et que plus d’une belle fille eût répondu par un aimable sourire à un mystérieux coup d’œil. Au village du Dieu de l’église on passe assez facilement au dieu de l’auberge.

Otto Stramm avait suivi, avec le maire Victor Helbing, et par politesse on lui réserva la première place au bout de la table. Pas loin de lui, Robert Feller, son ouvrier et quelques garçons, sur lesquels, à l’occasion, il pouvait compter, car bien que très peu communicatif et vivant d’une vie isolée, Robert n’en était pas moins aimé de plusieurs : on admirait sa conduite envers sa mère et, tout bas, on se disait qu’il pensait aussi à la France. Quand ce mot effleurait certaines lèvres, comme un frisson, presque imperceptible, les agitait. Souvenir que les années n’effacent pas et qui s’impriment profondément dans les cœurs, aux pays annexés !

La conversation devint générale pendant que Gaspard servait tout le monde, chacun selon ses goûts ; à celui-ci l’absinthe opaline, à celui-là le bitter ferrugineux, à un troisième un vermouth frelaté. Robert avait demandé le petit vin d’Alsace, pour lui et deux ou trois de ses amis, sans oublier Thomas. Jean Schweizerl s’en était déjà retourné avec sa fille.

— Eh bien, disait Otto Stramm à l’aubergiste, avez-vous reçu l’autorisation de danser le jour de la fête de Thalheim, à la Kilbe ?

— Mais oui, grâce à votre protection, M. Stramm. Conrad Nelker, de l’Aigle, en sera jaloux.

— Bah ! son vin ne vaut pas le vôtre, répliqua le forestier.

— Et c’est chez vous que viennent de préférence nos belles filles ! ajouta le maire Victor Helbing avec un sourire narquois.

— À propos de belles filles, riposta Otto Stramm, vous avez l’embarras du choix, à Thalheim. Une vraie guirlande, à la porte de l’église, tout à l’heure !

— Ici, l’air est pur et l’eau claire ! dit encore la première autorité du village.

— Qui est-ce donc que celle qui est sortie une des dernières ? Cheveux aile de corbeau, superbe, malgré la pauvreté apparente de sa simple toilette ? interrogea le forestier, qui avait vu Georgette lors de sa visite à la Ravine, mais affectait de ne pas la connaître, ce qui surprit Robert.

— Parbleu ! c’est Georgette, la fille de Jean Schweizerl, le bûcheron.

— Ah ! Et n’a-t-elle pas d’amoureux ? demanda derechef l’employé de l’administration des forêts.

Tous les regards, à cette question, se portèrent sur le forgeron ; mais, ce dernier ne s’en aperçut pas, ou bien ne voulut pas s’en apercevoir.

— Vous ne répondez pas ! insista Otto Stramm.

— On ne lui en connaît point ! fit une voix.

— Une fière luronne, pour la fille d’un pauvre diable. Mais la palme, cependant, revient à Suzanne Teppen. Fréquente-t-elle la danse ?

— Rarement ! Mais, dites donc, M. Stramm, vous allez nous rendre jaloux, s’écria l’un de ses voisins, Jules Seffert, le fils d’un bon cultivateur.

Des éclats de rire saluèrent ces paroles.

— La terre est au Prussien et nos belles filles aussi ! dit Robert d’un ton indigné.

Comme une douche d’eau froide tomba sur tous les esprits.

Pendant un instant, un lourd silence régna dans la salle, au grand chagrin de Gaspard Tonder, l’aubergiste, qui adorait le bruit autour de ses tables, par raison d’état.

Mais le maire, homme intelligent, ne laissant pas toujours voir ce qu’il pensait, chercha à détourner l’attention des jeunes gens par une question au maître d’école, dont la réponse remua encore plus les passions que l’exclamation de Robert.

— Que dit le journal, régent ?

— Il parle d’un bien triste événement.

— Voyons ? Lequel ? A voix haute, s’il te plaît.

— Je ne sais si je dois… Et son regard frôla le forestier, mais si rapidement que seul un œil observateur l’eût remarqué.

— Eh ! eh ! tu piques notre curiosité.

— Nous écoutons ! ajouta Otto Stramm qui voulait se montrer complaisant.

— Oh ! vous le savez déjà sans doute ! Il s’agit de ce pauvre jeune homme, tué par un gendarme allem… par un gendarme.

— Lisez toujours ! cria une voix qu’on reconnut aussitôt pour être celle de Robert Feller.

L’instituteur lut l’article du journal.

« Tout le monde se rappelle la mort tragique de ce jeune Alsacien, de X., qui, ayant opté pour la France, sans doute pour échapper au service militaire, éprouva le besoin de revoir ses parents, pauvres journaliers qui habitent une modeste maison à l’entrée du village. Par une nuit très obscure, il apparut soudain auprès de sa mère malade. Celle-ci lui conseilla de ne pas rester jusqu’au jour, tant elle avait peur. Mais il ne pouvait se résoudre à quitter si vite celle qu’il appelait sa mère et le lieu où s’était écoulée sa jeunesse.

