Le faiseur d’hommes et sa formule/VII

Librairie Félix Juven (p. 125-147).

VII

Sitôt levés, nous continuâmes de nous assimiler les aîtres. Un petit Éden décidément cette Résidence, — vous permettez, n’est-ce pas, que je continue à me servir de ce mot « Résidence » plus simple et plus court surtout que l’étiquette scientifique de la station — un petit Éden et comme décor, et comme climat (la chaleur ne dépassait pas 30 degrés), et comme tenue morale. Les rares blancs que nous rencontrons de loin en loin dans les allées du parc paraissent bien un peu surpris de nous voir, mais leur salut n’en devance pas moins le nôtre, et ils passent sans nous poser la moindre question. Du reste ils ont, pour la plupart, des dehors simples d’artisans et je crois reconnaître en eux des électriciens, des mécaniciens, des contremaîtres d’usine, des matelots, des maîtres d’hôtel. Les femmes doivent être excessivement rares, car nous n’en avons rencontré que deux encore, une femme de chambre et une vieille demoiselle qu’on nous dit être une dactylographe. Tout le personnel domestique se compose d’hindous mâles à la majestueuse barbe fleurie, apanage ethnique qui leur vaut les salutations les plus plongeantes de la part des deux Purs effectivement retenus ici par mesure disciplinaire.

Ceux-ci avaient été convaincus d’espionnage, — détail que le portier semblait ignorer, soit dit en passant, — et maintenant, condamnés à demeurer là des mois encore, ils se sentaient comme perdus dans un monde qu’ils ne comprenaient pas, sans contact réel avec des gens qui, peut-être, se défiaient de leur origine suspecte. Eux-mêmes nous avaient fait remarquer la veille que le ton affectueux sur lequel nous les remerciions de s’être chargés de nos bagages leur causait le plus sensible plaisir, car personne, dans la Résidence, ne leur parlait, — sauf le portier, un vrai butor, — et ils ne parlaient à personne.

Du petit bastion occupant à peu près l’angle ouest de la muraille d’enceinte nous découvrions successivement les hautes futaies du parc s’élevant jusqu’aux premiers contreforts du massif volcanique et qui simulaient de loin un tapis vert triangulaire qu’on aurait jeté sur les sinistres rocailles des solfatares ; les bosquets inférieurs, la pelouse au rond-point, la cour centrale, et, plus bas, les deux rochers d’angle de la muraille d’enceinte qui s’élargit progressivement en s’abaissant vers la grève, ses deux extrémités rejoignant les deux jetées rocheuses d’un petit môle naturel.

À l’est, au delà de la muraille, quelques arbres indiquent la route en lacets qui conduit à la Table d’Argent dont le palier nu très visible semble, à cette distance, une plaie livide qui aurait rongé le bord de la forêt. À l’ouest un véritable chaos rocheux fait planer au-dessus de la mer une impression âpre et désolée de fin de continent.

De part et d’autre de la baie, c’est la chevauchée à perte de vue des récifs nord de l’île, un chapelet de roches noires, dos de monstres demi-submergés dont la queue fantastique semble se tordre sous la ruée des flots, car la mer, ici, bouillonne et fume, éjacule des geysers, en panache, en éventails où le soleil vient peindre de délicats et éphémères arcs-en-ciel.

Et, tout à coup, comme nous nous penchions un peu plus au-dessus du redan, le même cri s’échappa de nos deux poitrines gonflées d’allégresse : « Sauvés ! »

Dans un petit port interne que nous n’avions pas aperçu d’abord parce que le bastion en question le surplombait, un joli yacht blanc, dormait sur l’acier rouillé des eaux mortes, l’air un peu mort lui même avec son pont désert et ses cheminées éteintes, l’air d’avoir été laissé là à l’abandon depuis des années. Personne sans doute, à la Résidence, ne se souciait de lui rendre la vie et le mouvement.

