Le duc de Lauzun et la première campagne de la Révolution

Le duc de Lauzun et la première campagne de la Révolution
Revue des Deux Mondes4e période, tome 154 (p. 890-921).
LE DUC DE LAUZUN
ET
LA PREMIÈRE CAMPAGNE DE LA RÉVOLUTION

Le duc de Lauzun — non pas celui de Louis XIV et de la Grande Mademoiselle, mais celui de Louis XVI et de Marie-Antoinette, le Lauzun qui remplit de ses aventures galantes toute la fin du XVIIIe siècle, — est un héros bien oublié. Et oublié, avec raison, sans doute, car jusqu’à présent, le peu que l’histoire a retenu du personnage est certes loin d’en faire un exemple à suivre, un modèle à imiter. Telle est, du moins, notre façon de l’apprécier ; et nous aurions été fort éloignés d’aller soulever la pierre de son tombeau, si, cherchant récemment à mettre en lumière un point encore obscur des débuts de la Révolution, nous ne nous étions aperçus que, dans le litige soumis à nos investigations, Lauzun apparaissait non seulement comme acteur intéressé, mais comme principal témoin.

On émet une vérité banale en affirmant que notre histoire nationale n’est encore en bien des points qu’un tissu de légendes. Assurément, à une époque où l’accès des dépôts d’archives demeurait interdit, il était malaisé de contrôler les faits par les documens, de les raconter d’après d’autres sources que la tradition orale ou écrite. Mais cette situation défectueuse aurait dû cesser le jour où il fut loisible d’écrire l’histoire en s’appuyant sur des documens authentiques. Il n’en a rien été. Même des événemens presque contemporains sont encore rapportés aujourd’hui avec une étrange fantaisie, sans la moindre critique, et ces récits, non seulement ne provoquent aucune protestation, mais sont accueillis avec faveur. Cent ans à peine nous séparent de la Révolution française, et c’est seulement de nos jours qu’on a vu débrouiller le chaos de cette période sans doute fort obscure. En ce qui nous concerne, nous avons essayé de collaborer à cette œuvre de vérité, et nous nous sommes efforcé d’élucider quelques points des premières guerres de la période révolutionnaire. Aujourd’hui, remontant tout à fait au début de 1792, nous voudrions faire voir la façon dont fut conçu le premier plan de campagne de cette lutte de vingt années qui devait aboutir à Waterloo.

Ce plan, — attribué à Dumouriez, désigné sous le nom de « plan de Dumouriez, » plan dont bien des gens ont parlé et qu’en réalité peu de gens connaissent puisque nous le publions ici pour la première fois, — ce plan, nous voudrions rechercher son origine, établir sa genèse, fixer les phases de son éclosion, démontrer que son véritable auteur fut, non pas Dumouriez, mais Lauzun, Lauzun devenu depuis 1788 le duc de Biron, et depuis 1790 le général Biron « tout court. »

Lauzun écrivait avec une extrême facilité. Il aimait à dire ce qu’il avait fait, ce qu’il songeait à faire, ce qu’il eût désiré voir les autres exécuter, car ce roué était un grand donneur de conseils et un inspirateur inépuisable de soi-disant bonnes idées. On put regretter, il y a trois quarts de siècle, cette manie de Lauzun de laisser trace écrite des moindres événemens de sa vie, quand on vit, en 1822, paraître ses mémoires. Heureusement, en dehors de ce récit prémédité de ses bonnes fortunes, récit plus fastidieux encore que scandaleux, — et certes ce n’est pas peu dire, — il nous a laissé quelques lettres non destinées à la postérité, par là même sincères, en partie sincères tout au moins, et dont certaines éclairent d’un jour très net la période troublée pendant laquelle il les rédigea. Lauzun, pendant les huit mois qu’il passa à l’armée du Nord en 1792, s’était fait une règle de transcrire sur un carnet les principales lettres écrites par lui, les réponses les plus saillantes de ses correspondans habituels : Talleyrand, Narbonne, Dumouriez et quelques autres. Ce carnet, qui a été conservé, est un cahier de deux cent cinquante feuillets mesurant dix-neuf centimètres sur vingt-six, recouvert en parchemin ; il est tracé à peu près en entier de la main de Lauzun et contient une centaine de lettres, la plupart d’un intérêt, d’une valeur historique très appréciables. Elles nous donnent la clé de différens événemens jusqu’ici mal connus du début de la Révolution et notamment l’histoire véridique du plan de campagne dont nous parlions un peu plus haut. C’est en prenant ces lettres pour guide, en les corroborant, en les complétant par d’autres sources inédites et authentiques empruntées aux Archives historiques du ministère de la Guerre que nous allons entreprendre notre démonstration. Toutefois, Lauzun est tellement oublié, à ce point inconnu de la génération actuelle, qu’on ne trouvera sans doute pas mauvais que nous commencions cette étude en esquissant à grands traits sa physionomie.


I

Armand-Louis de Gontaut, d’abord comte de Biron, puis duc de Lauzun, finalement duc de Biron, était né à Paris le jeudi 13 avril 1747.

Confié dès ses plus jeunes années à un laquais qu’en raison de ses fonctions nouvelles on « avait élevé au rang de valet de chambre, » l’enfant fut tout d’abord livré à lui-même, s’habitua à voir tous ses caprices satisfaits, ne connut ni la contrainte qui assouplit et brise le caractère, ni les obstacles qui l’affermissent et le trempent. Bientôt, très tôt, la faible résistance opposée par son pseudo-précepteur à ses tentatives d’indépendance fut vaincue. A dix-huit ans, Lauzun, doué de tous les attraits extérieurs, doté d’un esprit vif, d’à-propos, de cette assurance que donnent le nom, la fortune, la certitude d’être écouté et d’avoir raison quoi qu’on dise, devint la coqueluche de toutes les femmes et le roi de la mode.