Mal lui en prit. Car, le lendemain, on ne sait trop comment, le bruit se répandit que le jeune homme était de retour. Le soir de ce jour, les abords de la maison étaient surveillés par deux gendarmes, et, au moment où l’infortuné, après avoir dit adieu — un adieu éternel — à ses vieux parents, sortait de chez eux, un des gendarmes le héla aussitôt. Au lieu d’obéir, craignant la prison, il tenta, par une course à travers les champs, d’échapper aux représentants de l’autorité. Ceux-ci se mirent à sa poursuite. L’Alsacien était sur le point de disparaître à la lisière d’un bois, situé à proximité du village, lorsqu’un coup de feu retentit au sein de l’obscurité. Le malheureux tombait raide mort sur le sol humide.

Une enquête s’ensuivit : le gendarme vient d’être acquitté. »

L’instituteur avait terminé sa lecture.

— C’est naturel ! ne put s’empêcher de dire Robert.

— Pourquoi ? demanda Otto Stramm d’un ton provocateur.

— Pourquoi ? Dame ! Un gendarme allemand peut bien tuer un Alsacien. Ce n’est pas un crime. C’est un ennemi de moins. Il y en a encore beaucoup trop pour vous autres.

— Expliquez-vous mieux, vous que je ne connais pas.

— A quoi bon ! Les assassins…

— Misérable ! hurla le forestier, en lui jetant son verre à la tête, lequel, heureusement, alla se briser contre la paroi.

Tout le monde se leva.

— Voyons ! voyons ! s’écria Victor Helbing. Du calme !

— Nous appeler assassins ! répétait Otto Stramm.

— Il n’a pas voulu vous offenser, ajoutait le maire.

— Votre nom ! fit l’employé.

— Oh ! mon nom ? répondit Robert d’un air légèrement railleur. Mon nom ? J’ose bien vous le donner. On m’appelle Robert Feller, le forgeron de Thalheim. Mon père est mort pendant la guerre et moi je me trouvais à Reichshofen.

Là-dessus, le fils de la veuve paya sa consommation et, suivi de son ouvrier Thomas, il sortit de la salle qui fut évacuée à l’instant même.

— N’ajoutez aucune importance à ces paroles ! disait le maire à Otto Stramm. Robert est un bon fils, et il a sa tête à lui. C’est un Français quand même.

— Nous verrons ! nous verrons ! répliqua le forestier, la figure toute bouleversée de l’indignation éprouvée.


Robert, une fois sur la rue, respira plus allègrement. Il ne se reprochait pas sa manière d’agir, et, cependant, il regrettait, au fond, la colère à laquelle il s’était laissé trop facilement aller. Était-il mieux ? L’aimerait-on davantage ? Le père Teppen lui en saurait-il gré ? Et sa mère elle-même, que dirait-elle en apprenant cette scène ?

Thomas, son brave Suisse, marchait à côté de lui, l’oreille basse. Excellent cœur, il ne pouvait s’empêcher d’admirer son jeune maître et trouvait qu’il avait une grande dose de courage pour oser parler ainsi. Que le forestier se fût senti froissé des opinions ouvertement manifestées par Robert, il le comprenait ; néanmoins, ce dernier avait bel et bien raison de blâmer la sentence qui renvoyait le gendarme innocent.

Les deux forgerons arrivèrent bientôt au logis où la mère les reçut avec son sourire habituel. C’était toujours une joie pour elle de voir son beau gars de fils dans un linge blanc comme neige et la taille serrée dans son veston de velours bleu. Et une vraie prestance de soldat ! La moustache fièrement relevée, les yeux clairs et la joue rose !

On dînait bien, cela va de soi, dans la maison de la veuve. Pour être simple, le repas n’en était pas moins appétissant. Et quelle propreté, à cette table de famille ! La nappe brillait, les services étaient luisants, le pain bis savoureux et le pot-au-feu digne d’un gros paysan du temps de Henri iv, le roi populaire pour qui Paris valait bien une messe, bonne ou mauvaise. La mère allait et venait, ne prenant pas le temps de s’asseoir, servait à point, avec plaisir, remplissant les verres du petit vin du pays, ce jour-là seulement.

Par la fenêtre entr’ouverte, on pouvait apercevoir les fleurs du jardin, dont les émanations embaumaient l’air de la chambre, et les fruits du verger qui, sous l’influence bienfaisante du soleil, revêtaient déjà ces nuances brunes et dorées qu’on aime tant à voir. Puis, plus loin, la grande route où passaient, de temps à autre, un piéton fatigué ou un habitant de Thalheim, et, enfin, l’horizon bleuâtre où le ciel et la ligne capricieuse des Vosges confondent leurs teintes azurées.