Mais nous étions là, nous !… Et comme toutes les émotions ont leur choc en retour, la certitude du salut nous ôta temporairement l’envie de le réaliser, pour nous orienter avec frénésie vers les moyens de pénétration du mystère qui pesait sur l’île.

Dès le lendemain je me fis présenter à M. Moustier, le chef de laboratoire du Démiurge. Son bungalow était situé au haut d’une de ces avenues en berceau, qui, du sommet de la station, rayonnent vers la pelouse centrale, avenues à peu près rectilignes, au sol friable dont la glaise rouge éclate parmi le vert des gazons et fait songer aux entrailles saignantes de quelque gigantesque pastèque. J’avais à peine fait passer ma carte au domestique hindou apparu sous la véranda que celui-ci m’introduisait dans un modeste cabinet de travail où je me trouvai en présence d’un homme de quarante ans, correct et froid d’abord, mais s’animant peu à peu jusqu’à se hausser au ton de l’affabilité la plus exquise. Aujourd’hui encore je revois ses traits distingués, son teint clair et sain, son front de penseur labouré de rides précoces. Il avait l’œil glauque, l’œil des races du nord-européen, un œil qui semble regarder en dedans mais qui jamais ne fuit le regard de l’interlocuteur. Il m’assura dès le début de notre entretien qu’il connaissait mon nom pour l’avoir lu en bas de maint article de revue, et qu’il se faisait fort d’obtenir pour moi, dans le plus bref délai possible, c’est-à-dire dans deux ou trois jours, une audience du « patron », M. Brillat-Dessaigne.

Je sursautai à ce nom que personne encore, à la Résidence, n’avait prononcé devant moi. Ainsi donc le fantastique Démiurge sur le dos duquel nous avions si souvent exercé notre verve, ma femme et moi, n’était autre que Brillat-Dessaigne, l’illustre chimiste, le créateur de la synthèse des corps simples, un des savants les plus réputés de France et d’Europe ! Et je me rappelai soudain que, parvenu à l’apogée de la gloire, Brillat-Dessaigne avait disparu il y a une quinzaine d’années en faisant répandre le bruit que sa santé fortement compromise par le surmenage le condamnait à vivre désormais dans le repos et la retraite la plus absolue.

Par discrétion sans doute, M. Moustier ne me posait aucune question concernant le but même de ma démarche. Je crus devoir prendre les devants, et, sans autre précaution oratoire, je lui narrai très sincèrement nos aventures, exception faite de la périlleuse échauffourée du Val-Immonde, celle-ci me paraissant, à cause du rôle initial qu’y avait joué notre curiosité, de nature à nous nuire plutôt dans l’esprit de nos hôtes. Je lui exprimai néanmoins mon ardent désir d’entendre le grand savant m’expliquer de sa propre bouche le double mystère qui faisait de la pointe méridionale de l’île une sorte d’annexe de musée tératologique.

Le front de mon auditeur se rembrunit. Il jugeait le cas épineux. Il y avait bien des chances pour que le « maître » refusât de s’expliquer. Jamais il ne s’était ouvert à personne. Seul de tous les pensionnaires de la station, son chef de laboratoire était initié au secret de ses expériences et savait le rôle qu’elles avaient joué dans la genèse des Purs et des Immondes. Quant aux deux prisonniers internés à la Résidence où ils s’étaient glissés un jour déguisés en coolies hindous, il leur avait été défendu sous peine de mort de parler à qui que ce fût de ce qu’ils savaient ou croyaient savoir de leur origine.

— Si on les a gardés au reste, ajouta M. Moustier, c’est uniquement pour faire un exemple, mettre un frein aux espionnages des Purs en général, ceux-ci pouvant devenir fort gênants s’ils perçaient à jour le peu de consistance de notre prestige et de notre inaccessibilité.

