Revue L’Oiseau bleu (p. 130-147).

CHAPITRE X

LE SEIGNEUR DE ROCHELURE EST À SON TOUR DUPÉ.


Le lendemain matin, Jean se présenta devant le seigneur de Rochelure pour recevoir ses instructions. Celui-ci paraissait ennuyé, distrait. Il ne regarda même pas son nouveau receveur en lui donnant des ordres. Jean, au contraire, examinait minutieusement les appartements de son ennemi. Tout de suite, il se demanda : « Où peut-il bien avoir caché la lettre du roi Grolo et la montre enchantée ? Si je pouvais m’en emparer avant mon départ pour la forêt ! »

Un officier entra rapidement. Il parla à voix basse à Rochelure durant quelques instants. Tous deux sortirent. À son retour, le seigneur de Rochelure vint droit à Jean et l’air plus sombre que jamais, lui dit : « Cet imbécile de Louis qui vous envoie pour le remplacer me fait défaut au moment où j’en aurais le plus besoin. Voulez-vous me servir avec discrétion à sa place ?

— Oui, dit Jean ». La grande émotion qu’il éprouvait en face de cet homme qu’il haïssait le rendait laconique.

Rochelure, que Jean, cette fois, pouvait mieux voir, avait peu changé depuis la mémorable entrevue à l’hôtellerie de la forêt. Il était toujours de taille fière et haute. Seul son cynisme avait disparu. Le désappointement, une sorte de colère sourde et triste jetaient comme un voile d’ombre sur ses traits.

« Bien, receveur, dit-il. Vous n’êtes pas bavard et cela me plaît. Ce que je désire, c’est peu de chose, en somme. Vous ne partirez que cette nuit pour la forêt des bûcherons. D’ici à votre départ, vous garderez cette chambre comme si votre vie en dépendait. Je ne puis que vous dire ceci : des papiers et des objets importants s’y trouvent, et j’ai été averti cette nuit, par un génie protecteur de ma famille que ces trésors couraient un danger, ce soir, durant une courte absence que je dois faire. Voyez donc à ce qu’il n’entre personne de suspect, ni surtout à ce qu’on n’approche pas de ce petit meuble, à votre gauche. Vous voyez que je mets, presque sottement, je l’avoue, ma confiance, en vous. Ne la trompez pas et vous serez récompensé richement.

— Comptez sur moi, puissant seigneur, répondit Jean en s’inclinant. Je ferai tout ce que mon devoir me commandera, tout, et au delà de ce que vous désirez, allez ! »

Rochelure eut un geste bref d’approbation et disparut. Un page de la reine Épine l’attendait et l’enjoignait respectueusement de se hâter.

Jean, une fois son ennemi hors de la place, respira mieux. Le vertige l’avait presque gagné tout à l’heure. Mais aussi que d’événements depuis qu’il avait quitté Marc et Paule, ses bons amis reconnaissants et fidèles ! Il s’approcha un moment d’une fenêtre qui donnait sur les jardins particuliers du roi Grolo. Le cœur de Jean battit. Il y apercevait la mignonne princesse Aube. Elle se promenait lentement sur les bords d’un étang où s’ébattaient de beaux cygnes. Elle était vêtue de blanc, des perles luisaient dans ses cheveux, à son cou, à ses bras. Mais quelle mélancolique tristesse ombrait son front, et accompagnait ses gestes rares et doux !



Jean soupira. Il devait quitter son poste délicieux d’observation. Pour l’instant des devoirs très durs l’appelaient ailleurs. L’heure de la tendresse ne sonnait pas encore… C’était celle de la lutte opiniâtre, et lucide.