Dès cette époque, on le vit emprunter à son siècle, à ses contemporains, leurs théories les plus perverses, laissant avec soin de côté celles qu’il aurait eu avantage à s’assimiler. Il s’était lié intimement avec le duc d’Orléans, le futur Philippe-Égalité, avec le prince de Guéménée, avec Laclos, c’est-à-dire avec trois des personnages peut-être les moins recommandables, les plus tarés de leur temps. En politique, il prit des leçons de Sainte-Foy, de Favier et de Martange, leur élève ; en art militaire, il servit, il est vrai, sous des chefs éminens, comme Maillebois et Rochambeau, il vécut à côté de Guibert, mais, tandis qu’il avait témoigné de goûts particuliers et d’aptitudes spéciales pour les méthodes souvent inavouables d’agens peu scrupuleux comme Sainte-Foy, il passa à côté d’honnêtes gens comme Rochambeau, indifférent, sans rien leur emprunter de leurs talens ou de leurs qualités morales.

A une époque comme celle où il était venu au monde, le duc de Lauzun n’avait pas le choix de sa carrière. Il devait inévitablement appartenir par quelque côté à l’armée, et effectivement, il avait quatorze ans à peine quand il entra aux Gardes françaises avec un brevet d’enseigne à drapeau. Devenu la même année enseigne à pique, lieutenant, puis capitaine, il fut nommé à vingt ans, — avec dispense d’âge, — colonel d’infanterie, et put entrevoir, dès ce jour, le bâton de maréchal de France, porté avant lui, non sans quelque gloire, par quatre ou cinq Biron.

Avec l’instruction très incomplète, avec l’éducation efféminée qu’il avait reçues, Lauzun ne pouvait être qu’un militaire de cour, un officier de parade ; il n’y manqua pas. Le temps où il vécut souligna encore cette situation équivoque.

Effectivement, la date à laquelle Lauzun était inscrit pour la première fois sur la matricule d’un régiment était précisément celle où éclatait dans l’armée française le mouvement vers l’étude, peut-être le plus actif qui s’y soit déclaré jamais. Les revers de la guerre de la Succession d’Autriche et plus encore ceux de la guerre de Sept-Ans avaient fait naître, à cet égard, parmi nos militaires, de salutaires réflexions. Nos officiers s’étaient souvenus que toute science a des règles, que tout art a des principes, l’art et la science militaires comme les autres. On se redisait que les grands généraux du siècle de Louis XIV avaient dû leurs succès à leurs dispositions méthodiques autant qu’à la valeur de leurs troupes ; que des hommes comme Rohan, celui de la Valteline, l’auteur du Parfait Capitaine, — un livre que les militaires lisent aujourd’hui encore avec profit, — que Goësbriant et le Grand Condé, que Turenne, Puységur, Luxembourg avaient poussé fort avant l’étude à la fois des combinaisons stratégiques et des manœuvres tactiques. La recherche, le travail intellectuel constituaient donc le secret des grandes victoires et des succès décisifs : nos officiers se mirent au travail avec entrain, avec acharnement, avec passion.

L’élan du même genre que nous avons vu se produire dans les cadres de notre armée après 1870, cette affection pour les études théoriques qui, chez les militaires, demeure toujours féconde à la seule condition de ne se séparer jamais de l’application, ce grand élan de labeur acharné que la plupart de nos contemporains ont vu de leurs propres yeux, peut seul donner une idée de celui qui s’empara de nos officiers après 1763. On peut même dire avec vérité que ce mouvement atteignit, à cette époque, une intensité supérieure à celle dont nous avons été les témoins. Les militaires n’étaient pas seuls à y participer. Les hommes les plus pacifiques y prirent part et le souffle réformateur entraîna jusqu’à des femmes. Voltaire et d’Alembert, Mme Geoffrin, Mlle Lespinasse, la baronne d’Oberkirch donnaient leur avis sur l’ordre mince et sur l’ordre profond. Les uns tenaient pour le système de M. de Mesnil-Durand, d’autres pour celui de M. de Guibert. L’Académie elle-même entra dans l’arène et donna son avis sur la matière. Elle fit davantage encore. Chose extraordinaire, fait qu’on ne verra probablement jamais plus, elle ouvrit ses portes à M. de Guibert, à un modeste colonel, de naissance médiocre, sans fortune, sans protection, dont le titre presque unique à cette distinction suprême était un livre intitulé : « Essai général de tactique. »

Lauzun eût pu suivre l’impulsion générale, sentir quelque intérêt pour ces problèmes qui passionnaient grands et petits autour de lui. Il n’en fit rien. Il n’était cependant pas incapable d’application et possédait notamment cet esprit « naturel » qui n’est qu’une facilité à discerner d’abord la raison des choses sans être capable de les approfondir bien avant. Avec de l’observation, une dose moyenne de pénétration, il est permis à un ignorant, par le seul frottement avec des gens qui savent, d’acquérir un certain vernis, d’avoir des « clartés de tout, » comme disait Molière. Lauzun n’eut jamais que ce masque.

Un jour, en 1777, le maréchal de Broglie obtint d’appliquer au camp de Vaussieux, près Bayeux, les théories contradictoires de Mesnil-Durand et de Guibert, de mettre aux prises sur un terrain réel l’ordre mince avec l’ordre profond. M. de Mesnil-Durand, auteur d’une méthode tactique qu’il appelait « système français, » faisait résider la puissance des armées dans les formations de choc. Il établissait des bataillons sur un front étroit et une grande profondeur, les disposait dans cet ordre les uns derrière les autres, et lançait cette masse compacte, au pas de charge, sans tirer un coup de fusil, à la baïonnette, sur la position ennemie. Guibert attribuait au contraire la décision des batailles au feu de l’infanterie. Il demandait qu’au lieu de masses profondes à front restreint, dans lesquelles les neuf dixièmes de la troupe sont empêchés d’utiliser les effets balistiques de leur arme, on amincît les lignes, qu’on les étendît sur un front considérable, de façon à obtenir la somme de feux maxima.