Nous discutâmes assez longuement sur ce fait qu’ayant découvert et pénétré par moi-même la trame au moins superficielle du secret, je ne pouvais être assimilé à un simple curieux. De plus il allait sans dire que si ce que je savais devait être divulgué par moi lors de mon retour en Europe ce ne serait qu’avec l’assentiment de M. Brillat-Dessaigne. M. Moustier finit par admettre que le poids de ces arguments joint à ma valeur personnelle pourrait fléchir le Maître. Tout dépendrait de ma diplomatie et de l’état d’âme temporaire de l’illustre chimiste. Le cycle des grandes expériences biologiques était du reste clos depuis des mois et leur divulgation en Europe — en supposant que je pusse les divulguer — ne pouvait avoir aucune conséquence fâcheuse. M. Moustier en fin de compte, me renouvelait sa promesse de plaider ma cause.

— Si je vous demande deux ou trois jours, me dit-il en me reconduisant, c’est que M. Brillat-Dessaigne s’occupe en ce moment même de relever les résultats définitifs d’une expérience de chimie végétale dont il suit les phases depuis des mois ; de sorte que sa porte est rigoureusement consignée ; moi-même je ne serai guère admis à le voir avant quarante huit heures. Cela me laisse même quelques loisirs forcés que je serais enchanté de vous consacrer si je puis vous être utile à quelque chose.

Je saisis la balle au bond. Ma femme et moi nous eussions été heureux de visiter les environs immédiats de la Résidence, volcans compris, s’il daignait nous servir de cicérone ; il devait y avoir tant de choses curieuses à voir. Le savant sourit finement. À vouloir devancer les révélations éventuelles du Maître nous courions au-devant d’une déception. Il n’y avait de monstres à voir nulle part, et le territoire de la Résidence ne différait guère, comme aspect, d’un quelconque district javanais. Il ne s’en mit pas moins tout à notre disposition, et le même jour, sitôt la chaleur tombée, nous commençâmes à excursionner sous sa direction.

Notre première visite naturellement fut pour le port. Il nous tardait de contempler de près le yacht demeuré le pivot de nos rêves de prochain retour au continent, retour auquel il ne pouvait manquer d’être mêlé de façon ou d’autre.

Sur le pont du navire, une surprise nous attendait. Trois petites pièces d’artillerie, dont une mitrailleuse, étaient rangées sur le gaillard d’arrière. M. Moustier expliqua :

— Une fantaisie du patron qui les avait achetées à Batavia en même temps que le yacht, il y a deux ans environ, pour en garnir nos bastions. Depuis, elles sont restées à bord, M. Brillat-Dessaigne ayant négligé de donner des instructions. Le yacht lui même, inutilisé, est un véritable petit arsenal flottant. Vous trouverez de la poudre et des obus jusque dans la soute aux liqueurs, le salon même comme vous voyez, est encombré de sabres et de fusils, la plupart, déplorablement rouillés aujourd’hui, bons tout au plus à être transformés en accessoires de théâtre. Je crois bien que le patron avait eu un instant l’intention de transplanter ici les indigènes d’une île voisine, des demi-sauvages qu’il comptait soumettre à divers essais de civilisation accélérée. Ces armes étaient destinées à les tenir en respect si l’expérience tournait mal, mais je ne vous donne cela que sous toutes réserves.

L’ « arsenal flottant » en quoi se muait tout à coup l’objet de nos secrètes espérances nous contrista quelque peu. Nous ne nous voyions pas bien naviguant sur un bateau regorgeant de poudre et armé en corsaire, avec des canons de sabord sur le pont en guise de rocking-chairs. Pour ma part je supputais mentalement le temps qu’il faudrait pour décharger cette encombrante cargaison le jour où on nous autoriserait à confier au yacht nos deux existences. Ce calcul compliqué de mille points noirs aboutit à une question insidieuse que je posai à M. Moustier de l’air le plus innocent du monde.

— Combien êtes-vous d’Européens dans la Résidence ?

— Une douzaine juste, fit-il, treize en comptant le portier… (et comme ma femme sursautait à ce chiffre treize) mais il ne compte pas, car le pauvre homme est à moitié gâteux.

