Le féminisme sous le règne de Louis-Philippe et en 1848/I/1

CHAPITRE PREMIER

LES GROUPES FÉMINISTES ET LEURS MODES D’ACTION


I. Les origines du mouvement féministe. — II. Le féminisme mystique des saint-simoniens. — III. Le féminisme politique et bourgeois : la Gazette des Femmes. — IV. Le féminisme littéraire et chrétien. — V. Les directeurs du mouvement : apôtres et rebelles.


Le règne de Louis-Philippe, sous lequel prirent naissance un grand nombre des doctrines politiques et philosophiques actuellement professées ou pratiquées, vit également, sinon éclore, du moins se développer les théories féministes sous toutes les formes qu’elles présentent aujourd’hui.

L’origine première du mouvement féministe moderne, d’ailleurs préparé de très longue date et, pourrait-on dire, de toute antiquité, doit être cherchée chez Olympe de Gouges qui, en 1792, proclama « les droits de la femme » ; ses revendications, énergiquement appuyées et commentées par les nombreux clubs de femmes fondés à cette époque, portèrent pour la première fois sur le terrain de la politique et de l’action les théories féministes, jusqu’alors confinées dans le domaine littéraire.

Mais Olympe de Gouges porta sa tête sur l’échafaud, la Convention réprima durement les velléités d’affranchissement des femmes, et le féminisme révolutionnaire, après avoir eu encore quelque écho sous le Directoire[1], s’éteignit définitivement sous l’Empire.

Il fallut, pour le ranimer par contre-coup, un autre mouvement féministe tout différent dans son principe, sinon dans ses applications ; je veux parler du saint-simonisme.

L’idée de l’affranchissement de la femme n’est pas, comme on pourrait le croire, un point de détail de la théorie saint-simonienne ; elle est dans son essence même, dérive logiquement de ses principes religieux et métaphysiques les plus importants. Pour le bien montrer, il ne sera pas inutile de donner ici un aperçu de la métaphysique saint-simonienne.

La philosophie de Saint-Simon, flétrie par certains de ses contemporains du nom d’athéisme et qu’il aurait été plus juste d’appeler panthéisme, est en réalité, selon le terme employé aujourd’hui, une doctrine moniste : « Dieu est un, dit Enfantin[2], — Dieu est tout ce qui est… tout est en lui… Dieu se manifeste à nous comme esprit et comme matière… comme intelligence et comme force, comme sagesse et comme beauté. » Partant de ce principe, il est impossible de considérer avec les spiritualistes l’esprit et la matière comme deux entités distinctes ; pour Saint-Simon, pour Enfantin et leurs disciples, l’esprit et la matière ne sont que « deux aspects de l’existence infinie ou finie, deux abstractions principales à l’aide desquelles… nous divisons l’unité pour la comprendre[3] ». S’il en est ainsi, poursuit Enfantin, si « la matière n’est comme l’esprit qu’un des deux aspects… de l’Être infini[4] », il n’y a plus de raison pour considérer avec les chrétiens la matière comme la personnification du mal.

Nous voilà arrivés à la fameuse idée de la réhabilitation de la chair, un des points les plus importants de la philosophie saint simonienne.

Or, dans la religion chrétienne, contre laquelle le saint-simonisme est, il ne faut pas l’oublier, une réaction, la personnification de la chair c’est la femme ; la femme, être exclusivement matériel d’après certains théologiens[5], et chez lequel, en tout cas, prédominent les influences matérielles ; la femme, instrument par excellence dont se sert le démon pour faire tomber les malheureux mortels dans le péché de la chair. Réhabilitant la chair, le saint-simonisme devait donc relever la femme de l’état d’infériorité où l’avait tenue le christianisme. Mais la philosophie saint-simonienne contenait deux autres principes d’où devait découler tout aussi logiquement l’idée de l’affranchissement des femmes. Le saint-simonisme veut en effet, selon une expression bien souvent employée par ses orateurs, « faire cesser l’exploitation de l’homme par l’homme » et tout ce qui, de près ou de loin, rappelle les mœurs brutales du moyen âge ; or, l’assujettissement de la femme, comme celui du prolétaire, est un vestige de cette antique barbarie. Ils doivent donc l’un et l’autre disparaître. Enfin, la religion saint-simonienne accorde à l’amour une place prépondérante. « L’amour, dit Enfantin[6], c’est la vie dans son unité… l’intelligence, la force ne sont que des modes de sa manifestation… toute théorie, toute pratique émanent de l’amour et remontent à lui. » En conséquence, ajoute-t-il, « les hommes en qui l’amour est dominant sont donc naturellement les chefs de la société[7] », et les femmes chez qui les qualités affectives sont prédominantes doivent y tenir un rang élevé.