Jean revint se placer en faction près du bureau du seigneur de Rochelure. Il se croisa les bras. Peu à peu, sa tête se baissa et il se prit à réfléchir longuement. Quelle conduite allait-il tenir ? Que tenterait-il ? Il semblait bien près d’atteindre le but. La lettre du roi et la montre enchantée se trouvaient ici, à sa portée, et il n’avait sans doute que quelques pas à faire pour rentrer en possession de ce qui lui appartenait et lui avait déjà coûté bien cher. Mais où reposaient ces trésors ? Les yeux de Jean parcoururent en tous sens la vaste pièce luxueuse. Tâche ardue et ingrate !… Il lui faudrait fouiller chaque coin, remuer les meubles, déplacer les objets susceptibles de dérober quelque chose à la vue. Ah ! Dieu que ces vilains gestes d’espion lui répugnaient ! S’y résoudrait-il jamais ? Et cependant, non, sûrement non, il ne quitterait cette pièce les mains vides. Cela, il l’avait résolu dès le premier instant… Jean réfléchissait toujours !

La porte s’ouvrit brusquement Rochelure entra.

Quel changement ! Il eut été difficile pour Jean de rencontrer un regard plus rayonnant que celui de son ennemi, une attitude criant plus haut le triomphe, la victoire, une victoire complète, finale, aussi merveilleuse qu’inattendue.

D’un pas vif, Rochelure approchait. Il posa un instant sur les épaules de Jean deux mains frémissantes.

« Hé ! hé ! receveur, vous voyez devant vous un homme heureux ! Enfin, le grand, l’unique, le cher rêve de ma vie, celui pour lequel j’aurais au besoin vendu mon âme au diable, va bientôt s’accomplir. Le roi m’accorde la main de sa fille, de la belle et fière Aube. Dans huit jours les fiançailles seront officielles, et dans un mois… Mais… Ah ? ça, qu’avez-vous, l’ami ? »

Jean chancelait. Tout tournait autour de lui. Il recula avec peine pour atteindre un siège voisin. Il s’y jeta, cachant aussitôt sa figure entre ses mains : « Ô Dieu ! était-ce possible ! La douce princesse promise à cet être perdu de vices, incapable de ressentir le moindre noble sentiment !… » La surprise, la rage, le désappointement, et par-dessus tout une douleur étrange, insoutenable encerclaient de fer son cœur, l’étouffant, le meurtrissant.

Il se remit debout par un suprême effort, tendant jusqu’à les rompre les ressorts de sa volonté. « Non ! se promit-il cela ne sera pas ! Dussé-je tout sacrifier, ma jeunesse, mes espoirs, mon sang, tout, je me mettrai en travers des entreprises de cet ignoble seigneur. »

Ses yeux où luisaient un feu sombre se portèrent sur Rochelure. Il les baissa aussitôt, comprenant tout le danger de son attitude défiante. Rochelure considérait Jean avec étonnement. Il paraissait intrigué. Quel étrange receveur !

« Receveur, gronda-t-il, que signifie toutes vos grimaces ?… Ce n’est pas tout à fait ce qu’il faut, pour la besogne de receveur. Mes bûcherons de la forêt ne feront qu’une bouchée de votre sinistre personnage, si vous vous montrez à eux sous cet aspect. »

Jean approuva. « Vous avez raison, seigneur. Mais je vous assure que cela ne m’est jamais arrivé. Sans doute, votre bonté m’a étourdie, votre grandeur future surtout a fait danser devant moi chacun des objets de la chambre… Mais en présence de mes semblables, allez, j’éprouve tout autre chose… Ah ! continua Jean, d’une voix respectueuse, comment un fier gentilhomme comme vous pourrait-il comprendre quelque chose aux agissements d’un manant tel que moi !

— En effet, répondit sèchement Rochelure. » Il se dirigea vers son bureau. Soudain, il se retourna et fixa de nouveau sur Jean un regard soupçonneux, et qui devint bientôt d’une telle hauteur que le jeune homme en frémit de vexation et de colère. Mais bien maître de lui, extérieurement il ne broncha pas, et Rochelure n’eut devant lui que l’être indolent et sot que lui envoyait son serviteur Louis.

