Le faiseur d’hommes et sa formule/XIII

Librairie Félix Juven (p. 230-243).

XIII

M. Brillat-Dessaigne nous retint à déjeuner, mais nous étions tous trop préoccupés pour qu’il nous fût permis de nous attarder à table ; aussi le service fut-il expédié en moins d’une demi-heure. Un appel de sirène groupa ensuite dans la cour centrale tout le personnel mâle de la station. Les dix employés européens formaient une sorte de pelotons hors rang comprenant, je crois vous l’avoir dit déjà, un forgeron, deux mécaniciens, deux électriciens, deux scribes et trois marins dont un timonier, ces derniers constituant tous l’équipage du yacht. Ces dix hommes offraient ceci de précieux dans la circonstance, c’est qu’ils possédaient chacun un fusil de chasse et quelques cartouches. Quant aux deux femmes, bien entendu, elles ne comptaient pas.

Les coolies, eux, étaient exactement au nombre de cent quatre-vingt-quinze. On choisit une vingtaine des leurs pour fournir un poste permanent chargé de la surveillance du mur d’enceinte et de son chemin de ronde. Ce poste prit son service immédiatement, avec pour toutes armes, la hache et le sabre d’abatis, car la douzaine de fusils rapportés du yacht par le portier n’étaient pas en état de servir, et, d’ailleurs, les munitions étaient restées dans la soute aux poudres. Il fut décidé, au reste, que les coolies inoccupés feraient dans la même journée plusieurs voyages au navire afin d’approvisionner d’armes et de cartouches tous les hommes valides et de rapporter quelques boîtes à projectiles destinés à la mitrailleuse placée dans le bastion sud-est, la gueule braquée sur la Table d’Argent.

L’exécution de cet ordre dut malheureusement être ajournée, car un coolie, de garde dans le petit observatoire météorologique, vint tout à coup, la terreur aux yeux, annoncer que les divers sentiers qui rayonnaient à travers les plantations étaient envahis par des masses confuses d’êtres inconfigurés et indescriptibles qui semblaient s’avancer ou plutôt rouler en colonnes profondes vers la muraille sud de la Résidence.

M. Brillat-Dessaigne braqua sa jumelle sur l’ennemi, puis :

— C’est tout un corps d’armée ! fit-il en souriant, et la Table d’Argent en dégorge toujours ; toutes les hauteurs grouillent et fourmillent d’êtres sans nom, dont quelques-uns même sans visage… À Moustier qui s’approchait : « Croyez-vous Moustier, qu’ils ont été assez prolifiques, ces petits neveux de Zoé[1] ! » En attendant ils vont être bien reçus.

Déjà, sur ses ordres, la pompe à vapeur était mise en batterie au pied du mur, à proximité d’un certain nombre de cuves à peu près pleines d’eau que le savant lui-même acheva de remplir avec le contenu d’une bonbonne d’acide sulfurique. Il nous invita alors à monter dans le bastion sud-est d’où nous pourrions suivre tous les incidents de la bataille.

J’ai déjà parlé des qualités gymnastiques de certaines espèces d’immondes à qui leurs soies rigides permettaient de progresser avec une extraordinaire rapidité en pirouettant verticalement à la façon des clowns qui font la roue. Toute l’avant-garde du corps assaillant était formée de ces êtres véloces dont quelques-uns, emportés par leur élan, vinrent s’écraser contre la muraille. D’autres cependant, voyant le péril, réussissaient à s’enlever d’un bond prodigieux qui leur faisait franchir l’obstacle. Mais leur sort ne fut guère plus enviable, car les coolies massés au pied du chemin de ronde les recevaient sur la pointe de leurs sabres. Ils en pourfendirent ainsi plusieurs centaines et les piétinèrent avec des clameurs sauvages.

Un arrêt général se produisit dans les files disséminées parmi les cultures ; puis elles se rallièrent, et se concentrèrent en masses compactes, au hasard des bouquets d’arbustes demeurés debout. Plus près de nous, vers le bas de la pente, le soleil frappa soudain des carapaces micacées qui se mirent à scintiller telle une coulée de pierres précieuses, puis, fugaces, s’abîmèrent dans les flots verts des rizières. Il y eut quelques secondes d’un silence formidable que nul d’entre nous ne se soucia de rompre. Seule ma femme, le front rivé, elle aussi, à une jumelle, me glissa à l’oreille : « Ils attendent le signal du gong. » Elle n’avait pas achevé ces mots qu’une rumeur sourde éclata sur les hauteurs de la Table d’Argent.