D’après toutes ces considérations, le féminisme saint-simonien devait être avant tout d’ordre mystique et sentimental. Il en est tellement ainsi qu’Enfantin et beaucoup de ses disciples transportèrent le féminisme jusque dans leur religion. « Notre Dieu, dit Enfantin à ses juges lors de son procès, notre Dieu n’est pas le vôtre ; Il n’est pas seulement bon comme un père. Elle est aussi tendre comme une mère, car Il est et Elle est la mère de tous et de toutes[8]. » Ils en arrivèrent même dans cette voie à des recherches absolument puériles. Ainsi Flora Tristan, un des grands apôtres du féminisme saint-simonien, n’écrit jamais Dieu que « Dieux » pour bien marquer qu’il renferme les deux natures ; la Revue des Deux Mondes amusa beaucoup ses lecteurs en se moquant de la fantaisie architecturale d’un saint-simonien qui voulait construire dans Paris un temple ayant la forme d’une femme.

Le mouvement féministe de la monarchie de Juillet a une troisième et dernière origine, moins facilement discernable en ce qu’elle n’est pas un mouvement proprement féministe, mais sans laquelle un des aspects du féminisme ne s’expliquerait pas. Je veux parler de la littérature féminine qui, ne se distinguant en rien à l’origine de la littérature masculine (elle est d’ailleurs presque aussi ancienne en France que celle-ci), s’était peu à peu teintée de féminisme en passant par Christine Pisan, Ninon de Lenclos[9] et Mme de Staël. La littérature féminine étant plus florissante que jamais sous Louis-Philippe, cette abondance même excita des critiques, et les femmes durent en venir à revendiquer hautement le droit d’écrire qu’on leur contestait. Elles furent alors amenées à réclamer certains autres droits qui se rattachaient étroitement à celui-ci.

Origine révolutionnaire, origine saint-simonienne, origine littéraire, voilà qui explique toutes les transformations de l’idée féministe de 1830 à 1848.

II

Le groupe saint-simonien fut le premier qui parut sur la scène après 1830. Si l’on en juge par le nombre et la durée de ses écrits, il est de beaucoup le plus important ; ses modes d’action sont très variés.

Ce sont d’abord les très nombreux journaux saint-simoniens qui ont duré sans interruption de 1830 à 1848. Du 18 janvier 1831 au mois d’avril 1832, c’est le Globe, organe de la pure doctrine saint-simonienne d’Enfantin et de Bazard ; puis, suivant les diverses transformations du saint-simonisme, le Phalanstère, journal de Fourier (1832-1834), la Phalange (1836-1843), suivi de la Démocratie pacifique, porte-parole de Considérant. Tous ces journaux ne sont pas spécialement féministes ; mais, nous l’avons vu, féminisme et saint-simonisme sont étroitement liés ; aussi Enfantin, Bazard, Transon, Granal dans le Globe, Fourier dans la Phalange, Considérant, Pellarin, Laverdan, Hennequin, dans la Démocratie pacifique, font-ils entendre en faveur de la femme d’éloquentes protestations.

Les mêmes revendications sont reprises sous une forme plus véhémente et beaucoup moins raisonnable dans les très nombreuses brochures publiées de 1830 à 1834 (époque de la plus grande activité du mouvement féministe saint-simonien) par d’obscurs adeptes, qui signent de noms retentissants : « Compagnons de la femme, Apôtre de la femme, Compagnon de la Mère » des écrits où ils expriment parfois les idées les plus baroques et parfois parlent longuement pour ne rien dire. Ces brochures se continuent, mais plus assagies, par certains ouvrages de Fourier, par le Voyage en Icarie de Cabet (1840), par la brochure sur la Femme, du même auteur, enfin par les ouvrages de Flora Tristan : l’Union ouvrière (1843) et l’Émancipation de la Femme (1846).

