Revue L’Oiseau bleu (p. 68-80).

CHAPITRE V

LE PROFESSEUR INCONNU


Deux ans s’écoulèrent. Jean avait maintenant surmonté la plupart des difficultés. Son esprit avait acquis beaucoup de connaissances, un peu de sagesse. Elle lui était bien utile pour équilibrer les surprises de sa nature ardente, prompte à s’offenser et à réclamer justice, Son corps s’était aussi développé de façon merveilleuse. Les muscles du jeune bûcheron, en s’assouplissant, n’avaient rien perdu de leur vigueur. Il était d’une taille élevée, souple et svelte. Ses traits s’étaient affinés : ses yeux noirs, pleins de feu, rayonnaient d’intelligence. Et quelles belles boucles brunes encadraient sa charmante figure ?… Les gnomes l’observaient souvent à son insu. Ils se réjouissaient de sa fière beauté, de sa robustesse qui n’excluait pas la grâce et la dignité dans les mouvements. Ses professeurs d’escrime, de politesse et de peinture se montraient particulièrement enthousiastes. Ils discouraient sans fin sur le mérite, l’endurance, l’adresse, la puissance de Jean au travail. Ils avaient une façon comique de gonfler leurs petites poitrines et d’arrondir la bouche pour dire : « Jean, notre cher élève ! » Cela aurait fort diverti un spectateur étranger.

Et cependant, malgré l’affection et le dévouement des gnomes, Jean n’était pas heureux. L’ennui mordait de plus en plus à son cœur, à son esprit, à son être tout entier. La monotonie de son existence le déprimait jusqu’au dégoût. Il se jetait souvent morne et désolé, sur son divan. Les yeux fixés aux voûtes grises du souterrain, il rêvait mélancoliquement, des heures et des heures. Il regrettait, il appelait ce dont il était privé. Il avait la hantise du soleil, de la forêt ombreuse et chantante, des bruits, cristallins des sources courant sous les herbes penchées, de la maison de son père où tant de cœurs affectueux souhaitaient son retour… Il avait, cruelle, obsédante, claire, la vision de Blaise malade, se mourant de chagrin loin de lui… « Ah ! Blaise, Blaise, se lamentait-il, je ne te reverrai donc plus ? »… Il lui semblait que son âme ne pourrait supporter jusqu’au bout la fade, la routinière atmosphère du pays des gnomes. Douze longs mois se passeraient donc encore à attendre et à se désespérer. Ciel ! comment finirait cette lutte contre le monstre gris de l’ennui, qui dévorait peu à peu ses forces vives ?

Pauvre, pauvre Jean !…

Longtemps, Jean put cacher aux gnomes les misères de son âme. Mais un jour, la brusquerie de son accueil et la tristesse profonde qu’il mit dans les excuses qu’il présenta, ouvrirent les yeux à son professeur d’escrime. Comme il s’accusa, le pauvre petit vieillard, d’avoir manqué de perspicacité ! Son élève souffrait près de lui et il ne l’avait pas deviné.

— Dis-moi tout, Jean, dit-il en tremblant. Tu n’aurais pas dû enfermer ainsi en ton âme une plaie vive, dont le poison subtil est fatal parfois. L’ennui est un mal profond, vois-tu, tenace et combien sournois. Que de belles âmes y ont succombé !!… Elles ont ensuite fait du trésor de la vie une chose vide, inutile, consacrée à des puérilités dorées ou à d’égoïstes projets.

— Cher maître, soupira Jean, j’aurais craint de paraître ingrat en vous confiant mon mal. Et d’ailleurs qu’y pouviez-vous ? Votre roi sagace a prédit qu’un tel fardeau m’écrasera l’âme. L’heure en est venue, voilà tout. »

Et Jean, penchant la tête, reprit sa morne attitude. Le gnome ne se découragea point. Il s’assit aux pieds de Jean qui avait repris sa place habituelle sur le divan moelleux, garni de coussins d’Orient. Il parla longuement, doucement, avec cette heureuse facilité qui en faisait un orateur persuasif et charmant. Il fit voir tout le danger de cette impatience qu’éprouvait sa jeunesse. Car ce n’était que cela après tout. Jean aspirait trop tôt au changement, aux aventures. Qu’était-ce que douze mois, fussent-ils pénibles à passer, contre toute la vie active et haute que mènerait bientôt leur élève ? Pourrait-il payer trop cher les avantages dont il allait jouir ?…

Le gnome fit tant et si bien qu’il remonta le courage de Jean. Il le quitta décidé à commencer un nouveau tableau. Jean lui avait avoué qu’il n’avait pas touché à ses pinceaux depuis un mois… Puis les visites du bon petit vieillard devinrent quotidiennes et se prolongèrent. Il se faisait accompagner d’un de ses compagnons renommé pour son esprit vif et enjoué. Et parfois, à tous deux, ils arrachaient un sourire au jeune bûcheron. Ils tenaient, à leur grande joie, le mal en échec.