Lauzun prit part à quelques exercices de Vaussieux parce qu’il était de bon ton d’y assister. On devait le voir là comme on le voyait aux courses, à Longchamp, au Cours-la-Reine ou dans les salons de la princesse de Guéménée ; mais, en réalité, il accordait un médiocre intérêt à ces expériences de manœuvres. Il voyageait beaucoup. On pouvait croire qu’il cédait, là encore, au courant du temps, car on se déplaçait déjà facilement à la fin du XVIIIe siècle. Et la mode était précisément, pour les militaires, d’aller en Prusse, voir Frédéric, chercher des modèles, examiner de près ces troupes prussiennes, devenues du jour au lendemain les premières du monde. Guibert, Toulongeon, Custines, Dumouriez, Mirabeau, avaient été ou devaient être de ces voyageurs, partis pour les bords de la Sprée avec l’idée d’y découvrir des secrets qui fussent utiles à leur patrie. Lauzun alla à Berlin pour un tout autre motif. Il avait été en Angleterre pour voir Sarah Bunbury, en Corse pour suivre Mme Chardon, dans le Palatinat pour la baronne de Dalberg, il s’en fut en Prusse pour se rapprocher de la princesse Czartoryska. A Berlin, pour combler le vide des longues heures d’attente, il rédigea un mémoire politique, plusieurs mémoires politiques, sur la situation de la Pologne et sur les relations qui eussent pu, qui eussent dû relier ce pays à la France. En réalité, le sort des Polonais l’intéressait médiocrement ; mais, pour aller retrouver la princesse Czartoryska, c’est-à-dire pour se faire nommer ministre de France à Varsovie, il fallait simuler des aptitudes politiques, feindre du goût pour les questions diplomatiques : c’était la véritable explication des memoranda cités tout à l’heure. Frédéric II, s’il en faut croire Lauzun, se serait laissé prendre au piège, aurait apprécié très haut les capacités d’homme d’Etat du duc, et aurait fait déclarer à Paris qu’il le verrait avec plaisir en qualité de ministre de France à Berlin. Mais Lauzun ne l’entendait pas ainsi. S’il essayait de se faire prendre pour un diplomate, c’était à la condition expresse d’être envoyé à Varsovie ; quant à faire un séjour prolongé dans les déserts du Brandebourg, il s’y refusait absolument. Il regagna donc la France et chercha à reprendre à Paris ce train de prodigalités qui avait jusque-là créé et entretenu sa faveur. Malheureusement, un échec grave l’attendait en retour, un échec qui allait modifier toute son existence, et influer d’une façon décisive, non seulement sur sa vie, mais sur son esprit, sur son caractère, sur son être tout entier.

A force de jeter follement, aveuglément, l’argent par les fenêtres, Lauzun était alors à deux doigts de sa ruine. Habitué à dépenser sans compter, élevé dans l’idée qu’il n’aurait jamais à compter, ne sachant pas ce que c’était que compter, il avait épuisé en un très petit nombre d’années un patrimoine de huit à dix millions et se croyait appelé à en gaspiller bien d’autres, quand, un beau jour, ses hommes d’affaires essayèrent timidement de lui représenter qu’ils étaient à bout de ressources. Tout d’abord, il ne comprit pas ; il ne voulut pas comprendre. Lauzun obligé de lésiner, Lauzun sans argent, Lauzun ruiné, c’était un événement tellement extraordinaire que personne ne pouvait y croire, et Lauzun moins que personne. Il fallut cependant bien s’avouer la triste réalité. Et alors se posa cette inquiétante question : comment continuer à mener avec rien un train de six cent mille livres de rentes ? Et nous disons avec rien ; ce n’est pas avec rien qu’il faut dire, c’est avec moins que rien, avec des dettes énormes, écrasantes. Déjà les créanciers devenaient exigeans et parlaient de pratiquer des saisies, d’expulser de son hôtel Mme de Lauzun, — car il existait, pour son malheur, une duchesse de Lauzun. — Lauzun, réduit subitement aux expédiens, ne désespéra cependant pas de cette situation sans issue. Un moment, il crut trouver le salut dans une association financière avec le prince de Guéménée, quand la retentissante faillite de cet autre écervelé vint au contraire aggraver sa position déjà si critique. Ce fut alors qu’admis dans le cercle de la Reine, il tenta d’utiliser cette faveur pour obtenir du Roi les crédits nécessaires au rétablissement de sa fortune, pour se faire délivrer notamment des lettres d’inviolabilité qui l’eussent mis à l’abri des poursuites de ses créanciers. Encore que ce calcul peu honorable ne soit pas entièrement démontré, il semble bien ressortir des lettres du comte de Mercy-Argenteau à Marie-Thérèse : « Pendant ce carême, écrit Mercy à la date du 18 mars 1777, la reine (Marie-Antoinette) a repris l’habitude de passer plus fréquemment ses soirées chez la princesse de Guéménée, qui réunit chez elle le double inconvénient du gros jeu et d’une compagnie fort mêlée. S. M. y est importunée de sollicitations ; elle a résisté, cependant, à toutes celles qui lui ont été faites en faveur du duc de Lauzun, lequel, à l’âge de vingt-six ans, après avoir mangé le fonds de cent mille écus de rentes, est maintenant poursuivi par ses créanciers pour près de deux millions de dettes. Ce protégé de la princesse de Guéménée désiroit obtenir par la Reine des lettres d’État qui le missent à couvert de toutes les poursuites ; mais sur les représentations instantes qui ont été faites à S. M. elle a vu toute l’injustice d’une pareille demande, et elle s’y est refusée. » M. Geffroy, l’éditeur des lettres de Mercy, va plus loin que nous et ne forme pas le moindre doute sur le vilain calcul de Lauzun. Ce qui est certain, c’est que Marie-Antoinette refusa de se faire auprès du Roi l’avocat de cette mauvaise cause et que Lauzun lui voua, pour ce refus, une haine qui ne devait jamais pardonner.