Mais l’expression la plus parfaite du féminisme saint-simonien est le journal : la Femme libre, fondé en 1832 (on ne peut savoir au juste à quelle date, mais on peut présumer que c’est en août ou septembre, car le numéro 5, daté par exception, porte : 8 octobre 1832) « par une société d’ouvrières ». Celles-ci ont mis en commun leurs modestes ressources pour fonder un journal et travailler ainsi à l’affranchissement de la femme. Le journal, dont le format (in-8o) est plutôt celui d’une revue et le prix de 0 fr. 15, paraît, dit un article, « à des dates indéterminées[10] ». Son frontispice nous montre une femme marchant sur les nuées et tenant en main un rameau d’olivier (sans doute le symbole de la paix apportée au monde par la femme dominatrice). L’épigraphe, qui porte « liberté pour les femmes, liberté pour le peuple par une nouvelle organisation du ménage et de l’industrie », suffirait à nous montrer, à part le ton des articles assez caractéristique, que, quoi qu’en ait pu dire une de ses collaboratrices[11], la Femme libre était bien un journal saint-simonien.

Nous n’avons aucun renseignement sur ce que pouvaient être les ressources des fondatrices du journal. Sans doute peu régulières : la Femme libre parait, nous l’avons vu, à des dates indéterminées. Nous ne savons pas non plus pourquoi, en 1834, la Femme libre disparut de la scène politique ; mais nous pouvons présumer qu’elle mourut de faim (ce qui est la mort naturelle des journaux féministes et autres).

En tout cas elle changea plusieurs fois de nom pendant sa courte existence. Au numéro 3, elle s’intitule : Femme de l’avenir ; au numéro 4, Femme nouvelle. Au numéro 14, c’est le sous-titre « Apostolat des Femmes " qui, constituant une solidarité que certaines ne voulaient pas accepter[12], se transforme en Tribune des Femmes. Entre temps le journal est passé (no 16) de 8 à 16 pages.

Quant aux collaboratrices, elles nous sont absolument inconnues ; elles ne signent que par des prénoms : Suzanne, Victoire, Jeanne-Désirée, Christine-Sophie. Certaines d’entre elles ont pu être identifiées par M. Weill dans son ouvrage sur l’École saint-simonienne. Aucun de ces prénoms ne cache une femme célèbre.

Enfin, le féminisme saint-simonien s’est manifesté (rarement d’ailleurs) par le roman. Les premiers romans de George Sand : Valentine et Indiana (1832), Lélia (1833), Jacques (1834), et le roman de Flora Tristan Méphis (1838), soutiennent des thèses toutes saint-simoniennes. Ils ne conçoivent, en effet, la femme comme devant être heureuse que dans un bouleversement complet de la société ; et c’est là la caractéristique du groupe féministe dont nous venons de parler.

III

Bien différent est le groupe féministe qui a la Gazette des Femmes pour principal et presque pour unique représentant. Celui-là est, avec des nuances qui tiennent à la différence des temps et de la situation politique, le féminisme tel que le concevaient Olympe de Gouges et ses adhérentes. Loin de vouloir, à l’exemple des saints-simoniens, bouleverser l’ordre social, les féministes de la Gazette des Femmes acceptent les principes sur lesquels repose la société en 1836, comme Olympe de Gouges acceptait ceux sur lesquels la société reposait en 1792. De même qu’Olympe de Gouges prétend faire profiter les femmes des conquêtes de la Révolution de 1789, et veut étendre à la femme la Déclaration des droits de l’homme, de même la Gazette des Femmes veut que le sexe faible prenne sa part du grand mouvement d’émancipation qui s’est produit en 1830, et prétend que la Charte s’applique aussi bien aux femmes qu’aux hommes.