— Une douzaine à peine, repris-je, sur le ton le plus sinistre, et le personnel de service comprend près de deux cents Hindous !… Franchement, je ne vous cache pas qu’à votre place j’aimerais mieux voir toutes ces armes et toutes ces munitions dans l’intérieur de la place qu’au dehors. Mais le savant éclata de rire :

— Nos Cingalais sont les êtres les plus inoffensifs du monde. Leur caractère servile et doux est même un trait de race. Ils seraient un millier ici que vous pourriez dormir sur les deux oreilles.

Je ne dis plus rien mais je me rappelle fort bien que je rêvai cette nuit-là qu’ayant frété le yacht pour nous conduire à Ceylan, nous nous empressions de désaffecter le petit « arsenal flottant » en jetant les canons par-dessus bord ; quant à la poudre elle nous servit à confectionner un feu d’artifice splendide qui fut tiré au moment du passage de la Ligne.


Le lendemain matin, de très bonne heure, nous partions pour les volcans, toujours en compagnie de notre aimable cicérone. Un chemin en spirale, coupé de fondrières, de jongles marécageuses, de ruisseaux plus ou moins sulfureux passe derrière la pointe nord de la citadelle, contourne le flanc des trois cratères qui, jusqu’à une certaine hauteur, font corps ensemble. Il se divise ensuite en deux lacets qui se perdent dans les lianes et les fougères pour reparaître cent pieds plus haut sous forme de gradins obliques reliant les dernières vagues végétales de la forêt aux cols dénudés, dévastés, des deux cratères supérieurs.

Au moment où nous arrivions à la fourche des deux lacets, sur les bords d’une sorte d’étang de tourbe glaiseuse, encadré de maigres buissons de menthe ma femme eut un soudain mouvement de recul et me dit tout bas :

— Là, dans ces herbes, je viens de voir se glisser quelque chose.

— Un serpent ? interrogeai-je.

— Non, fit-elle, c’était un tout petit être avec beaucoup de pattes et une peau… extraordinaire… une peau…

Elle n’acheva pas, mais à sa pâleur je compris que la bête entrevue évoquait par sa forme ou sa nuance l’horrible vision des êtres du Val-Immonde. Je rejoignis M. Moustier qui marchait à quelques mètres en avant de nous, en éclaireur.

— Vous êtes sûr, lui dis-je, que les monstres du sud de l’île n’ont jamais fait souche dans vos régions.

— Pas que je sache. Dans les premiers mois qui suivirent leur naissance accidentelle, le Maître vous expliquera ce que j’entends par là, — ces êtres plus répugnants que dangereux ont infesté nos parages, où d’ailleurs ils étaient venus au monde, mais ils n’étaient qu’une cinquantaine, je crois, et nous eûmes tôt fait, le Maître et moi, de les refouler dans les ravins du sud d’où ils ne sont plus jamais sortis.

Je communiquai cette réponse à ma femme qui hocha la tête, disant :

— C’est égal… ça n’est pas naturel, ce que j’ai vu.

Je souris, cherchant, pour la rassurer, quelque facétie à débiter sur les incidents uniformément surnaturels de notre voyage de noces quand un ronflement lointain mais que notre ouïe ne discernait que trop bien désormais, nous figea sur place tous les deux.

M. Moustier s’était retourné. Nous voyant bouleversés, il eut un sourire de commisération.

— Vous n’avez donc pas entendu ? lui criai-je.

— Si, j’ai entendu un bourdonnement vague, un grondement peut-être, et, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je l’attribuerai volontiers aux entrailles flatulentes de ce sol essentiellement volcanique.

Le flegme et la placidité de cet homme m’irritaient presque à présent.

— Vous vous trompez absolument, fis-je d’un ton persifleur, et si vous ne veniez pas de nous affirmer que la région est, depuis des années, débarrassée de sa… faune tératologique, j’attribuerais ce même bruit, que vous supposez d’origine plutonienne ou sismique, à la giration d’un Immonde en train de se dégourdir les tentacules.