« Receveur, commanda Rochelure, venez ici. »

Jean accourut. « Seigneur ? » dit-il, en s’inclinant. Un coup de cravache lui cingla l’épaule. Il se redressa bien malgré lui.

« Savez-vous, l’ami, que vous ne me revenez guère ?… Je ne m’explique pas pourquoi, par exemple… Mais, dites donc, êtes-vous sot, ou ne l’êtes-vous pas ?… Prenez garde, en tous cas. Si vous me connaissez bien, vous savez que personne ne me brave sans qu’il en coûte. »

Jean tournait puérilement les pouces. Il semblait réfléchir sur tout cela avec beaucoup de peine.

« Suis-je un sot, demandez-vous, Seigneur ? Eh ! comment le saurais-je ?… Vous, qui pourtant y voyez très clair, vous, oh ! mon beau seigneur, n’en savez rien… Mais je suis un honnête garçon… oui, oui !… le vrai fils de mon brave et digne homme de père, qui ne mentait, jamais, qui…

— Assez, assez ! Je n’aime pas lez bavards, je vous l’ai dit déjà. Tenez, versez-moi un peu de champagne. Cela m’aidera à digérer votre sale image. »

Jean s’empressa. Le vin remit l’humeur irritable de Rochelure. Il s’en fit resservir encore et encore. Sa figure s’empourpra. Il se leva et se mit à arpenter la pièce.

« Écoutez, canaille, dit-il tout à coup en s’arrêtant. Il regardait Jean avec attention. Celui-ci, depuis quelques instants, pirouettait à travers la pièce sans faire de bruit. Il riait ou grimaçait, glissant partout des yeux subtils et vifs.

« Paix, rustre, paix, ordonna Rochelure, et regardez un peu de mon côté !… Si vous me servez bien, chez les bûcherons, si vous m’en rapportez beaucoup d’or, je vous récompenserai avec magnificence. Sais-tu ce que je ferai de toi ?… ajouta-t-il familièrement, posant la main sur le bras de Jean, un puissant personnage, va, pour peu que tu le comprennes, un bouffon, l’ami, une sorte de fou royal… avec la liberté de tout dire, de tout faire… et ne recevant d’ordre et de défense que de moi… Ah ! ah ! ah ! l’excellente idée que j’ai là. Et la bienheureuse institution que je ferai revivre grâce à toi. On ne peut mieux désirer que ta trogne, d’abord. Tu as le physique de l’emploi ! La belle tignasse que la tienne !… Et quelle peau !… On en rêverait de ta pelure de singe… Ah ! ah ! ah !… C’est un vrai succès que je vais obtenir à la cour ! Qui sait ! Je devrai peut-être te céder à ma hautaine princesse. Tu es capable, monstre, de lui arracher un sourire, fut-ce de pitié… Et c’est chose rare, va, que les sourires de la belle Aube ! »

Jean se détourna vivement, enfonçant des mains nerveuses dans ses poches. Là ! qu’il aurait giflé avec plaisir l’impertinent Rochelure. Lui ! Oser parler ainsi de l’angélique petite princesse !… Puis, ses yeux brillèrent. L’idée de Rochelure était vraiment ingénieuse. S’il devenait un bouffon, voilà qui pourrait servir ses plans auprès du roi. Mais… mais… pourquoi ne pas profiter tout de suite de cette heureuse inspiration ? Un fou, on venait de le lui dire, pouvait se permettre impunément toutes les audaces.

Jean mit un genou en terre devant son maître. Son attitude se fit reconnaissante.

« J’accepte, noble seigneur, j’accepte avec joie de jouer auprès de vous le rôle de fou. Vous verrez quel fou bien sage, je puis être à l’occasion. Vous verrez. Mais, mettez le comble à vos bontés, permettez-moi d’entrer à l’instant en fonction ? Seigneur, ô mon beau maître, dites, que vous y consentez, dites ? »

Rochelure sourit, pinça l’oreille de Jean et se fit verser une nouvelle coupe de champagne.