Entre temps, les billets à ordre, les traites impayées s’entassaient chez le concierge de l’hôtel Lauzun ; le suisse était impuissant à empêcher les fournisseurs de faire du scandale ; l’intendant écrivait à son maître des lettres désespérées pour signaler le vide irréparable de la caisse. La situation en vint à ce point critique que le séjour de Lauzun en France ne fut plus possible. Il songea alors à offrir ses services à Catherine de Russie, avec l’espoir, a-t-on prétendu, de supplanter Potemkin ; mais la négociation n’aboutit pas. Il passa alors du ministère de la Guerre au département de la Marine, s’en fut un moment au Sénégal, revint en France, et repartit à nouveau, cette fois pour l’Amérique, avec Rochambeau, cherchant à s’étourdir et à se faire oublier.

C’est à ce moment qu’éclatait la Révolution. Tout naturellement, ce bouleversement apparut à Lauzun comme une occasion de sortir de la situation désespérée qui était la sienne. Il l’accueille avec faveur, avec transports, et comme il ne sait rien faire avec modération, il fait montre, d’abord, des idées politiques les plus avancées, des opinions les plus hostiles à la Cour. Il n’y a rien chez lui des ambitions généralement modérées et des aspirations légitimes des députés du Tiers. Chez la plupart de ceux-ci, en effet, il n’existe pas d’hostilité réelle ou profonde contre la monarchie, mais seulement la volonté nette, énergique, soutenue, de diriger la royauté dans une voie nouvelle, celle des réformes sages, étudiées, pondérées. Il sort de toutes ces poitrines un souffle généreux de liberté et de progrès ; ces hommes songent surtout au lendemain, à l’avenir ; ils ne se retournent pas pour regarder en arrière ; ils fixent les yeux en avant. Biron, au milieu de ces honnêtes gens, est un déclassé, un dépaysé. Son libéralisme est fait de rancunes et de dépits ; il est le contraire de ses collègues qui aspirent à créer et à édifier ; lui songe surtout à démolir, à détruire.

Lauzun, pendant les deux ans que vécut la Constituante, y siégea comme député du Quercy et vota toujours avec les membres du parti le plus avancé. Il avait été mêlé de la façon la plus compromettante aux événemens des 5 et 6 octobre ; il se réjouit, plus tard, d’une façon publique et indécente, de l’arrestation de Varennes ; en un mot, il ne laissa passer aucune occasion de témoigner son hostilité au Roi, à la Reine, à la Cour. Néanmoins, en dépit de ces flagorneries intéressées, toutes de calcul, il était impuissant à trouver sa voie.

À la fin de 1790, il s’était fait accorder le gouvernement de la Corse qui lui paraissait suffisamment éloignée pour dépister ses créanciers et où il pensait peut-être trouver le moyen de refaire sa fortune ; mais diverses circonstances l’empêchèrent de rejoindre son poste, et au mois d’octobre 1791, il fut employé provisoirement dans la 2e division territoriale à Valenciennes. Quand, dans les derniers mois de cette même année, les Constitutionnels, les Girondins et une partie des Jacobins se furent mis d’accord sur la convenance de déclarer la guerre à l’Empire, Biron se montra partisan des résolutions belliqueuses. Il se trouvait tout naturellement placé dans l’armée du Nord qu’avait organisée le décret du 14 décembre : il y demeura comme maréchal de camp attaché à l’état-major du général en chef Rochambeau. C’était d’ailleurs son ami Narbonne qui venait de prendre le portefeuille de la Guerre ; il voulut profiter de ces relations pour obtenir secrètement voix au chapitre, et faire prévaloir son avis dans le Conseil. Ce fut ainsi qu’il élabora, en compagnie de Talleyrand, un traité d’alliance avec l’Angleterre et un projet de neutralité pour la Prusse ; c’est de la même façon qu’il fit envoyer à Berlin M. de Ségur et le colonel adjudant-général Jarry avec la mission d’acheter le roi Frédéric-Guillaume II et ses entours. Les derniers mois de 1791 et les premiers de 1792 se passèrent en pourparlers et négociations de ce genre. Toutefois aucune de ces intrigues ne réussit et Lauzun commençait à trouver son ami Narbonne trop timoré ou trop constitutionnel quand l’arrivée au pouvoir de ces Jacobins modérés, qu’on a désignés depuis sous le nom de Girondins, vint lui donner une occasion nouvelle, une occasion qu’il crut décisive de se mettre en avant.


II

Au moment où Dumouriez arrivait aux affaires (15 mars 1792), la guerre avec l’Autriche, absolument décidée en principe, n’était plus qu’une question de temps. On attendait un moment favorable de prendre l’offensive ; on voulait avoir l’air d’y être contraint. Dans cet ordre d’idées, l’énergie du nouveau ministre des Affaires étrangères allait hâter singulièrement une solution dont los partis les plus opposés attendaient également le triomphe.

En réalité, la déclaration de guerre datait du 14 décembre 1791, date à laquelle Narbonne avait créé sur notre frontière de l’Est et du Nord trois armées d’opérations, dites du Nord, du Centre et du Rhin, et en avait donné le commandement à Rochambeau, à Lafayette et à Luckner. Narbonne n’avait pas seulement créé ces armées, il les avait organisées, était allé les inspecter, avait visité la frontière, enfin s’était abouché avec les trois commandans en chef « réunis à Metz par ordre du Roi, pour examiner le plan de campagne offensif ou défensif que les événemens pourraient amener un jour ou l’autre à développer. » Ces conférences de Metz n’avaient abouti à rien de précis ; cependant, comme dans la situation tendue au milieu de laquelle on se débattait, les hostilités pouvaient éclater du jour au lendemain, comme il était urgent d’arrêter à cet égard une ligne de conduite bien déterminée, Narbonne manda à Paris les trois généraux pour établir avec eux un plan d’opérations définitif.