M. Moustier se mit à rire de plus belle, tellement la vision suscitée lui paraissait comique.

Il devenait évident, pour moi, qu’ignorant nos tragiques démêlés avec les monstres il ne se faisait pas la moindre idée de ce qu’étaient devenus dans le cours des années les étranges produits chimiques dont leur laboratoire avait doté le pays. Il me parut aussi qu’à force de vivre parmi l’extraordinaire, de manipuler l’irréel et le prodigieux, le savant avait perdu la notion de la nature normale ; tant il est vrai que l’habitude de l’étrange élargit, au risque de la déformer, l’ordinaire optique humaine, comme la contemplation des banalités courantes la borne et l’appauvrit. Nous arrivions sur un palier où le chemin devenait aisé.

— Tenez, fit tout à coup notre guide, voici à proprement parler le berceau, la matrice si vous voulez, de tous ces êtres qui vous intriguent si fort, des Purs comme des autres.

Et son index pointait vers un cylindre en maçonnerie, à ciel ouvert, au pied duquel passait notre route, ce même bizarre édicule en partie encastré dans la paroi de la montagne, dont la vue m’avait frappé de loin le jour de notre arrivée, et que j’ai comparé précédemment à un gazomètre tombant en ruines. À l’aide de quelques pierres superposées je pus atteindre une des brèches du mur circulaire, et jeter alors un coup d’œil à l’intérieur. Mais je fus grandement déçu, car l’herbe avait repoussé dru dans le fond de l’énorme cuve, et les parois elles-mêmes ne présentaient rien de particulier sinon qu’elles étaient enduites encore par places d’une mince couche de l’émulsion gélatineuse qu’elles paraissaient avoir contenue.

Il s’en dégageait une odeur innommable, écœurante, que M. Moustier compara en riant à celle d’une fabrique de noir animal. À toutes les crevasses du cylindre s’inséraient des festons de mousse, de lierre, de plantes gymnastes servant d’attache à la nasse verte que la prodigieuse nature équatoriale s’était hâtée de jeter sur sa conquête. Mes yeux qui sondaient le fouillis végétal du fond finirent par discerner, sur l’un de ses points, un renflement circulaire à peu près dépourvu d’herbes celui-là et qui ressemblait assez à un grand disque rouillé, scellé à même le sol.

— C’est bien un disque en effet, expliqua M. Moustier, un disque en fer qui constitue la fermeture secrète d’un sous-sol aménagé sous cette cuve et où nous logeons notre provision de dynamite.

— De dynamite, sursautai-je, mais…

Le savant m’interrompit, ayant deviné le rapprochement que j’allais faire.

— Non, ce n’est pas un arsenal supplémentaire, une simple poudrière tout au plus, une poudrière qui nous fut offerte par la nature, car c’est la foudre qui a fait, en tombant — il y a neuf ou dix ans, au cours d’une formidable tempête électrique — les frais de forage du puits où nous avons installé notre dynamite. À la suite de cette tempête qui mit un terme à nos expériences, les fissures de la cuve ayant laissé échapper toute la précieuse substance sur laquelle nous opérions, M. Brillat-Dessaigne, avait eu l’idée de mettre à profit l’excavation produite par la foudre en l’élargissant au moyen d’une saignée à la dynamite susceptible d’éventrer la montagne. Car il faut vous dire que ce cratère-là, le plus petit des trois comme vous voyez, recèle dans ses lianes un lac d’eau bouillante, fortement sulfureuse, et le fond de ce lac correspond, d’après nos calculs, aux stratifications rocheuses dont le sol de la cuve forme la croûte externe. Moyennant quelques coups de dynamite M. Brillat-Dessaigne pensait donc fissurer ces stratifications assez peu épaisses ; le lac s’écoulerait alors comme il pourrait, et, son lit encore tout chaud, c’est-à-dire l’immense entonnoir qu’il laisserait à sec deviendrait pour nous un nouveau laboratoire de chimie biologique. L’idée était grandiose, n’est-ce pas, autant que hardie. Elle l’était trop, car tenez, placez-vous là, madame, (M. Moustier avait conduit ma femme au bord d’un précipice formé par la pente même de la montagne presque verticale en cet endroit) regardez à vos pieds, maintenant, en droite ligne… vous voyez ce petit cube blanc enfoui dans un triangle de verdure, c’est le bungalow de M. Brillat-Dessaigne, c’est la pointe extrême de la station. Vous comprenez maintenant pourquoi le projet du patron était impraticable.