« Allons, à ton aise, petit sot. Tu vas au-devant d’horizons, je t’avertis, avec moi, c’est « qui aime bien châtie bien ». Si tu ne marches pas à mon gré, gare ! »

Il fit siffler sa cravache et Jean s’éloigna prudemment. Il reprit sa randonnée à travers la pièce, mais cette fois avec bruit et ostentation. Il ouvrait chaque bahut, déplaçait les chaises, soulevait les objets. Il se trouva tout à coup devant un petit secrétaire d’un travail exquis. Il l’examina quelques instants, poussa plusieurs cris d’admiration, puis tenta de l’ouvrir. Peine inutile ! Toujours pirouettant, riant et fredonnant, il se rendit, près du grand bureau de Rochelure, et sans plus de cérémonie s’empara du trousseau de clefs qui s’y trouvait. Il le secoua, fit au-dessus de quelques clefs des poses magnétiques du plus comique effet, puis en détacha une au hasard. La chance le seconda. Il ouvrit facilement avec cette clef la porte du joli secrétaire. Une exclamation de Rochelure, qui le surveillait du coin de l’œil, l’arrêta soudain.

« Vous dites, maître ? interrogea Jean ».

— Veux-tu bien refermer ce meuble, tu m’embêtes à la fin, indiscret ! »

Jean tressaillit. Dans la voix de Rochelure, il démêlait je ne sais quelle surprise inquiète. « Ah ! ah ! pensa Jean, j’y suis. La lettre et la montre sont ici. Jouons serré. » Il se retourna en riant. « Vous faites erreur, mon beau seigneur, il n’y a rien qui vaille dans ce meuble. Voyez… Mais voyez donc !… Serait-ce cette vieille montre, vieille et plate, plate, plate… ah ! ah ! ah ! on dirait d’une galette de blé que faisait jadis ma bonne vieille mère… Nous n’étions pas riches, seigneur…

Puis, collant la montre sur son oreille. « Et elle ne marche pas ?… Est-ce qu’il y a longtemps, seigneur, dites ? » Rochelure haussa les épaules. « Elle marchait, hier. Elle en a pour huit jours seulement à se foutre du temps, m’a dit la… » Il s’interrompit vivement. Là !… Qu’est-ce qui lui prenait à parler ainsi !

Mais Jean gémissait innocemment sur la montre. « Pauvre vieille montre ! Te voilà dérangée mon chouchou… tu es comme mon esprit, alors. Ah ! viens, viens, ma vieille poulette, viens sur mon cœur. Nous nous consolerons ensemble. »

Rochelure ne put s’empêcher de rire. Mais voyant Jean faire disparaître prestement la montre, il protesta.

« Remets cette montre où tu l’as prise, imbécile, commanda-t-il d’un ton mécontent. »

Jean s’entêta. « Mais pourquoi, mon doux maître ? » Il se redressa. « Est-ce que je ne vaux pas votre meuble, moi ? Eh ! qu’on essaie de me prendre cette montre, maintenant, qu’on essaie !… Même vous, seigneur !…

— Au fait, dit Rochelure qui s’amusait, tu as raison. Un meuble cela brûle, s’enlève, on en force la serrure… tandis qu’un fou comme toi, on passe sans même le voir. Garde la montre ! Mais… que prends-tu encore, audacieux larron ?

— Une enveloppe jaunie, seigneur, où il y a en arrière un beau portrait en cire. Oh ! c’est celui du roi Seigneur, donnez-moi cette enveloppe qui contient le portrait du roi, de notre bon roi Grolo ?

— Ignorant, ce n’est, cela, que le sceau royal. Laisse, laisse. Je te donnerai un véritable portrait, si tu veux. »

Mais Jean s’esclaffait. « Un sceau royal !… C’est un sot, cela… ah ! ah ! ah !… nous formerons la paire, lui et moi… Bravo !