De ces trois commandans en chef, — dont deux, Luckner et Rochambeau, venaient de recevoir comme étrennes le bâton de maréchal de France, — Rochambeau était sans doute celui qui connaissait le mieux son métier, qui possédait le plus profondément à la fois la théorie et la pratique de son art. Passionné pour toutes les questions de tactique si fort discutées de son temps, y consacrant tous ses loisirs, c’était incontestablement le meilleur soldat que comptât la France à cette époque. « M. de Rochambeau, nous dit précisément Lauzun dans la page de ses Mémoires la plus pittoresque et sans doute la plus vraie, M. de Rochambeau ne parlait que de faits de guerre, manœuvrait et prenait des dispositions militaires dans la plaine, dans la chambre, sur la table, sur votre tabatière si vous la tiriez de votre poche. Exclusivement plein de son métier, il l’entendait à merveille. » Tel était, ou plutôt tel avait été le Rochambeau de la campagne d’Amérique ; malheureusement, depuis dix ans, le temps avait fait son œuvre, et les infirmités avaient enlevé à ce corps autrefois robuste la plus grande partie de son activité. Son esprit, également, frappé de l’effondrement successif de toutes les institutions, s’était, non pas affaibli, mais aigri. Valétudinaire, découragé, n’ayant sous le rapport militaire aucune confiance dans les bataillons de nouvelle levée qui composaient un tiers de son armée, c’était encore un nom glorieux, mais ce n’était plus guère que cela. Il était encore très capable de donner des conseils ; il pouvait concevoir un plan méthodique et rationnel ; il n’était guère en état de l’exécuter, pour peu que ce plan exigeât de l’activité et de l’audace.

Le maréchal Luckner était tout le contraire de Rochambeau. Plus âgé que son collègue de trois années, Luckner jouissait, à soixante-dix ans, d’une santé robuste, demeurait sans fatigue dix heures en selle, eût fait à pied, sans souffler, une étape de vingt kilomètres. Malheureusement, le moral et surtout l’intelligence n’étaient point au niveau de ces aptitudes physiques. Sans doute, il jouissait alors en France, où l’on s’engoue volontiers des inconnus, d’une réputation de tacticien consommé ; en réalité, ce soldat « demi-abruti, comme le dit Mme Roland, sans esprit, sans caractère, sentant le vin, » était infiniment inférieur à Rochambeau et n’avait jamais été son égal.

A côté de ces deux hommes, parvenus l’un et l’autre au déclin, Lafayette encore populaire, la tête ceinte de l’auréole que donne la jeunesse unie à l’expérience, doué de toutes les qualités extérieures qui impressionnent les foules et facilitent l’exercice du commandement, demeurait la seule personnalité en état de remplir effectivement et utilement sa tâche.

Rochambeau, avec une lucidité d’esprit et un renoncement qui ne sont point communs, comprit cette situation et l’accepta franchement ; Luckner, nature vulgaire, s’y résigna, séduit et subjugué par l’ascendant de Lafayette. D’ailleurs, la soi-disant capacité de Luckner ne pouvait faire illusion que de loin, que de très loin. Soit que le vieux reître s’exprimât en allemand, son idiome naturel, soit qu’il voulût se servir du français, dont il ne savait que quelques très rares mots, il parlait un jargon à peu près inintelligible, et cette pénurie des expressions faisait encore ressortir la rareté et l’inanité des idées. Dans les réunions tenues pour l’élaboration du plan de campagne, Rochambeau et Lafayette comprirent bien vite qu’il n’y avait aucun compte à tenir des radotages de ce soudard cosmopolite : on le laissa complètement de côté.

La discussion s’ouvrit donc véritablement entre le commandant de l’armée du Centre et celui de l’armée du Nord, et tous deux furent d’accord que, dans la situation des armées, avec les élémens disparates dont on disposait, le plus sage était de renoncer momentanément à l’offensive ; d’aguerrir les troupes par des escarmouches et des combats d’avant-postes ; d’attendre, appuyé à notre excellent système de places fortes, que l’ennemi fît une faute dont on pourrait profiter.

Mais étant donnée la situation de l’Europe, étant donné surtout l’état des esprits en France où tout était à la guerre, ce plan, raisonnable et sage au point de vue militaire, mais aussi plan terne et craintif en apparence, ne pouvait satisfaire ni l’opinion, ni les partis. Pour l’imposer, pour en faire comprendre la nécessité aux foules, il eût été indispensable que la France possédât un gouvernement ayant la confiance de la nation, il eût été nécessaire que ce gouvernement crût à la supériorité du plan proposé, il eût fallu enfin qu’il eût la volonté de le faire accepter. Or, c’était précisément le contraire de tout cela qui advenait. Le gouvernement n’était point maître de l’opinion publique ; il était impuissant à la maîtriser ; et, au surplus, dans le cas actuel, c’était dans le sens d’une offensive téméraire qu’il la dirigeait, et non dans celui d’une temporisation prudente.

Plus qu’aucun autre, Dumouriez espérait de grands effets de la rupture des relations diplomatiques avec l’Empire ; plus que personne, il estimait que le régime nouveau ne pourrait acquérir de stabilité qu’à condition d’obtenir la sanction des armes. Au point de vue militaire, le nouveau ministre des Affaires étrangères était de ceux qui sont convaincus de la supériorité de l’offensive, même quand il s’agit de se défendre ; aussi sa première parole, en prenant connaissance des dispositions arrêtées par Rochambeau et Lafayette, fut-elle pour les trouver trop timides. Il dit à Rochambeau et à Lafayette « que la crise actuelle ne pouvoit plus durer, qu’il alloit donner aux négociations une tournure franche et décisive, qui alloit faire cesser toutes les perplexités ; » que les opérations militaires devraient participer de cette énergie ; et qu’en conséquence, le plan proposé devait être modifié dans ce sens agressif.