Mais hélas ! une proclamation inattendue du roi des gnomes vint priver Jean de ce réconfort. Tous les sujets du royal petit vieillard furent appelés auprès de lui pour d’importantes séances. Elles devaient durer au moins quinze jours. Force fut aux gnomes d’obéir et sans plus tarder. Leur monarque exigeait la plus grande célérité dans l’accomplissement de ses ordres.

Jean fut atterré. Qu’allait-il devenir durant ces longues heures de solitude ?… « Maître, oh ! maître, se plaignit-il à l’heure de l’adieu, vous me laisserez donc succomber sous le poids de l’ennui ? »

Contre son habitude, le gnome favori de Jean eut un mot sévère. « Jean, dit-il, je ne te comprends plus. Quel démon te possède ! Ne peux-tu retrouver un peu de ta vaillance pour réagir ? Tu ne songes donc pas à nous qui ferions tout pour toi. Tu nous laisses inquiets et tristes. Avons-nous travaillé en vain pour affermir comme pour orner ton âme ? »



Et ceci dit, le gnome, tournant le dos, disparut avec la rapidité de l’éclair. Jean en fut consterné et chagrin, oh ! combien chagrin !

Les reproches mérités du gnome semblèrent cependant aider à Jean durant les huit premiers jours. Il supporta avec patience sa solitude. Mais il n’en fut pas ainsi la semaine suivante. Toutes les formes de l’ennui l’assaillirent de nouveau avec un raffinement inouï. Afin de tromper sa torture, il se mit à peindre avec frénésie… Une nuit, ne pouvant fermer l’œil, il se leva et disposa des matériaux en vue d’une large fresque. Il fut longtemps occupé à ces préparatifs et, un peu las, il se recoucha pour prendre un repos mérité. Il s’assoupit.

Quelques coups frappés à sa porte le tirèrent de ce léger sommeil. Il crut s’être trompé. Il attendit. Les coups se répétèrent, plus forts. Étonné, Jean courut ouvrir. Il ne vit rien d’abord. Mais, se penchant, il aperçut tout près de la porte, souriant, la main tendue, un gnome inconnu.

Jean le fit entrer. « Qui êtes-vous, seigneur, demanda-t-il en lui offrant un siège avec empressement. Je vous remercie de prendre en pitié un pauvre solitaire.

— Tu ne me reconnais pas, Jean ? C’est étrange. Tes professeurs n’ont pas cultivé ta mémoire ? »

Les mots « tes professeurs » rappelèrent tout à Jean. « Ah ! s’exclama-t-il, vous êtes le treizième petit vieillard de la forêt. À mon arrivée, ici, vous vous êtes tenu à l’écart, mystérieux et muet.

— En effet. Mais si je consens à demeurer mystérieux, ne compte plus sur mon mutisme. Ce rôle ne me va pas du tout. J’adore causer. Le choc des mots stimule mon esprit, leur chatoiement me charme, et la musique qu’ils font entendre à mon oreille vaut pour moi toutes les harmonies du monde.

— Eh ! seigneur-gnome, répliqua Jean, on dirait qui vous vous excusez d’être civil et d’y mettre de la grâce… Vous avez tort. Je vous écouterai avec plaisir.

— Tu peins, Jean ? reprit sans façon le gnome inconnu. Il regardait autour de lui, sautillant vivement à travers la chambre. C’était vraiment un vif, aimable et très liant petit vieillard. Peut-être montrait-il de la curiosité plus qu’il n’en fallait. Mais Jean ne songeait pas à s’en offusquer. Il souriait, heureux de cette diversion.

— Oui, je peins, seigneur. Me reconnaissez-vous quelques aptitudes au moins ?

— Eh ! eh ! je ne m’y connais guère en couleurs et en pinceau. Mais ta belle main… et le gnome saisit prestement la main blanche, longue et musclée de Jean, ne peut qu’accomplir des merveilles. Ah !… s’exclama-t-il, en regardant avec attention la paume de cette main… la singulière destinée que la tienne, jeune homme !

— Tiens, tiens, vous connaissez les secrets de la bonne aventure, seigneur-gnome ? Que voyez vous de singulier dans ma main, dites ?

— Tu courras bientôt de grands dangers ; tu seras l’enjeu de forces puissantes et cachées… Mais la victoire finale t’appartiendra, heureux enfant. »

Jean tressaillit. Il se rappelait la prédiction de son pauvre Blaise au moment du départ. C’étaient les paroles mêmes de son frère qu’il entendait pour la seconde fois.

— Et pour ma peine, qu’aurais-je comme récompense, ô minuscule prophète ? fit Jean qui s’amusait.