— Cela en fera même trois avec moi, gredin, si je te laisse en possession de cet objet… Il est vrai que d’ici huit jours, grommela-t-il entre les dents, la fée Envie le dit sans puissance… Tiens ! tu prends aussi cette filasse, petit. Cette honnête boucle de cheveux me fut donnée par la plus laide femme du royaume, un soir de ballet de jeunesse folle… Prends-la, va, ah ! ah ! ah !

— Pouah ! fit Jean avec sa plus belle grimace gardez cette horreur jaune, ce que vous me dégoûtez. Mais voilà une épingle qui me plaît… »

En ce moment, on frappa à la porte. Rochelure sursauta.

« Trêve de folies, canaille ! Voici quelqu’un. Mais avant d’ouvrir, retiens bien ceci : je veux te mettre à l’épreuve et te laisser pour huit jours, huit jours seulement, en possession de tout ce que tu m’as pris ici. Mais malheur à toi, manant, si au bout de ce temps tu apparais sans ces objets devant moi… J’aurai ta peau en retour, tu m’entends ? Allons, file maintenant par les jardins, et qu’on ne t’y voie pas trop longtemps.

— Mais, seigneur, dit Jean, de l’air le plus innocent du monde, vous deviez me confier ce soir, la garde de votre chambre et de ces trésors. Il faut bien que je revienne… Vous l’avez oublié.

Rochelure frappa du pied. « Silence, bavard, lourdaud. Je commande ou décommande ici, à volonté. Tu ne reviendras dans cette pièce que dans huit jours… M’as-tu compris ?

— Bien, bien, seigneur, dit Jean. » Il se détourna avec un sourire. Ah ! il ne comprenait que trop bien où se trouvaient en ce moment les trésors de la chambre de Rochelure. La poitrine d’un soi-disant fou les contenait et dorénavant, les garderait bien, aller !

Il ouvrit la porte. Le page favori de la reine Envie se précipita dans la chambre.

« Vite, vite, seigneur de Rochelure, cria-t-il, si vous voulez parler sans témoin à la princesse, suivez-moi. Elle est assise sous les grands ormes du parc et sa dame d’honneur s’est endormie… »

Jean avait pu saisir, heureusement, le message du page. « Allons, dit-il en quittant la chambre, j’y vais moi aussi sous les grands ormes… La princesse ne peut rester sans protection… ah ! ah ! ah ! voilà qu’elle aura celle d’un fou… Mais je vais prendre prudemment par les arbres, la route des oiseaux… de ces êtres sans cervelle comme moi… Eh ! mon beau seigneur de Rochelure, vous ne le savez peut-être pas, mais en ce bas-monde, la folie devient parfois la plus haute sagesse. À nous deux, maintenant, à nous deux, ô ma jolie brute de maître ! »

Tout en grimpant lestement dans un arbre, puis dans un autre, Jean sentait de légères piqûres à l’un de ses doigts. Il y porta les yeux ! Il ne vit que l’étincellement du saphir de sa bague. Il comprit et ses sourcils se froncèrent. « Oui, oui, je vais en ce moment au devant du danger que me prédit la bague de mes amis les gnomes, oui, je le devine. Bah ! arrive que pourra ! La princesse d’abord ! »

Il atteignit les grands ormes. Il s’installa sur une branche très haute d’où il pouvait voir sans être vu.

Pauvre petite princesse !… La tête appuyés sur l’arbre même où se dissimulait Jean, elle pleurait. Elle regardait à son doigt la perle des fiançailles. Elle en détournait la tête avec horreur, mais pour y revenir aussitôt… Hélas ! son malheureux sort n’était que trop réel, ce bijou qui lui brûlait la main en était bien la preuve. Un léger bruit la fit se redresser, hautaine. Rochelure s’inclinait devant elle.