Le système de la Gazette des Femmes sera donc le suivant : réclamer par des pétitions l’application aux femmes des principes de la Charte ; demander pour les femmes les droits politiques et civils dans la mesure où elles contribuent aux charges de l’impôt ; montrer enfin que ces droits sont la conséquence logique de droits analogues dont elles jouissent déjà. Partant de tels principes, ce mouvement ne pouvait être ni démocratique ni d’opposition. Ce n’est pas en effet pour toutes les femmes, mais pour le « pays légal » des femmes qu’il réclamera des droits. Les féministes de ce groupe seront donc bourgeois et très loyalistes. Ils protesteront en plus d’une circonstance de leur fidélité au roi Louis-Philippe. Il n’y a pas jusqu’au style des revendications féministes de ce groupe qui ne contribue à lui donner une physionomie toute particulière. Tandis que les plaidoyers des saint-simoniens en faveur de la femme sont des prédications mystiques pour ne pas dire apocalyptiques, les revendications du groupe bourgeois affectent les allures sèches et froides d’une controverse juridique. Par l’originalité de son système, la précision rigoureuse et la tournure toute moderne de ses revendications, il représente d’ailleurs à mon avis la fraction la plus importante du féminisme sous la monarchie de Juillet.

Pourtant son existence fut courte et ses moyens d’action restreints. Comme nous l’avons dit plus haut en effet, son représentant presque unique est la Gazette des Femmes, « journal de législation et de jurisprudence, littéraire, théâtral, artistique, commercial, judiciaire, de musique et de modes, rédigé par une société de femmes et d’hommes de lettres »[13].

Il fut fondé le 1er  juillet 1836 par Mme Herbinot de Mauchamp, nièce d’une certaine Mme de Mauchamp, qui, en 1814 (sous la première Restauration), avait présenté aux Chambres une pétition pour le rétablissement du divorce et avait à son lit de mort confié à sa nièce le soin de poursuivre son œuvre. C’était une revue mensuelle de 32 pages in-8o et dont le prix assez élevé (l’abonnement coûtait 15 francs par an) suffit à montrer qu’elle s’adressait au public bourgeois. Dans l’intention de sa fondatrice, cette revue devait par gradations successives se transformer en journal quotidien et politique ; il fallait pour cela une modification de la loi sur la presse lui permettant d’être gérante responsable ; « la Gazette des Femmes dispose en effet, dit-elle, de terrains en Beauce valant au minimum 180 000 francs[14] », somme plus que suffisante pour le cautionnement. Mais, la loi sur la presse n’ayant jamais été modifiée, la Gazette des Femmes resta toujours une revue mensuelle (il n’y aura jamais sous la monarchie de Juillet de journal féministe quotidien) et ne prit jamais l’étiquette de journal politique. Sa cinquième livraison (novembre 1836) fut pourtant, à la grande indignation de sa directrice, saisie comme telle par le directeur du timbre et taxée à six centimes[15]. Mais la directrice fit intervenir le préfet de police ; le droit de timbre fut levé aussitôt qu’appliqué. Au mois de mars 1837, la Gazette réduit de moitié son nombre de pages ; elle disparaît au mois de mai, pour renaître au mois de décembre de la même année et cesser définitivement de paraître en avril 1838. Quoiqu’assez peu lue (elle n’avait pas avec elle comme la Femme libre un puissant parti), elle avait duré près de deux ans, grâce aux 180 000 francs de sa directrice, grâce aussi aux annonces, auxquelles (à l’exemple sans doute d’Émile de Girardin dans la Presse) elle avait donné une place très importante.

Ce qui diminuait aussi les frais du journal, c’est le très petit nombre de collaborateurs et surtout de collaborateurs payés. La plupart en effet : Mme Herbinot de Mauchamp, Mme Pourtret de Mauchamp, Frédéric de Mauchamp, semblent appartenir à la même famille ; ils se partageaient à eux trois tout le service du journal et, comme collaborateurs étrangers à la famille, on ne trouverait guère à relever que le nom de Charles Nodier.

Les autres représentants du féminisme bourgeois sont peu nombreux et peu importants. Ce sont : l’Amazone (1834), journal politique mais qui n’eut qu’un numéro (le ton des articles fait d’ailleurs plutôt croire à une plaisanterie qu’à une tentative sérieuse), et le livre de Mme Allart de Méritens, la Femme dans la Démocratie (1836).

IV

Le troisième groupe féministe se distingue très nettement des deux précédents. À vrai dire, il est à peine (si l’on prend le mot féminisme dans l’acception qu’il a aujourd’hui) un mouvement féministe. Bien mieux, si le féminisme consiste à réclamer pour les femmes les mêmes droits politiques que pour les hommes et l’exercice des mêmes professions, alors on devra qualifier d’antiféministes les membres de ce groupe. Ses membres réclament seulement « l’émancipation morale de la femme » et revendiquent pour elle le droit d’écrire et de penser, non d’agir, comme les hommes.