— Parbleu ! fit Yvonne toujours extra-lucide, la montagne dynamitée risquait de vous tomber sur la tête avec tout ce qu’elle renferme.

— Tout juste, et comme c’est un genre de risques pour lequel on n’a pas encore inventé d’assurance…

— Ma foi, intervins-je, je ne vous cache pas, que je serais bien curieux de visiter ce petit cratère tandis qu’il tient debout encore, et de prendre un bain de pieds dans le lac en question.

— Je ne vous le conseille pas… et pour cause. Il y a d’autres excursions à faire ici, surtout en compagnie d’une dame ; — la grève, par exemple, offre des points de vue charmants… Quant aux volcans, c’est très curieux de loin, c’est même intéressant encore à la petite distance où nous sommes, mais à la condition de ne pas diminuer cette distance davantage. Croyez-moi, il ne faut pas trop se fier aux allures innocentes de ces vieux sacs à lave, comme les appelle notre facétieux portier ; outre leur complicité avérée dans le tremblement de terre qui coïncida avec l’orage électrique dont je vous parlais à l’instant, ils recèlent dans leurs flancs toute une friture d’enfer avec laquelle il ne fait pas bon entrer en contact intime. Ici, ce sont des trous d’eau chaude qui dégagent des fumées acides et suffocantes ; là, des filigranes de soufre cristallisé que le moindre souffle du vent suffit à briser comme verre, des petits monticules de cendres en ignition, gigantesques pastilles du sérail faites de soufre et de tourbe végétale et qui offrent à Pluton sans doute l’hommage de leur vapeur de mort ; ailleurs gisent pêle-mêle des spectres d’arbres calcinés ou bouillis dont les cadavres inconsistants s’émiettent et se pulvérisent au simple toucher. Et tout cela sans doute peut être intéressant à voir de près ; oui, il peut être intéressant de se pencher au-dessus d’un de ces trous béants pour y entendre gémir et gronder les entrailles dyspeptiques de la terre, mais le plus curieux d’entre les curieux sentira se congeler son ardeur en songeant que cette formidable pot-bouille n’attend qu’une minute favorable, un mystérieux mot d’ordre de la nature, pour répandre — comme à la Martinique — la ruine et le deuil à travers l’existence des hommes. D’ici où nous sommes vous distinguez à l’œil nu les bords externes de ce petit cratère qui ne s’élève qu’à cinq cents pieds environ au-dessus de nos têtes ; au grand massif le spectacle serait absolument le même, mais vous auriez au moins 6 kilomètres de pente raide à gravir uniquement pour atteindre un observatoire commode comme celui-ci…

Ma femme déclara qu’elle n’insistait pas, elle était fixée maintenant sur le charme des excursions « en volcan » ; nous pouvions rentrer. La descente s’effectua lestement et bientôt nous revîmes la fourche des deux chemins et la tourbière où s’était passé l’incident qui avait provoqué les commentaires plutôt sceptiques du chimiste. Nous avions fait quelques pas à peine le long du marécage quand il nous fit signe de ne pas continuer à avancer. Lui-même s’était arrêté et immobilisé dans l’altitude d’un chasseur guettant une proie. Soudain nous le vîmes faire un bond en avant, jeter son casque sur le sol puis le relever avec précaution des deux mains. Il venait de capturer l’animal dont l’apparition avait si fort effrayé ma femme. C’était une bête à la carapace molle à peine incrustée de quelques grains de sable agglutinés, sorte de crabe géant, et qui offrait une image réduite, totalement animalisée, des plus hideux d’entre les monstres du Val-Immonde. Le savant retournait l’animal en tous sens, tandis qu’une immense perplexité contractait les muscles de son visage.