Il avait rapidement maîtrisé sa surprise. Du reste, bien en vain, car rien n’échappait aux yeux à demi fermés du gnome, un véritable inquisiteur sous son masque de légèreté fantasque.

— Mon ami, chantonna le gnome qui examinait la garde de l’épée de Jean, l’amour d’une belle princesse récompensera, bien au delà de tes mérites, tes travaux et tes luttes. »

Jean se mit à rire, comme il aurait cru ne plus pouvoir le faire. Ce gnome original lui plaisait. Il n’avait, certes, rien d’austère, le petit vieillard. Il incitait autour de lui une note gaie, absente jusque là.

— L’amour, ah ! ah ! ah !… scandait Jean. Seigneur-gnome, qu’est cela ?… Une belle princesse !… Fi donc, elle se moquera de moi. Je ne suis qu’un bûcheron, vous savez !… Allons, cher prophète, trouvez mieux que cela !

— Hein ! cria le petit vieillard, faisant volte-face, que dis-tu ? Tu es fou, petit !… Dédaigner l’amour !… Bah ! comme les temps de la moisson ne sont pas encore venus, garde ton ignorance, ta belle indifférence envers l’une des plus puissantes passions humaines… Mais il me faut te quitter. Je me suis échappé de la séance la plus terne, la plus à dormir debout qu’ait encore tenue notre roi… On ne doit pas remarquer mon absence. Un mot encore, Jean. Si d’ici à huit jours, l’idée te prend de t’enfuir, compte sur moi…

Jean bondit. « Que dites-vous là, seigneur-gnome ?… M’enfuir !… Et vous lancez cela avec une tranquillité… Vous m’épouvantez. Ah ! partez, partez… C’est indigne de me troubler ainsi. Mon âme est déjà trop désemparée. »

Le gnome haussa les épaules. « Des mots, de grands gestes tout cela, petit. De l’inutile mélodrame ! Pourquoi ne t’enfuirais-tu pas, si notre joug est trop dur ?… Cela constitue déjà une excellente raison pour le secouer. Vois-tu, notre roi n’a eu qu’un tort envers toi. La durée de ton exil est trop longue. Trois années !… Là, là, c’est affolant pour ta jeunesse. Abrège cela, petit. Tu ne cours aucun risque, crois-moi.

— « Allez-vous-en, allez-vous-en », ne faisait que répéter Jean. Il s’était voilé la figure de ses mains. Ah ! quel espoir insensé venaient mettre en son cœur les paroles du petit vieillard.

— Jean, retiens bien ceci, reprit le gnome qui entr’ouvrait la porte. Tu entends là ma dernière adjuration. Toutes les nuits, à pareille heure, je frapperai à ta porte. Je n’entrerai pas. Je te laisse la liberté de me suivre ou de ne me pas suivre. Si tu décides affirmativement, recouvre toi d’une large cape et arme-toi de ton épée. Puis, fie-toi à moi pour le reste. »

Le gnome disparut en sautillant, un sinistre sourire au coin des lèvres. Là ! Tout allait bien. Il était accouru au bon moment. Il avait lu, bien lu dans les yeux de Jean, le désir fou, irrésistible de s’évader, coûte que coûte. La solitude complète où il laissait le jeune bûcheron finirait bien l’œuvre néfaste qu’il avait commencée.

« Eh ! eh ! fée Envie, jeta le petit vieillard entre les dents, je vous ai fait cette nuit de l’excellente besogne. Le gnome-espion est certes le plus dévoué de vos serviteurs. Et celui que notre roi appelle « la tentation incarnée » a donné à Jean une leçon dont il va se souvenir. « Le professeur inconnu » n’a pas tardé pour rien à paraître. »

Jean passait maintenant des jours lamentables. Tantôt, à la seule pensée qu’il pourrait, s’il le voulait, recouvrer sa liberté, il était secoué de frissons de joie… Tantôt, au contraire, à la vue de l’ingratitude qu’il témoignerait aux gnomes, ses bienfaiteurs, en quittant le souterrain avant le temps fixé par eux, il tombait dans un abattement profond. Il ne goûtait qu’avec peine la perspective d’une prompte délivrance.

Le soir, il devenait inquiet, impatient. Il doutait de la parole du gnome. Viendrait-il ou ne viendrait-il pas frapper à sa porte ?

Et chaque soir, le bûcheron se trompait. À l’heure dite, des coups discrets s’entendaient… Jean ne bougeait pas. Il était satisfait de cette seule assurance : l’offre du gnome était sincère et il ne dépendait que de lui d’en profiter.