Les deux généraux ne pouvaient pas ne point tenir compte de ces observations du président du Conseil du Roi : ils revinrent donc sur leur projet et présentèrent d’autres dispositions. Aux termes de ce plan modifié, l’armée du Nord (Rochambeau) passait d’abord une division active, la deuxième, à l’armée du Centre (Lafayette), qui doublait ainsi son effectif. Ce renforcement effectué, l’armée du Centre envahissait le pays de Liège, poussait jusqu’à Maëstricht, occupait toute la rive droite de la Meuse moyenne et coupait ainsi de leur base d’opérations les troupes autrichiennes des Pays-Bas. Pendant cette marche de Lafayette, les troupes de Rochambeau avaient maintenu par des démonstrations sur la frontière les garnisons du Brabant ; l’armée du Rhin en avait fait autant vis-à-vis des troupes du Palatinat et des Pays rhénans ; et, suivant le succès obtenu par Lafayette, le maréchal Rochambeau pénétrait dans les Pays-Bas avec sa propre armée seule, ou réunissait en une seule masse l’armée du Nord et l’armée du Centre pour des opérations à déterminer ultérieurement.

Cette idée d’une invasion du pays de Liège appartenait à la fois à Lafayette et à Dumouriez et était bien antérieure à la situation actuelle. Elle remontait à 1790, date à laquelle les Pays-Bas, en insurrection déclarée contre la domination autrichienne, avaient demandé à la France un officier pour organiser leur armée. Dumouriez, sur lequel était tombé ce choix, à l’instigation de Lafayette alors tout-puissant, avait reconnu à cette époque que la révolution belge, conduite par des gens sans convictions ni talens, était appelée à échouer comme elle fit effectivement en décembre 1790. Dans le pays de Liège, au contraire, les racines du mouvement insurrectionnel étaient plus profondes, plus vivaces ; le principe des revendications se rapprochait sensiblement des nôtres ; en conséquence, une intervention, inutile et sans profit en Brabant, avait toute chance de réussir dans le pays de Liège, et de n’être pas moins utile à notre propre cause qu’à celle des Liégeois révoltés.

C’étaient ces considérations qui venaient de servir de base à Rochambeau et à Lafayette pour établir leur conception nouvelle. Le plan ainsi modifié fut présenté au Conseil du Roi qui l’approuva — probablement le 22 mars — et le 23, le maréchal de Rochambeau en communiquait à Lauzun les traits principaux. « Vous devez savoir, mon cher Biron, lui écrivait-il à la date précitée, vous devez savoir par les dispositions du nouveau ministère, que leur but, en cas de guerre, est de donner l’offensive à entreprendre à M. de Lafayette sur la rive droite de la Meuse. Cette guerre révolutionnaire est plus dans son genre, et je crois qu’elle peut produire plus d’effet dans le pays de Liège que dans le Brabant. Je conviens que les moyens qui nous resteront seront bien courts... nous ne pourrons guère compter que sur des bataillons de gardes nationales d’augmentation et le retour de quelques escadrons qu’on pourra peut-être tirer de l’intérieur, mais notre ligne de défense deviendra beaucoup moins longue qu’elle n’était ci-devant et nous tâcherons d’user de nos moyens de manière à ne pas rester dans une offensive morte. Si l’ennemi se dégarnit et nous prête le flanc, mon plan serait de camper quatre ou cinq mille hommes à Maubeuge et d’en rassembler douze ou quinze mille près de Valenciennes, avec deux ponts au-dessus de l’Escaut. Il me semble que notre gauche à Valenciennes, notre droite à Famars, la Rhonelle devant nous, deux ponts sur l’Escaut derrière nous pour marcher au besoin vers Douai et Lille, nous mettraient dans une position respectable et à portée de prendre l’offensive suivant les circonstances. Voilà mes vues générales, mon cher Biron. Lafayette doit se rassembler à Dun, et s’il fait quelque entreprise de son côté, il doit nécessairement attirer les plus grandes forces de l’armée du Brahant. Tous ces raisonnemens sont pour vous seul, mon cher Biron ; mandez m’en votre opinion[1]. »

Cette lettre du maréchal causa à Lauzun un profond dépit.

Était-il ambitieux ? Nous n’hésitons pas à répondre par l’affirmative. Ses lettres, que nous avons sous les yeux, sont trop remplies de protestations de modestie et de désintéressement pour ne pas dissimuler la vérité. Le détachement sincère des grandeurs parle un autre langage, ne répète pas à satiété qu’il ne désire rien, qu’il n’envie aucune récompense, même les plus légitimes. Au moment où Rochambeau écrivait sa lettre à Lauzun, celui-ci, nommé lieutenant général du mois de janvier précédent, remplissait à Valenciennes les fonctions de chef d’état-major du général absent et même l’intérim du commandant en chef. A vrai dire, il existait à l’armée plusieurs lieutenans généraux d’une ancienneté antérieure à la sienne : d’Aumont, Crillon, Caulaincourt, d’Elbhecq, d’HarvilIe ; mais, outre que certains d’entre eux étaient pourvus de commandemens territoriaux qui les tenaient éloignés du quartier-général, ceux-là même qui résidaient à Valenciennes, comme le duc de Crillon, par exemple, affectaient de demeurer dans le ressort de leur division, et laissaient Lauzun trancher du général en chef. Celui-ci en contractait doucement l’habitude, tout en maugréant contre Rochambeau, qui l’accablait de besogne, assurait-il, et à qui « il était égal qu’il en crevât. »

Lauzun, sous le ministère précédent, avait entretenu avec son ami Narbonne une double correspondance, l’une officielle, l’autre intime dans laquelle il savait obtenir de l’ami ce qu’hésitait parfois à lui accorder le ministre. Il avait profité de cette intimité pour discréditer quelques camarades qu’il jugeait dangereux ou simplement importuns, notamment Grillon, d’Aumont, de la Rocque : « Tu connais nos lieutenans généraux, MM. d’Aumont et de la Rocque, — écrivait-il à Narbonne le 9 décembre 1791, alors qu’il n’était lui-même encore que maréchal de camp, — le premier, sans aucun talent militaire, ni même l’habitude de servir, est cependant utile par ses principes et son attachement à la constitution ; le second est totalement fini, sans fermeté ni activité, et le nouvel ordre de choses lui déplaît mortellement... »