La rumeur grandit, s’amplifia, et nous reconnûmes, Yvonne et moi, les coups précipités du gong qui nous avait sauvés naguère de la plus horrible des morts. Alors une tristesse s’abattit sur nous, et je sentis l’épaule de ma femme frissonner contre la mienne. Cependant l’air ne vibrait pas, comme naguère, selon un rythme ample et apaisé. C’était au contraire une succession précipitée de coups secs qui sonnaient la charge. Mais rien ne bougeait dans les plantations où les Immondes s’étaient si bien dissimulés que c’est tout au plus si une palpitation anormale des arbustes ou des tiges décelait leur présence.

Les mugissements du gong s’éteignirent brusquement et, de nouveau, le silence absolu régna. Mais au bout de quelques minutes, le chant grêle et nasillard du biniou s’éleva sur le front du gradin le plus proche. Alors nous vîmes un spectacle étrange, déconcertant, bien fait pour terrifier les coolies qui n’avaient jamais ouï parler de la forêt en marche de Macbeth. La masse entière des tiges et des arbustes restés debout se déplaça, se porta en avant d’un seul mouvement, lent et coordonné ; on eût dit que toutes les cultures de la falaise prenaient vie et s’avançaient à l’assaut de la Résidence.

Moustier laissa échapper une imprécation :

— Du coup ça y est, nos moissons sont flambées ! et se tournant vers M. Brillat-Dessaigne : « Il n’y a plus de ménagements à garder, je mets la pompe en train et dès qu’ils seront à la portée du jet, je…

Le savant l’interrompit d’une exclamation retentissante : « Ça par exemple !… » Et, sans quitter la jumelle des yeux, il désignait, un peu en arrière d’une pépinière en marche, un bipède isolé, à forme humaine, à face de momie, aux jambes tirebouchonnées ou paraissant telles à cause des mille plissures et cassures de leur substance inconsistante : le joueur de biniou, le vieux lémurien !

— Un spectre vivant, ma parole, ricana Moustier.

Le savant continuait de l’examiner à la jumelle.

— Mieux que cela, dit-il, un fossile vivant, mais qui n’a rien à démêler avec la paléontologie… Il faut absolument que nous le capturions sans l’endommager… Vous allez diriger la lance vous-même, mon cher Moustier, vous le ménagerez plus sûrement… épargnez plutôt le bataillon tout entier, on le fera sabrer par les coolies.

Moustier jeta un commandement bref au mécanicien de la pompe. La machine entra en branle, et le chimiste, qui s’était fait monter la lance sur le chemin de ronde, en dirigea le bec sur les assaillants les plus proches, ceux des rizières. Mais ces derniers étaient hors portée et demeuraient d’ailleurs immobiles, tandis que le bataillon du joueur de biniou continuait d’avancer. Parvenu à une quarantaine de mètres de la muraille il s’immobilisa à son tour, l’aile pivota sur le centre par une conversion à gauche, démasquant tout un champ de thé qui se rua en avant au milieu d’un concert des plus sinistres hululements que nous ayons ouïs de notre vie. Mais en même temps un bruit d’eau fusante sillonna l’espace : la pompe commençait son œuvre. Un grand serpent liquide s’élança à la rencontre des assaillants, et l’on vit sa tête écumeuse, promenée de ci, de là, semer la mort dans leurs rangs. Des files entières s’abattaient à demi enterrées sous les arbustes que leurs porteurs laissaient choir dès qu’ils étaient atteints ; d’autres files arrivaient, s’empêtraient dans les branches qui leur barraient le passage, tombaient, se relevaient pour être anéanties à leur tour. Le bataillon du joueur de biniou assistait immobile, stoïque, à ce désastre rythmé en cauchemar sur la plus ahurissante des mélopées.