Robert était encore plus triste, plus silencieux que d’habitude. L’altercation qu’il avait eue avec le forestier ne laissait pas que de l’inquiéter. Sa mère allait peut-être-en souffrir. N’avait-il pas traité les vainqueurs d’assassins ? Et cependant, à bien considérer ce fatal événement, l’autorité était dans son droit. La loi du plus fort est toujours dure pour le faible, mais le sage s’y soumet et attend. Il ne savait pas attendre, lui, Robert ! Il est vrai qu’il avait une autre raison bien puissante pour justifier sa violence. Otto Stramm, lui aussi, avait subi le charme, du moins il le paraissait, de la captivante beauté de Suzanne Teppen. A elle la palme, avait-il dit. Que signifiait cet enthousiasme, sinon l’éveil d’une passion, le commencement d’un amour que le forgeron redoutait ? Et Robert, à cette pensée qu’Otto Stramm pouvait aimer la fille du tuilier et être aimé d’elle, Robert se désolait, et, qu’il le voulût ou non, il sentait comme un mal de mort torturer son pauvre cœur. Il souffrait donc, et sa réponse au forestier, malgré lui, avait trahi sa jalousie naissante.

La mère s’en aperçut aussitôt. Décidément son garçon n’était plus le même. Ce caractère se transformait. Jadis si gai et si ouvert, il était trop morose, trop taciturne pour ne pas lui cacher quelque chose. A quoi fallait-il attribuer ces symptômes qu’elle observait depuis deux ou trois mois ? A l’amour ? Mais Robert lui-même avait avoué, quelques jours auparavant, qu’il ne songeait pas à Georgette. En aimerait-il une autre ? Impossible, puisqu’il ne fréquentait, pour ainsi dire, que le bûcheron Jean Schweizerl. Mais, alors, quelle pouvait donc être la cause de cet état inquiétant ? La veuve ne lui connaissait que des raisons de prendre la vie comme elle se présentait.

Seraient-ce peut-être ses sympathies pour la nationalité perdue qui le tourmentaient ainsi ? Eh simple femme qu’elle était, la mère du forgeron ne le croyait pas. Elle comprenait cependant ces douleurs ; ils en avaient maintes fois causé, le soir, auprès du feu. Mais l’esprit de Käthel n’allait pas si loin. Il faut un peuple ayant sucé, des générations durant, le lait de la liberté, pour enfanter des héroïnes de Sparte, de celles-là qui disent aux fils partant pour les combats : Reviens dessus ou dessous, tué ou vainqueur, en leur remettant le bouclier. La Pologne a eu de ces femmes, mais elles n’étaient pas plébéiennes.

— Qu’avez-vous, mes enfants ? avait demandé la veuve Feller, réunissant, dans cette caressante interrogation, le fils et l’étranger, le maître et l’ouvrier.

— Oh ! pas grand’chose ! répliqua Robert.

— Ah ! tu te décides enfin à parler ! Vraiment je commençais à m’effrayer de ton obstiné silence.

— Voici, mère.

Et, en quelques mots, il lui fit part de ce qui s’était passé à l’auberge.

— Ah ! mon Dieu, s’écria la brave femme, réellement effrayée cette fois. Qu’allons-nous devenir ? Cette terrible guerre a été bien malheureuse pour nous autres habitants de l’Alsace. Nos familles sont, pour ainsi dire, presque toutes en deuil : les unes ont perdu des fils, d’autres des pères, certaines femmes leurs, époux, des jeunes filles leurs fiancés. Et, après toutes les misères vécues, tant d’affronts subis, tant de douleurs souffertes, nous sommes condamnés, nous tous, à rester toujours sur le qui-vive, nous couchant avec la peur, et nous réveillant dans l’incertitude. Avons-nous le cœur haut placé, c’est un crime ; nous soumettons-nous à la force des circonstances, nous passons pour lâches. Nos mères tremblent, nos filles tremblent, nos jeunes gars supportent avec peine la honteuse défaite, et l’ennemi, si nous osons crier, nous impose silence de sa grosse voix colère. Si un mot français nous échappe, nous devenons suspects ; si nous nous recueillons dans notre tristesse, on a l’œil sur nous, parce que l’on s’imagine que nous pleurons la patrie. Est-ce que Dieu a donc créé certains peuples pour être continuellement le jouet des autres ?

— Mère, mère, calme-toi ! Ce n’est rien, je t’assure. Je n’ai pu conserver mon sang-froid ; mais, je pense qu’il ne m’arrivera rien.

— Espérons-le ! fit la veuve. Ce serait un coup trop pénible pour moi.

Je t’en prie, Robert, mon enfant, ajouta-t-elle après un moment de réflexion, modère tes paroles. Tu es un garçon de bon sens, ne te laisse pas dominer par le premier mouvement. Quelquefois il est très mauvais conseiller.

D’ailleurs, que sert de se regimber ? Rien, absolument rien !

— Tu as raison, mère ! Aussi, à d’avenir, je serai sur mes gardes.

Le dîner était terminé. Robert et Thomas se levèrent de table après avoir résolu, d’un commun accord, défaire une promenade jusqu’aux ruines d’un ancien château dont les pans de murs se dressent encore solitaires, au milieu des forêts, derrière Thalheim. La journée, comme nous l’avons dit, était belle, la fraîcheur sous, les hêtres agréable, et, sous le ciel du bon Dieu, sous le ciel de l’Alsace, il y avait un air pur et bleu que la brise descendant des collines parfumait des premières senteurs des fruits mûrissants.