Les organes de ce parti sont des journaux, tous pénétrés du même esprit, où l’on retrouve à peu près les mêmes collaborateurs et dont le premier en date est le Journal des Femmes, fondé en avril 1832 par Mme Fanny Richomme pour rendre les femmes « aptes à leurs devoirs de compagnes et de mères[16] » et faire connaître les œuvres de la littérature féminine. C’est, d’ailleurs, cette dernière partie du programme qui fut de beaucoup la mieux réalisée. C’était une revue bimensuelle et dont le prix (15 francs pour trois mois, soit 2 fr. 50 le numéro) indique qu’il était loin de s’adresser à la masse. Le papier et l’impression sont de grand luxe et l’on y trouve de fort jolies gravures.

Il comptait parmi ses collaboratrices presque toutes les femmes de lettres de cette époque, depuis George Sand, Mme de Girardin et Mme Desbordes-Valmore, jusqu’aux plus obscurs bas-bleus, en passant par les illustrations féminines de second ordre : Mme Allart, Anaïs Ségalas, Mme Tastu, Mme d’Hautpoul, Mme d’Abrantès. On y trouve même un article de Mme Victor Hugo. On peut également y relever quelques noms d’hommes : Blanqui, Paul de Musset, Quicherat.

Comme on le voit, les collaboratrices sont de beaucoup les plus nombreuses. À partir du mois de février 1834, la rédaction devient presque exclusivement féminine, et cela jusqu’en 1835, moment où, avec la seconde série du Journal des Femmes, un mouvement tout contraire se produit. Les hommes tiennent désormais dans la rédaction la première place, ils éliminent peu à peu l’élément féminin. Puis le Journal des Femmes dégénère en journal de modes et cesse de paraître le 25 janvier 1837. La seconde série, beaucoup moins intéressante que la première n’avait duré qu’un an.

Entre tempsT, s’étaient fondés de nombreux journaux, organes de ce même parti Le 1er  septembre 1833, Madeleine Sirey nièce de Mirabeau, fonda la Mère de Famille, « journal moral, religieux, littéraire, d’économie et d’hygiène domestiques, destiné à l’instruction et à l’amélioration des femmes ».

On trouve dans ce journal, qui parut sous forme de revue bimensuelle[17], à côté d’articles sur l’hygiène des nouveau-nés et sur les déviations de la taille, le développement de certains points de droit concernant les femmes ; car il faut que ces dernières deviennent des mères de famille conscientes de leurs devoirs et aussi de leurs droits. Notons enfin que la Mère de Famille est d’esprit très chrétien, comme le montre bien le nom du seul collaborateur masculin marquant (presque tous les articles sont écrits par des femmes), le comte Horace de Viel-Castel, l’historien royaliste de la Restauration.

Le Conseiller des Femmes, fondé à Lyon, en novembre 1833, par Eugénie Niboyet, se proposait, à peu de chose près, le même but : faire des femmes des épouses chrétiennes et des mères capables de donner à leurs enfants une bonne éducation première. Il devait contenir un compte rendu de tous les modes d’enseignement… « des divers moyens qui peuvent être indiqués pour l’allaitement des enfants, le sevrage, la première éducation[18] ». Enfin des notices biographiques sur certaines femmes célèbres. L’intention religieuse, l’inspiration chrétienne se montrent plus nettement encore dans la Mère de Famille. « La loi du Christ, dit Eugénie Niboyet[19], est notre loi, nous ne reconnaissons point de morale au-dessus de sa morale, point de livre au-dessus de son livre. »

Quant aux collaboratrices, ce sont, Eugénie Niboyet mise à part, les mêmes que celles de la Mère de Famille et du Journal des Femmes, Mme Ulliac-Dudrezene, Mme Tremadeure, Mme Laure Bernard, Mme Desbordes-Valmore, Mme Anaïs Ségalas, Mme Waldor. Parmi les rares collaborateurs masculins, on peut relever le nom d’Eugène Süe.

Le Conseiller des Femmes, suivi de la Mosaïque Lyonnaise, dura, sous forme de revue hebdomadaire (1 an, 10 francs), jusqu’en janvier 1835.