« Princesse, pardonnez-moi de troubler votre retraite. Mais la tentation était au-dessus de mes forces. Comment passer par hasard près d’ici, et ne pas m’approcher, ne pas essayer de cueillir au moins un sourire sur les lèvres de ma belle fiancée… Ce serait le premier ! »

La princesse, les yeux baissée, ne bougeait pas. Seules, ses petites mains tremblaient un peu. Rochelure retint un geste de colère à la vue de l’impression pénible qu’il produisait.

« Nos conventions, seigneur, dit enfin la triste et jolie Aube, ne comporte pas de sourires, je crois,… des larmes plutôt, acheva-t-elle plus bas.

— Princesse, reprocha Rochelure, qui plus que moi désire votre bonheur ?

— Pourquoi… oh ! pourquoi me poursuivre jusqu’ici ? Implorer un peu de solitude, est-ce donc me montrer trop exigeante ?… Ne comprenez-vous pas, seigneur, combien votre vue m’est douloureuse, vous… que j’épouse, afin de voir cesser autour de mon père bien-aimé, la plus odieuse… la plus cruelle… la plus longue des persécutions… Ah ! vous n’aurez même pas la charitable pensée de me laisser… quelques semaines de paix, de silence… avant cette union que je redoute ! »

La princesse s’exprimait avec peine, tordant sans relâche ses mains fines et détournant de plus en plus la tête.

Rochelure se mordait les lèvres de dépit.

« Petite fille insensible et cruelle !… Est-ce donc ainsi que vous devriez m’accueillir ? Vous ne le savez que trop, le sentiment que vous m’inspirez est sincère… ah ! combien sincère, ajouta-t-il avec amertume… En votre présence, je ne me reconnais plus !… Que ne feriez-vous pas de moi, si vous le vouliez ?… Aube, reprit-il, et sa voix devint impérieuse, Aube, regardez-moi, je puis du moins vous prier d’avoir cet égard ?

— De grâce, seigneur, ne me tourmentez pas ainsi !… Éloignez-vous !… À quoi bon un tel entretien ? Et pourquoi m’obligerez-vous à prononcer de dures paroles ?

— Dites-les, dites-les, au contraire. J’accepte tout, plutôt que votre indifférence, cria Rochelure exaspéré par la froideur, non feinte, hélas, de la princesse. Il s’approchait. Il saisissait avec une certaine violence les mains de la pauvre petite fiancée sans défense. Elle poussa un cri.

Alors, soudain, sans qu’un geste ou un mot de plus aient été tentés, Rochelure roulait dans la poussière. Un agresseur tombé subitement du ciel, l’entraînait avec force à distance de la princesse.

Rochelure se dégagea non sans peine et vivement fit face à ce singulier adversaire. Qui était-il ?… Une exclamation de fureur lui échappa en reconnaissant en lui son inepte receveur. Pris d’une rage folle, oubliant tout, la présence de la princesse, celle de la dame d’honneur, qui réveillée, accourait au bruit, il fondit sur son pseudo-serviteur à grands coups du cravaches.



Le pauvre Jean s’abattit bientôt, assommé, la figure en sang, une large blessure à la tempe droite. Rochelure lâcha avec regret sa victime devenue inerte. Il la repoussa du pied avec dédain. Puis, il s’inclina froidement devant la princesse terrifiée.

« Ainsi sera traitée, madame, dit-il, quiconque s’interposera entre vous et moi. Je vous aime, princesse, sachez-le bien, avec ce qu’il y a en moi de meilleur, mais aussi de pire… Souvenez-vous-en, chaque fois que vous tenterez de faire appel à quelque nouveau Don Quichotte ! »

Il s’éloigna lentement, sans tourner une seule fois la tête.

« Ô altesse, altesse, gémit la dame d’honneur, comment avez-vous osé braver ainsi, le plus épris comme le plus distingué des fiancés ?… Et voyez ce qu’il vous en a coûté… Oh ! le pauvre jeune homme !…

Mais la princesse n’entendait guère les doléances de sa dame d’honneur. Agenouillée auprès de son humble défenseur, elle en essuyait doucement, tendrement le visage tuméfié, sanglant. Elle enlevait les lunettes. Elles n’étaient pas brisées, heureusement. Elles avaient protégé les yeux du blessé. La princesse se tourna vers sa dame d’honneur.