Mais le dernier soir vint. Jean, épuisé par l’affreux combat intérieur du jour, ne se sentait plus aucune énergie… Il demeurait immobile, pauvre loque, à la merci de toute volonté qui se substituerait à la sienne. Aux premiers coups du gnome, cependant, il fut debout. Ses yeux hagards, ses pas incertains faisaient mal à voir… Il s’arrêta près de la porte, tordant misérablement ses mains. Mais, entendant s’éloigner le gnome, il parut brusquement dans le corridor et appela : « Gnome, gnome, reviens, de grâce… » Puis, retournant à sa chambre, il s’affaissa sur un siège.

Le gnome accourut et s’empressa. Il y avait dans ses petits yeux qu’ils baissaient avec peine, une flamme de triomphe. Il tenait sa victime !

« Eh bien, Jean, dit-il doucement, que veut dire ceci ?

— Seigneur-gnome, dit Jean, sans lever les yeux, voulez-vous décider à ma place ?… Je n’en puis plus… Voyez !… Je ne veux ni partir, ni demeurer ici… Si vraiment, vous avez les moyens de me faire sortir du souterrain, disposez de moi, comme vous le feriez d’un enfant. »

Le gnome pressa avec affection la main de Jean, mais se garda bien de prononcer une parole. Vivement il sortit d’un placard un large manteau et en enveloppa le bûcheron. Il grimpa à cet effet sur un bahut. Il s’assura que l’épée de Jean était à son côté. Il sourit, voyant un poignard passé à sa ceinture.

Tous deux s’engagèrent dans le long corridor. Tout au fond, Jean vit le petit vieillard se pencher et soulever une pierre. Un escalier apparut. Ils le descendirent rapidement. Les fugitifs se trouvèrent dans le vaste hall d’entrée. À la grande surprise du gnome, Jean s’arrêta tout à coup.

« Eh ! Jean, cria le petit vieillard, que fais-tu, nous n’avons pas une minute à perdre. Nous sommes près de la salle du trône. On peut venir. »

Jean s’entêta. « Gnome, dit il sèchement, je veux glisser sous la porte de la salle du trône un mot d’excuse à votre roi et quelques paroles de gratitude à mes professeurs. Rien ne saura m’en empêcher. J’avais oublié cet élémentaire devoir de courtoisie. »

Le gnome frappa du pied, s’emporta, menaça, injuria. Rien n’y fit. Le bûcheron écrivait tranquillement… Mais sa main tremblait dans l’ombre.

Enfin, ayant jeté près de la porte sa missive, il se remit en marche.

« Fou, âne buté, triple sot, sale bûcheron, grommelait le gnome, ton imprudence aurait pu coûter cher… Ta reconnaissance intempestive… Ah ! hurla-t-il soudain, en se rejetant en arrière. Malédiction !… Je ne m’étais pas trompé !… Par Satan, nous sommes pris. Vois ! »

La porte dorée s’ouvrait avec hâte et grand bruit. On pouvait croire que la lettre de Jean avait eu cette puissance d’en faire jouer rapidement les gonds. Dans l’embrasure de la porte, resplendissent de clarté, de blancheur, de grâce, couvert de son long manteau d’hermine et entouré de ses gardes, apparaissait le roi des gnomes.

Il étendit vers les fuyards son sceptre d’ivoire et de perles. « N’allez pas plus loin, misérables ! commanda-t-il.

— Viens, viens, chuchota impérieusement à l’oreille de Jean, son compagnon, le gnome. Dégaine, petit… Prouve que tu es en révolte contre les lois arbitraires de ce pays… C’est ta dernière chance. »

Mais Jean n’obéit pas. Il poussa un profond soupir, pencha la tête sur sa poitrine, se drapa dans son manteau et attendit.

Plusieurs des serviteurs du roi coururent à eux. Jean fut ligoté, désarmé, traîné dans la salle du trône. Il n’opposa aucune résistance. Le remords faisait déjà sentir son dard aigu dans son âme. « Une influence diabolique l’avait donc tenu jusque là ?… Qu’avait il fait, grand Dieu, qu’avait-il fait ? »

Son compagnon, au contraire, fit entendre des cris aigus et des jurements. On l’enchaîna. Il s’engloutit dans une cave qui s’entr’ouvrit sous ses pieds.

Le procès de Jean s’instruisit séance tenante. L’étrange procès !… On ignora totalement le coupable. Il demeura perdu, entre ses gardes, dans un coin de la salle.

Devant le roi, on amena, chargés de chaînes, sous lesquelles ils succombaient, les douze professeurs de Jean. Le bûcheron, en les voyant si ignominieusement traités, eut un cri de douleur. Il voulut s’élancer. Ses liens faillirent se rompre. « Sire, sire, gémit-il, en retombant, impuissant, pas eux, mes maîtres bien-aimés, pas eux, n’ont-ils jamais fait autre chose que du bien ! » Son cri se perdit dans le brouhaha qui régnait dans la salle. Des gnomes, par centaines, envahissaient la pièce.