On peut rattacher à ce groupe féministe : 1o les romans de George Sand, Consuelo et Isidora, Lettres à Marcié ; 2o l’ouvrage d’Aimé Martin sur l’Éducation maternelle ; 3o les Enfants de Dieu, par James de Laurance, féministe chrétien ; 4o les ouvrages de Cl. Brunne (Ange de Spla, roman).

V

Les adeptes du féminisme et ses directeurs sont pour la plupart inconnus ou mériteraient de l’être. Presque tous sont des sincères, — j’allais dire des naïfs, — des âmes tendres préoccupées d’assurer aux femmes et aux hommes le bonheur parfait ; ils savent lutter et souffrir pour une idée. Mais leur intelligence n’est pas toujours à la hauteur de leur caractère. Les saint-simoniens, Eugénie Niboyet, Olinde Rodrigues sont des mystiques qui planent dans un monde irréel. Le sens pratique leur fait totalement défaut. Au total, des gens assez médiocres. Mais, dans cette foule obscure, certaines personnalités se détachent avec vigueur sur la tonalité grise de l’ensemble et méritent à des titres très divers d’attirer notre attention.

C’est d’abord Enfantin, qui fut, pendant la première partie de sa vie, le champion le plus convaincu, l’apôtre le plus ardent de l’émancipation. Il n’a pour ainsi dire pas écrit un article, pas prononcé un discours, pendant cette période, où il ne fasse allusion à la nécessité qui s’impose d’affranchir les femmes. Sa sympathie pour les femmes fut d’ailleurs parfois intéressée et point assez platonique, ce qui lui valut de nombreux démêlés avec ses frères en Saint-Simon, en particulier avec Bazard. En tout cas, il eut le mérite de vouloir réaliser ses idées sur le mariage dans sa retraite de Ménilmontant (1832). Le bonheur qu’il trouva dans ce paradis terrestre qu’il s’était forgé ne fut pas de longue durée : le 12 août de la même année il dut comparaître devant la cour d’assises sous l’inculpation d’outrages aux bonnes mœurs. Pendant son procès il déclare qu’il est l’avocat des femmes et demande deux femmes pour défenseurs. Condamné à un an de prison, il se considéra et fut considéré désormais comme un martyr de la cause féministe. Mais à partir de 1834 son activité se tourna d’un tout autre côté et son histoire ne nous intéresse plus.

Claire Démar, elle, fut poussée au féminisme par les malheurs de sa vie. Mariée à un homme qu’elle n’aime pas, elle passe, dit-elle, plusieurs années de souffrances indicibles, puis finit par quitter son tyran pour aller vivre avec un homme qu’elle aime, Perret Desessarts[20]. Mais, repoussée de partout et sans ressources, elle se suicide avec son amant (10 août 1833), en laissant deux ouvrages : Appel au peuple sur l’affranchissement de la Femme et Ma Loi d’avenir (ouvrage posthume), où elle émet des idées neuves et parfois singulièrement hardies.

Ce furent des causes analogues qui firent de George Sand un éloquent avocat de la femme. Sans entreprendre de raconter sa vie entière, remarquons seulement que, douée d’une nature fine et délicate, possédant une culture intellectuelle supérieure, elle fut loin de trouver le bonheur dans la société de M. Dudevant, vieux grognard de l’Empire, lourd, épais et grossier, Chrysale moderne qui (par la bouche du procureur général) reprocha à sa femme, lors de son procès en séparation, d’être « peu propre au ménage », de ne savoir point « coudre, ni faire la cuisine[21] ».

Aussi, après sa séparation (1832), la vie entière de George Sand sera-t-elle l’illustration de ses théories sur l’émancipation morale des femmes. En même temps que, dans sa vie sentimentale, elle réalise à plusieurs reprises (et non sans déboires) sa conception de l’amour libre, elle n’écrit pas un roman où, si peu que le sujet le comporte, elle ne glisse quelques revendications. Mais, chose curieuse, son féminisme est tout littéraire ; jamais elle ne le porte sur le terrain politique.