— Curieux, curieux ! murmurait-il… puis, voyant que nous quêtions une explication, il prononça d’une voix hésitante… « C’est bien là une de nos réactions de laboratoire… d’il y a onze ans… la période des essais et des tâtonnements… Mais nous n’obtenions en ce temps-là que des formes évanescentes, c’est-à-dire très éphémères, dont l’existence ne dépassait pas la saison qui les voyait naître… Je ne puis donc attribuer la survie de cet être qu’à un phénomène d’enkystement qui expliquerait d’ailleurs l’état actuel de sa carapace à laquelle adhèrent encore quelques grains siliceux. Un autre phénomène, celui de la réviviscence, assez commun chez les Protozoaires, ses ancêtres phylogénétiques, l’aura tiré de cette période d’enkystement qui a pu durer une dizaine d’années. Il se sera alors remis à vivre et aura repris peu à peu la forme que nous lui voyons actuellement.

Nous triomphions cette fois, ma femme et moi, les appréhensions au sujet desquelles le savant nous avait raillés se trouvant justifiées outre mesure. Qui donc pourrait affirmer que d’autres fuites ne s’étaient pas produites, et que les ravins encore inexplorés de l’île n’étaient point peuplés de ces mêmes réactions de laboratoires plus ou moins évoluées, qui avaient dû apporter à la population du Val-Immonde, un contingent supplémentaire de monstres encore inconnus des savants eux-mêmes. Quand on viole les règles de la nature, ne faut-il pas s’attendre à tout, et n’était-ce pas déjà le symptôme d’une évidente transposition des lois d’évolution que ces facultés essentiellement protistes d’enkystement et de réviviscence, déférées à des animaux aussi développés que celui que nous avions sous les yeux ?

— Vous voyez du moins, observai-je d’un ton narquois, que j’avais quelque raison d’attirer votre attention sur les… « aberrances » possibles de la faune dont vous avez orné l’île, une faune qu’aujourd’hui nous connaissons peut-être mieux que vous, pour avoir subi son contact à plusieurs reprises.

M. Moustier eut un sourire sans conviction.

— Je vous rends les armes, déclara-t-il ; vous confierez vos observations à M. Brillat-Dessaigne lui-même qui, j’en suis sûr, les enregistrera avec la plus vive gratitude… Peut-être, en effet, notre attitude a-t-elle été un peu… légère, vis-à-vis des êtres et des larves d’êtres auxquels nous avons donné la vie, mais la continuation de nos expériences nous absorbait à un tel point… Puis enfin, il ne faut rien exagérer… quand l’île entière… serait peuplée de ces petits monstres, il n’y aurait pas lieu de s’en inquiéter…, ce sont, je le répète, de simples réactions de laboratoire, des fantômes d’êtres, à squelette presque inconsistant… et la preuve, tenez…

Il laissa tomber par terre la bête demeurée prisonnière dans son casque, et posant le pied dessus, nous la montra réduite à une bouillie informe.

— Vous voyez, conclut-il, d’un geste on les supprime.

À ce moment, nous entendîmes tous trois très distinctement, le bourdonnement qui déjà nous avait frappé, lors de notre passage à la tourbière ; il semblait sortir du flanc broussailleux de la montagne, garnie en cet endroit de fourrés impénétrables au regard.

M. Moustier cligna des yeux comme par plaisanterie et haussa les épaules, disant :

— Voilà les bêtises qui recommencent.

Ma femme et moi nous nous abstînmes de tout commentaire cette fois, de peur d’usurper à la fin, le rôle de ces ahuris de féerie qui jettent les hauts cris à chacune des passes de l’enchanteur.

Nous regagnâmes la Résidence en devisant le plus paisiblement du monde. Je remarquai toutefois, que le savant laissait volontiers tomber la conversation, et que son visage, au repos, se creusait d’un pli soucieux qui ne lui était pas habituel.