Des fumées pâles s’élevèrent au-dessus du champ de massacre et une forte odeur de corne brûlée se répandit dans les airs. Une inquiétude commençait à figer le flot des porteurs d’arbustes survivants ; elle se communiqua de file en file, dégénéra en panique, la plupart des nouveaux venus s’empressant de jeter leur fardeau pour rester maîtres de leurs mouvements. Cependant la masse hésitait encore quand apparut au tournant de la muraille une escouade de coolies, sabre au clair, chargés de s’emparer de l’homme fossile.

Alors les rares arbustes demeurés debout s’abattirent d’un seul coup, et tout le centre des assaillants reflua vers les hauteurs.

La pompe ayant cessé de jouer, les coolies s’élancèrent au pas de charge sur le bataillon immobile derrière les rangs duquel s’abritait le joueur de biniou, et déjà ils fonçaient sur les monstres, la lame haute, quand les êtres dissimulés dans les rizières s’épanouirent au-dessus des vagues vertes où ils étaient blottis. Et ils n’étaient plus micacés maintenant, ils rutilaient au soleil, jetaient des flammes rouges, jaunes, émeraudes, bleues, semblaient une malificieuse moisson germée sous la baguette de quelque démon. M. Brillat-Dessaigne battit des mains, ravi, exultant.

— Des mimétistes merveilleux, s’écria-t-il. Ce que nous prenions pour des grains de mica c’était tout simplement l’éclat de leur chromoblastes au repos. Quand ils se sont dissimulés dans les rizières ils en ont pris la teinte verte, et c’est pour cela que nous avions cessé de les apercevoir.

Décontenancés, les coolies s’étaient arrêtés, se demandant apparemment s’ils devaient faire face à ce nouvel ennemi ou battre en retraite. Alors toute la horde gemmée s’ébranla et les chargea comme un seul homme, en pirouettant et en ronflant avec une sauvage frénésie.

La garde impériale entra dans la fournaise, gouailla Moustier.

— Aviez-vous vu déjà de ces êtres, là-bas ? demanda M. Brillat-Dessaigne à ma femme, et sur sa réponse négative, « alors ce doit être des enkystés qui dormaient dans quelque repli de montagne et que les Immondes, arrivés ces jours derniers, auront rappelé à l’existence Dieu sait comment… Au reste voyez-les tituber, ils sont sûrement aveugles et ne se guident que par l’odorat… En tout cas c’est le plus magnifique exemple d’êtres restés adaptés au stade mollusque tout en s’élevant à certaines facultés quasi-humaines. Pour moi, je tiens absolument à m’en procurer quelques échantillons vivants.

Les coolies avaient failli se débander et fuir au moment où arrivaient sur eux ces petits arcs-en-ciel rotatifs. Ils se rallièrent en voyant le premier rang culbuté par un jet de lance habile et tous les êtres qui le composaient s’éteindre aussitôt, joncher le sol d’autant d’outres flasques et ternes : leurs corps morts, leurs corps en forme de sac ovale au centre duquel bâillait et grimaçait, sous des houppes de filaments gluants, une ébauche de figure privée d’yeux. La pompe ayant suspendu son intervention, les monstres reprirent leur ruée fantastique, salués par un Ave Caesar retentissant de Moustier, dont la fastueuse ironie peu soucieuse des chronologies, évoquait tour à tour Waterloo et Byzance. Une véritable haie de pointes acérées les reçut où leurs files successives vinrent s’enferrer jusqu’au moment où un remous produit par l’agglomération des carapaces glissant les unes sur les autres, leur imprima une direction nouvelle, celle du bastion même où nous nous tenions. La pompe alors reprit son office, couchant sur le sol tous ceux qui dédaignaient de fuir ou n’y réussissaient point.

— Nous allons faire une sortie en masse, dit M. Brillat-Dessaigne et tirer quelques coups de fusil pour achever la déroute ; en même temps nous ramènerons les prisonniers.

Sur un ordre bref, l’Alsacien ouvrit à deux battants le grand portail, non sans une mimique affolée, assaisonnée d’histoires de flincot et de Purotins ronchonnées entre ses dents. « Vous allez vous faire ganarder », me jeta-t-il personnellement comme nous sortions à la tête d’une centaine de coolies. Et son pronostic était à peu près juste, car nous avions fait quelques pas à peine le long de la face sud de la muraille, quand une fusillade crépita à quinze cents mètres environ sur notre gauche, à mi-côte de la falaise. Elle dura dix secondes au plus, et toutes les balles passèrent par-dessus nos têtes.

