Le féminisme sous le règne de Louis-Philippe et en 1848/I/4

CHAPITRE IV

L’ÉDUCATION


I. L’éducation des femmes au début du règne de Louis-Philippe. — II. Projets de réforme. — III. Le but de l’éducation des femmes d’après les féministes chrétiens.
I

Dans les toutes premières années du règne de Louis-Philippe (1830-1833) il n’y a pas, pour les hommes pas plus que pour les femmes, d’enseignement primaire organisé en France. La loi Guizot (1833), qui créa véritablement en France l’enseignement primaire, ne s’occupe que des écoles de garçons ; elle reste muette en ce qui concerne les filles, décidant seulement que « des écoles de filles pourront être formées, s’il y a lieu[1] ».

Jusqu’en 1836, époque où fut promulgué un décret qui était l’application aux filles de la loi Guizot, il n’y a donc pas pour les femmes d’enseignement primaire ; à plus forte raison n’est-il pas question pour elles d’enseignement secondaire.

Ainsi, pas d’éducation possible pour les filles pauvres et ce, même après la loi de 1836, faute d’avoir introduit dans cette loi le principe d’obligation, ainsi que nous l’avons montré dans le chapitre précédent. Mais les filles de la bourgeoisie, qui peuvent payer leur entretien dans une pension laïque ou dans un couvent, sont-elles beaucoup plus favorisées ? Certes non, disent les féministes, car l’éducation qu’elles reçoivent est fausse et incomplète. D’abord, cette éducation n’est plus au courant du mouvement des idées comme l’est celle des hommes. « L’éducation des jeunes filles est si arriérée qu’il est impossible qu’arrivées à l’âge où la raison a quelque développement, elles ne se trouvent bien au-dessous de l’intelligence de l’homme[2]. »

Ensuite, et c’est la une critique qu’on a souvent adressée de nos jours à l’éducation des jeunes filles, on vise à faire de la jeune fille une « oie blanche », pour employer l’expression de M. Marcel Prévost, c’est-à-dire un être timide aux yeux baissés, ignorant tout des réalités de la vie. Ainsi son éducation, « faussée dès l’enfance[3], » la laisse désemparée lorsqu’elle se trouve aux prises avec les difficultés de la vie[4].

Enfin, à tous les vices de cette éducation, vient s’ajouter, si la jeune fille est élevée dans un couvent, un autre défaut non moins grave. Dans les établissements d’instruction religieux, où six cent vingt mille filles étaient élevées[5], la femme, dit Micbelet, reçoit des principes et des habitudes d’esprit absolument opposées à celles qu’a reçues son mari. Il lui est impossible d’être en communion d’idées avec ce dernier, et de là résulte le désaccord dans tous les ménages[6].

II

Une réforme est donc nécessaire, il faut donner à la femme une culture égale à celle de l’homme. Mais une question préalable se pose : la femme est-elle capable de recevoir cette culture ; dispose-t-elle pour cela de moyens intellectuels suffisants ? Naturellement, les féministes ont répondu par l’affirmative. « Si, dit Frédéric de Mauchamp, on présente un cerveau d’homme et un cerveau de femme à l’examen rationnel d’un nombre égal de sages-femmes et de chirurgiens… ils déclarent avec franchise et bonne foi qu’il leur est impossible de trouver un signe, une indication positive qui marque distinctement la différence du cerveau de l’homme avec le cerveau de la femme[7]. » C’est là aussi l’avis de Daniel Stern, et elle l’expose dans une fort belle page[8]. « Cette rude étreinte des forces génératrices, dit-elle en parlant de la maternité, ce labeur étrange imposé à sa faiblesse, ces espérances, ces angoisses, ces efforts inouïs qui l’oppressent, l’exaltent et éclatent en un même gémissement, puis cette convulsion dernière à laquelle succède aussitôt le calme auguste de la nature rentrée dans sa paix, après avoir accompli son œuvre suprême, tout cela n’est pas, comme on dit,… le signe de l’infériorité de tout un sexe… Loin de là, une participation plus intime aux opérations de la nature, ce tressaillement de la vie dans ses entrailles sont pour la femme une initiation supérieure qui la met face à face avec la vérité divine, dont l’homme n’approche que par de longs circuits à l’aide des appareils compliqués et des disciplines arides de la science… Une femme en allaitant son fils peut rêver avec Platon et méditer avec Descartes. » La femme est donc, d’après Daniel Stern, plus que l’égale de l’homme ; elle lui est supérieure par ses facultés intuitives.

Ceci posé, quelle instruction faudra-t-il donner à la femme ? Ici deux théories sont en présence. D’après la première, il s’agit purement et simplement de donner aux femmes la même instruction qu’aux hommes. « Tous les Icariens, dit Cabet, reçoivent, sans distinction de sexes,… la même éducation générale et élémentaire qui embrasse les éléments de toutes les connaissances humaines. » Il en est de même dans le Phalanstère de Fourier, où les jeunes filles, élevées avec les garçons, doivent être exercées comme eux à la gymnastique, à la chorégraphie et à la cuisine, puis à partir de dix ans, si elle veut parvenir à une profession ouverte aux femmes, elle étudiera toujours comme les hommes, « quelquefois sans connaître un mot de la grammaire française,… le latin et les langues vivantes, et surchargera sa mémoire de connaissances techniques[9]. »

Pour la Gazette des Femmes, le principe est le même : éducation identique pour les filles et pour les garçons ; et Mme de Mauchamp[10] engage les parents à faire suivre à leurs filles les cours des différentes facultés pour qu’elles puissent conquérir tous leurs diplômes universitaires. La Charte, dit-elle, leur en donne le droit et, d’ailleurs, les femmes suivent déjà, sans que personne songe à protester, les cours du Collège de France et ceux du Jardin des Plantes.