A l’arrivée aux affaires de Dumouriez, Lauzun tâta sur-le-champ le terrain et chercha à savoir s’il lui serait possible de continuer avec le nouveau venu les erremens qu’il avait suivis avec son prédécesseur. Dumouriez était ministre du 15 mars, et la nouvelle en était arrivée à Valenciennes le 17 ou le 18 : à la date du 19. Biron écrivait au successeur de Narbonne : « Vous êtes, Monsieur, ministre du département le plus important ; vous le connaissez mieux que personne, et vos talens et votre patriotisme doivent vous donner une grande influence dans le Conseil du Roi. Vos principes politiques et constitutionnels ont si constamment été les mêmes depuis bien des années, que je regarde comme un devoir de l’amitié de vous soumettre quelques réflexions qui fixeront peut-être votre attention... » Et il continuait en exposant ce qu’il avait expliqué jadis et dans les mêmes termes à Narbonne : la nécessité d’une alliance avec l’Angleterre, celle d’obtenir la neutralité de la Prusse, etc., etc.

En affirmant que « ses principes politiques et constitutionnels » avaient toujours été ceux de Dumouriez, Lauzun s’avançait beaucoup. En réalité, ces deux hommes étaient surtout unis l’un à l’autre par leurs préventions ou leurs rancunes contre l’ancien régime, avec cette différence que ces rancunes, très compréhensibles chez Dumouriez, ne l’étaient à aucun degré chez Lauzun.

Il y a lieu de croire que le nouveau ministre des Affaires étrangères ne demeura pas sans être flatté de cette démarche d’un duc à brevet, du représentant le plus brillant de cette aristocratie agonisante sans doute, mais qui, dans ses derniers momens, gardait encore un indiscutable prestige. En tout cas, il était trop fin pour rejeter de telles avances, pour ne pas ménager un homme qu’il savait fertile en ressources, un intime ami du duc d’Orléans, possédant des relations avérées ou secrètes dans toute l’Europe. Il lui répondit donc, à la date du 29 mars, par une lettre dans laquelle il lui disait que « son cœur ne serait jamais en faute avec son honorable ami Biron, » parce qu’il y avait « trop longtemps que leurs opinions et leurs sentimens s’accordaient, » Dumouriez ajoutait : « Voici le moment venu de mettre à exécution pour une nation libre ce dont on nous a écartés sous le despotisme absurde des ministres. Vous êtes, mon ami, un des plus forts arcs-boutans de ma machine politique et militaire ; je garde précieusement les réflexions de votre lettre du 18... »

Cette lettre de Dumouriez parvint à Lauzun, à Valenciennes, le 31 mars. Elle venait à propos pour tempérer l’humeur que lui avait donnée la lettre de Rochambeau, pour calmer l’irritation que lui avaient surtout causée les dispositions du plan de campagne communiqué. Et comment ce plan n’aurait-il pas provoqué chez Lauzun le dépit et la colère ! En premier lieu, l’attribution de la mission stratégique prépondérante à Lafayette, chargé, comme on l’a vu, du rôle offensif et brillant, alors que les deux autres armées du Nord et du Rhin gardaient la défensive, était une première cause de mortification. Effectivement, Lauzun n’aimait pas Lafayette, son cadet de dix ans, qu’il voyait à trente-cinq ans commander en chef une armée, quand lui, Biron, venait à peine de passer lieutenant général et demeurait en sous-ordre. De plus, si l’armée du Centre était seule à agir offensivement, c’était elle qui aurait surtout et même uniquement l’occasion de se signaler ; c’est à elle seule que seraient accordés les honneurs, les récompenses, les faveurs.

Il convenait d’empêcher un parti doublement fâcheux en ce qu’il servait un homme auquel on eût aimé nuire, et qu’il était préjudiciable à qui l’on voulait favoriser. Pour cela, il était urgent d’avoir l’oreille du président du Conseil ; or la lettre de Dumouriez reçue le matin même donnait à Lauzun de grandes espérances à cet égard.

En homme toujours pressé d’aboutir, estimant d’autre part que là, plus qu’ailleurs encore, il était nécessaire de ne point perdre de temps, Lauzun adressa incontinent à Dumouriez une lettre longue, habile, pressante, destinée à jeter les premiers doutes dans l’esprit du ministre. Déjà, dans celle du 19, et alors qu’il savait seulement d’une façon vague les intentions du nouveau ministère, il avait abordé, par avance, le sujet qui lui tenait au cœur et déclaré que « nous n’avions d’autre parti à prendre que de réduire à une forte et excellente défensive les deux armées de MM. Luckner et de Lafayette et de faire refluer tout ce qu’il serait possible d’en tirer sur l’armée du Nord... Nous serions alors en mesure de déclarer au roi de Hongrie que nous désirions maintenir la paix, mais qu’à sa première réponse ambiguë... nous entrerions dans le Brabant... »

La lettre du 2 avril était plus catégorique : « Permettez-moi de vous dire, écrivait Lauzun, combien je suis étonné et affligé de la manière dont votre ministère me paraît avoir disposé de nos armées. Réduire celle du Nord à la défensive, s’ôter les moyens d’entrer dans le Brabant, si nous avons à nous plaindre des Autrichiens, les débarrasser de la nécessité d’y tenir une armée considérable, et tout cela pour renforcer notre armée du Centre, pour charger des opérations hostiles le moins expérimenté de nos trois généraux (car je ne pense pas que les plus chauds partisans de M. de Lafayette veuillent comparer ses talens militaires à ceux de MM. Luckner et Rochambeau), en vérité, mon ami, c’est ce que faisaient autrefois les maîtresses du Roi pour les favoris devenus généraux, il est impossible que de telles mesures inspirent la confiance et paraissent dictées par le seul amour de la chose publique. Réfléchissez-y, et beaucoup de raisons très fortes, qu’il est inutile de détailler, se présenteront à votre esprit et feront impression sur lui... »