C’était, à n’en pas douter, un second avertissement des Purs. Les Européens, tous munis, comme je viens de le dire, de fusils de chasse et de cartouches à balles, répondirent par un feu de salve sans conviction, l’ennemi restant invisible. Les détonations toutefois accélérèrent la retraite des Immondes qui se repliaient pour de bon cette fois, abandonnant sur le terrain les trois quarts des leurs. Les chromatophores eux-mêmes, finissaient par tourner bride, chargeaient en sens inverse, couleur de terre sur le sol nu, instantanément verts, d’un beau vert végétal sitôt qu’ils arrivaient dans les rizières. Nos coolies en capturèrent quelques-uns.

Seul tenait bon encore le bataillon du joueur de biniou composé de l’espèce la plus humaine des Immondes, ceux de la formule vitelluscuciothentis unguiculatus déjà citée.

Les coolies les massacraient l’un après l’autre, non sans une sorte d’admiration terrifiée pour leur héroïsme, lequel pourtant n’était que le résultat d’une imbécile suggestion greffée sur l’instinct imitatif et collectif de ces êtres dépourvus de toute âme individuelle. Soit dit en passant les héros militaires en qui se spécialise parfois notre type chair à canon, sont, au moment où ils se font tuer en héros, les victimes d’une suggestion analogue.

Cependant, aveugle et sourd — au pied de la lettre — le vieux lémurien continuait à extraire de son biniou tous les nasonnements, toutes les éructations, tous les borborygmes de la plus japonaise des musiques de guerre. L’odorat seul parut l’avertir du resserrement graduel du cercle ennemi, car nous le vîmes tressaillir tout à coup, renifler avec force, le nez en l’air, en chien qui flaire, avec des petites secousses de bas en haut, la tête renversée en arrière, les narines palpitantes. Et il semblait qu’il nous scrutât de son visage mort, mi-calcifié, aux yeux sanieux, excavés, sans regard. Tout à coup il cessa de souffler dans son instrument. Prognathe, son mufle s’allongea, creusant deux trous sinistres sous les pommettes ; la face douloureuse roula dans l’étoupe poissée de la crinière qu’il ramenait sur le front d’un geste désespéré ; sa tête enfin retomba sur son thorax à claire-voie et, docilement il se laissa emmener.

« Toi, mon vieux, ricana M. Brillat-Dessaigne, comme le prisonnier passait sur le front de notre groupe, tu iras prochainement porter de nos nouvelles à nos collègues de l’Académie des sciences de Paris. » Et Moustier, de s’esclaffer.

Une fois de plus j’eus l’impression très nette que les deux chimistes, pour plaisanter comme ils le faisaient, n’avaient pas la moindre conscience du danger suspendu sur leurs têtes. Leur attitude aussi, vis-à-vis des êtres exterminés, participait un peu de ce même dédain ironique impliqué dans l’épithète de réaction de laboratoire dont ils stigmatisaient indistinctement toutes les créatures issues de leurs manipulations. Ils ne montraient, en somme, que des entrailles de fabricants de produits chimiques là où Yvonne et moi écœurés, par l’odeur inanalysable qui émanait du tas coagulé des Immondes, nous percevions en nous les polarisations déprimantes de ce qu’on est convenu d’appeler un état d’âme…

C’est en vertu de cet état d’âme que nous avions fini par nous pencher sur une de ces créatures agonisantes, un jeune selon toute apparence, qu’un coup de sabre avait éventré et renversé, pantelant, aux pieds d’un des siens, son père, sans doute, à qui il avait vainement essayé de faire un rempart de son corps. Sous l’estafilade toute superficielle par où sa vie s’échappait en larges gouttes d’amidon glauque, sa bouche d’enfant balbutiait à vide des supplications ou, peut-être, hoquetait des anathèmes, et ce fut pour nous une chose poignante de saisir au passage, montant du gouffre insondable de ses yeux, le regard de douleur qui rend si pareils, à tous les degrés de l’échelle animale, les visages des êtres qui vont mourir.

  1. Les biologistes appellent « Zoé » l’être qui sort de l’œuf du crabe.