Pour d’autres, au contraire, pour tout le groupe féministe chrétien, « l’éducation doit être graduée selon l’âge, les facultés, le sexe[11] », et l’homme et la femme doivent être élevés « suivant la différence de leur nature par des moyens particuliers ». Alors que chez l’homme les facultés intellectuelles prédominent sur les facultés affectives, c’est pour les femmes tout l’opposé. Ce qu’on doit donc développer de préférence chez elle, c’est le sentiment[12], entendez le sentiment religieux ; ce qu’il faut avant tout, c’est, chose trop négligée, donner à la jeune fille, une véritable vie morale. D’où, comme le fait entrevoir un article de la Démocratie pacifique, prédominance pour la femme de l’éducation sur l’instruction.

Pourtant, il faudra bien donner à la jeune fille quelques connaissances positives ; mais combien incomplètes ! C’est ainsi que, pour ce qui est de l’histoire, Mme Dudrezène demande que l’on compose à l’usage des jeunes filles un livre dégagé de toutes les turpitudes contenues dans les abrégés les plus abrégés[13] », et où elle pourrait voir le crime puni et la vertu récompensée. Il ne s’agirait donc de rien moins que de fausser toute l’histoire, en laissant dans l’ombre une partie de la vérité, et par là Mme Dudrezène revient à ce que son parti reprochait tant à l’éducation existante : cacher à la jeune fille les réalités de la vie.

III

Quel sera donc le but de l’éducation ainsi comprise ? Tout d’abord donner aux femmes des occupations intellectuelles d’un ordre plus relevé et plus varié, leur permettre de chercher des distractions ailleurs que dans les travaux de l’aiguille et les « harpes, les pianos, les sonates[14] », dont elles se sont contentées jusqu’alors ; qu’elles puissent goûter les beautés de la littérature française et des littératures étrangères[15] ; qu’elle puisse au besoin noter ses impressions et ses pensées sous une forme littéraire ; que même elle s’initie à la science et s’adonne par exemple à la chimie, « sujet de distractions et d’amusements très varié[16] ». En résumé, que l’instruction soit pour elle un passe-temps. Bien qu’il soit de quelque importance et qu’il le fut surtout sous Louis-Philippe de donner aux femmes une vie intellectuelle active, ce but n’est pour les féministes qu’un accessoire ou plutôt il n’est lui-même qu’un moyen de réaliser leur véritable pensée plus haute et plus noble : former des femmes accomplies, capables de remplir avec courage et intelligence leurs devoirs de filles, d’épouses et de mères[17].

Quand, dit Madeleine Sirey[18], toutes les jeunes filles auront reçu une instruction sérieuse, les mauvais ménages seront beaucoup plus rares. Car, possédant plus de discernement, les jeunes filles ne se laisseront pas abuser par les qualités extérieures de leurs soupirants et « refuseront de s’unir à des êtres brillants et frivoles » qui leur plaisent quelques instants et font le malheur de toute leur vie[19].

Mais, une fois mariée avec un homme digne d’elle, la femme sera une véritable compagne capable de s’intéresser à tous ses travaux, de partager toutes ses préoccupations, toutes ses pensées ; une fois mère, elle pourra remplir sa véritable mission, jouer le rôle (auquel toute sa nature la destine) d’éducatrice de l’humanité enfant » [20]. C’est ce seul but que visent la Mère de famille lorsqu’elle engage les femmes à s’instruire « des principales dispositions du droit[21] » (cela peut lui être nécessaire pour défendre les intérêts de sa famille et les siens propres) et le Journal des Femmes lorsque, par la voix de Blanqui, il leur recommande d’étudier la médecine (elle peut en avoir besoin pour soigner ses enfants).

Ainsi, pour les féministes chrétiens, la femme ne doit pas sortir du « cercle étroit » de la famille où, disent-ils, « sa nature la renferme[22] ».

Mais tous les membres du groupe féministe ne partagent pas ces idées, et nous allons voir Fourier, Cabet, la Gazette des Femmes, tous ceux qui ont demandé la même éducation pour les femmes que pour les hommes, réclamer aussi pour elles l’accès aux mêmes professions, l’exercice des mêmes droits civils et politiques.

  1. Elle admettait en principe l’école mixte.
  2. Le Conseiller des Femmes, 10 mai 1834.
  3. La Femme libre, no 10.
  4. Claire Brunne, préface d’Ange de Spola.
  5. D’après Michelet, la Femme, le Prêtre, la Famille. (Livre III, chap. i.)
  6. Ibid. (Chap. II, III, IV, livre IV.)
  7. La Gazette des Femmes, décembre 1836.
  8. La Revue indépendante, septembre 1847.
  9. Dessignolle, le Féminisme de Charles Fourier, p. 100.
  10. La Gazette des Femmes, juillet 1836.
  11. Le Conseiller des Femmes, 23 novembre 1833.
  12. Eugénie Niboyet, dans le Conseiller des Femmes, 2 août 1834.
  13. Le Conseiller des Femmes, 23 novembre 1833.
  14. Blanqui, dans le Journal des Femmes du 22 mai 1832.
  15. Le Journal des Femmes publie des fragments de littérature étrangère en langue étrangère (allemand, anglais, italien, espagnol).
  16. Blanqui (article cité).
  17. Article de Mme Dudrezène, dans le Conseiller des Femmes, 7 décembre 1833.
  18. La Mère de Famille, février 1835.
  19. Madeleine Sirey, dans la Mère de Famille, février 1835.
  20. Le Conseiller des Femmes, 2 août 1834.
  21. Numéro 1, septembre 1833.
  22. Le Conseiller des Femmes, numéro du 7 décembre 1833.