« Madame, dit-elle, courez à l’étang voisin, trempez-y ma longue écharpe de soie blanche, puis rapportez-la bien vite. J’en banderai le front du blessé. Vous vous rendrez ensuite au palais pour en ramener ma vieille bonne. À nous trois, nous aviserons sur ce qu’il y a de mieux à faire ici. Mais que mon père, vous entendez, je vous l’ordonne, que mon père ne sache rien de ce pénible accident. »

La dame d’honneur obéit avec une célérité dont on ne l’aurait pas crue capable, tant elle avait paru impressionnée par la terrible scène. Elle disparaissait à peine par une petite porte dérobée du palais, que Jean, enfin, ouvrit les yeux… Oh ! la douce, l’exquise figure, qu’il aperçut, comme dans un rêve, tout près de la sienne. Il referma les yeux. Un sourire transfigura son pâle visage. Oui, c’était bien Aube, sa petite princesse bien-aimée, celle qu’il chérissait dans un coin secret de son cœur, qui le guidait, le veillait. Oh ! courts, mais délicieux instants !

Il se souleva légèrement, les forces lui revenaient. « Princesse, dit-il, avec émotion, pardonnez-moi !… Comme j’ai ridiculement faibli sous vos yeux. »

Puis, voyant des larmes dans les yeux de la bonne petite altesse : « Vous pleurez… il ne faut pas. Je suis si heureux… J’ai un peu souffert pour vous. Mais… dites, êtes-vous vraiment délivrée de… de…

— Oui, oui, de grâce, ne vous inquiétez pas, murmura la princesse en se détournant rougissante.

Les grands yeux expressifs de Jean enveloppaient d’une chaude lumière la mignonne figure d’Aube. Elle s’en troublait un peu. Comme tout cela lui semblait étrange et si doux, si doux ! Qu’était-il donc ce mystérieux chevalier, dont elle aimait la touchante noblesse de cœur ?

Jean comprit les sentiments contradictoires qui agitaient l’âme de la compatissante enfant. Il soupira. Hélas ! ses lèvres devaient demeurer closes encore quelque temps !

Il se remit debout. Sa belle vigueur triomphait de tout. Il ajusta les vilaines lunettes qui faisaient aussitôt de lui un piteux personnage.

La princesse s’appuyait de nouveau sur l’orme néfaste. Elle le regardait, pensive… Jean s’approchait et s’agenouilla devant elle.

« Adieu, princesse, dit-il. Merci du fond du cœur des soins dont vous m’avez entouré et dont j’étais si fort indigne. Mais… et la voix de Jean se fit suppliante, soyez bonne, tout à fait bonne une dernière fois… Laissez-moi conserver l’écharpe de neige qui enveloppe en ce moment mon front meurtri… Elle me rappellera votre royale et exquise condescendance ! Puis, princesse, indiquez-moi, une petite porte où je puisse m’enfuir à l’instant. Il vaut mieux, je vous assure que personne ne me rencontre ici. Ne m’en voulez pas du mystère dont je m’entoure… Un jour, ô jour bienheureux, vous saurez tout !… Oui, tout, princesse adorée de… de tous les cœurs ! » Et Jean, se baissant, saisit le bord soyeux de la robe de la belle Aube, et y posa ses lèvres.

La princesse recula, délicieusement timide ; puis, d’un geste gracieux, elle indiqua à Jean, tout près d’eux, une ouverture habilement pratiquée dans le feuillage.

Quelques secondes plus tard, le jeune homme marchait à grands pas sur une route déserte. Il s’orienta peu à peu. Le crépuscule descendait lorsqu’il frappa, haletant, le corps brisé, mais le cœur ébloui, à la petite maison où l’espéraient sans cesse, Marc et Paule, ses fidèles et discrets amis.