Pas plus sous Louis-Philippe qu’en 1848, nous ne la verrons écrire un article dans les journaux féministes politiques, et lorsqu’elle-même fonde, avec Pierre Leroux et Louis Viardot, la Revue indépendante (1843), elle n’en profite jamais pour développer sous une autre forme que celle de romans (Consuelo, Isidora) ses théories féministes.

Parmi tous les apôtres du féminisme, une figure originale et attirante entre toutes est celle de Flora Tristan. Née au Pérou de parents français, toute sa vie, elle conserva de son origine exotique, avec le charme fascinant des beautés créoles, une imagination ardente, une âme généreuse et exaltée. Mariée à seize ans, elle est, comme George Sand et Claire Démar, très malheureuse. Au bout de trois ans « elle brise sa chaîne[22] » et, après avoir fait un voyage au Pérou, où, dit-elle[23], sa condition de femme séparée la fait repousser de partout, elle rentre à Paris. Là, elle manque d’être tuée par son mari (1838) et, aussitôt rétablie, se consacre tout entière à la cause des femmes et des ouvriers. Après avoir déposé à la Chambre une pétition pour le rétablissement du divorce et publié un roman : Méphis, elle part en Angleterre pour se documenter sur la misère des classes pauvres. Elle en revient avec son livre l’Union ouvrière (1843), qu’elle fait non sans peine[24] imprimer à l’aide d’une souscription où s’inscrivent la plupart des personnages marquants de l’époque. Elle part alors pour développer aux ouvriers, dans une série de conférences, les principaux points de son ouvrage. Mais après avoir passé par Lyon, où le préfet manque de la faire arrêter comme tenant aux ouvriers des propos séditieux, et par Marseille où elle fut mieux accueillie, elle mourut à Bordeaux le 17 novembre 1844. La Démocratie pacifique organisa une souscription pour lui élever une tombe, et jusqu’en 1848 elle passa pour une sainte et une martyre du féminisme.

Par sa beauté attirante et sombre, par son esprit élevé et chimérique, par ses malheurs, Flora Tristan réalise le type de la femme fatale chère aux romanciers de son époque et semble incarner la Lélia de George Sand[25].

Mieux que toute autre, elle symbolise le féminisme de cette époque avec ses aspirations si hautes que l’époque moderne ne les a encore qu’en partie réalisées, avec ses illusions, ses chimères et ses malheurs.

Et la vie de ces héros ou de ces héroïnes nous montre bien à quel point les idées sont modifiées par les circonstances extérieures, combien étroitement elles dépendent du caractère et des sentiments. Supposons une George Sand et une Flora Tristan heureuses en ménage, un Enfantin de mœurs austères ; le féminisme ne sera alors qu’un mouvement de bien faible importance.

  1. L’Épître aux femmes (1797), par Mme Pipelet (la princesse de Salm).
  2. Enfantin, Exposé de la doctrine saint-simonienne, p. 100.
  3. Ibid., p. 100.
  4. Enfantin, Exposé de la doctrine saint-simonienne.
  5. Le concile de Mâcon ne décida qu’à quelques voix de majorité que la femme avait une âme (ive siècle).
  6. Enfantin, Exposé de la religion saint-simonienne, p. 120
  7. Ibid. (loc. cit.).
  8. D’après la Femme nouvelle, no 15.
  9. On trouve certaines revendications féministes dans sa correspondance (d’après Sainte-Beuve).
  10. La Femme nouvelle, no 4.
  11. La propre fondatrice, Jeanne-Désirée, proteste (no 7) contre la qualification de saint-simonienne.
  12. La Femme nouvelle, no 14.
  13. La Gazette des Femmes, no 1.
  14. La Gazette des Femmes, no 1.
  15. Le sixième numéro seul de toute la collection porte en effet le timbre.
  16. Le Journal des Femmes, no 1.
  17. Un an, 6 francs.
  18. Le Conseiller des Femmes, no 1, 2 novembre 1833.
  19. Le Conseiller des Femmes, no 14.
  20. Ce fut dans les journaux du temps un fait-divers à sensation.
  21. Cité par la Phalange, 10 août 1836.
  22. Éléonore Blavet, Vie de Flora Tristan.
  23. Flora Tristan, Pérégrinations d’une paria.
  24. Voir Flora Tristan, l’Union ouvrière, préface.
  25. Voir Flora Tristan, Émancipation de la femme. (Note de l’éditeur, A. Constant.)