Après avoir pesé ainsi directement sur l’esprit de Dumouriez, Lauzun songea à faire agir vis-à-vis du ministre d’autres influences qu’il savait puissantes, comme celle de Talleyrand, par exemple ; il écrivit donc le même jour à l’ancien évêque d’Autun pour lui démontrer la nécessité de donner à l’armée du Nord la prépondérance sur les deux autres. Une force militaire considérable entretenue par nous vis-à-vis du Brabant, destinée à y pénétrer, prête à y revivifier la flamme insurrectionnelle mal éteinte en 1790, c’était pour l’Empereur l’obligation de maintenir des troupes nombreuses dans les Pays-Bas, c’était un obstacle à toute entreprise offensive tentée ailleurs contre nous. Mais ce résultat ne pouvait plus être atteint « si l’on avait la maladresse de réduire l’armée du Nord au pied de défensive, et cela pour rendre active la seule qui ne dût jamais l’être, et la faire commander par le moins expérimenté de nos trois généraux, quand le plus habile ne serait pas trop bon pour la circonstance. Dites-leur donc que s’ils veulent absolument que le destin de la France dépende de la médiocrité de M. de Lafayette, il faut au moins se ménager les moyens de le soutenir s’il est battu ; M. de Rochambeau peut seul lui donner du secours, mais il ne faut pas le laisser dans un strict état de défensive qui ne lui permette pas de rien détacher. On a persuadé au ministère et même à M. de Rochambeau que c’était la Révolution de Liège qu’il fallait faire ; son succès n’entraînera certainement ni le Brabant ni la Hollande, et celle du Brabant eût nécessairement entraîné Liège... J’ai écrit tout cela à Dumouriez. Dites-lui encore... qu’il ne souffre pas qu’on livre le Nord de la France, Paris et, ce qui est cent fois plus dangereux, l’opinion... »

Dumouriez avait mis huit jours à répondre à la première lettre de Lauzun ; il lui écrivit cette fois par le retour de son propre courrier, lui exposant que des raisons importantes « qu’il lui expliquerait et que Lauzun approuverait » avaient dicté la décision du Conseil. Après avoir fait pressentir à son « brave, spirituel et franc ami » que l’ouverture des hostilités était imminente, Dumouriez ajoutait : « En attendant, préparez-vous à faire des niches à vos voisins, et si, sous huit jours, je n’ai pas une réponse catégorique (de l’Empereur), laissez arriver non seulement les déserteurs armés ou non, mais même les corps entiers s’ils se présentent. »

A propos de cette invitation de Dumouriez à Lauzun de « laisser arriver les déserteurs, » il est indispensable que nous donnions ici une explication.

Aux termes des conventions diplomatiques intervenues entre la France et l’Autriche, conventions toujours en vigueur, puisqu’à la date du 1er avril, la guerre n’était point déclarée, les déserteurs ne pouvaient être accueillis ni dans l’une, ni dans l’autre armée, et devaient être, au contraire, livrés à la première réquisition de la puissance intéressée. Depuis longtemps, et déjà à l’époque où Narbonne occupait le ministère de la Guerre, Lauzun avait signalé l’apparition dans nos lignes d’un certain nombre de déserteurs autrichiens et avait indiqué la possibilité de former avec eux des bataillons ou des légions auxiliaires. En réalité, cet exode se réduisait à fort peu de chose ; mais, dans sa préoccupation d’attribuer, de faire attribuer à l’armée du Nord le rôle prépondérant dans les opérations, Lauzun dénaturait les faits, leur accordait une importance qu’ils n’avaient nullement. Déjà, à la date du 6 janvier, il avait écrit à Narbonne « qu’on ne pouvait se faire une idée de la prodigieuse désertion qui devait éprouver l’armée impériale dans les quinze premiers jours de la déclaration de guerre, de l’embarras et de la souffrance que cette désertion mettrait dans toutes les opérations de l’ennemi. » Et il lui annonçait encore deux mois après, le 6 mars, « qu’il se préparait un grand mouvement de désertion dans les troupes de l’Empereur, » et qu’il était averti, lui Lauzun, « qu’il pourrait nous venir d’un moment à l’autre des compagnies, peut-être même des corps entiers avec chevaux, armes et bagages. »

Lauzun avait repris ce thème avec Dumouriez. En montrant au ministre les Brabançons, c’est-à-dire les Belges, prêts à se soulever en notre faveur, en lui signalant les régimens autrichiens disposés à passer en masse sous nos drapeaux, il lui faisait toucher du doigt la nécessité d’utiliser sans retard des sentimens aussi favorables à notre cause. Pour on tirer parti, il fallait obligatoirement que l’armée du Nord prît le plus tôt possible l’offensive ; qu’elle pénétrât en Belgique ; qu’elle fît tomber par son irruption en pays autrichien les scrupules des quelques Belges qui pouvaient hésiter encore à se soulever.

Dumouriez était tout disposé à prêter l’oreille à ces propositions. Effectivement, s’il avait conçu jadis des doutes sur l’efficacité du soulèvement belge contre la domination autrichienne, c’est qu’il avait envisagé surtout la faiblesse des chefs du mouvement, des dirigeans tels que Van der Noot ou Van Eupen ; mais il avait toujours cru à l’existence d’un sentiment de révolte dans le peuple et, en admettant que ce sentiment ne fût pas aussi caractérisé en Belgique que dans l’évêché de Liège, il n’était pas moins possible, pas moins politique d’en tenir compte, de s’en servir. En ce qui concernait la désertion autrichienne, la proposition de Biron lui causa une joie profonde et lui apparut comme signalant un fait d’importance capitale. Il s’y rallia instantanément, avec passion, et répondit le jour même à Biron, lui demandant non seulement d’accueillir sans différer les déserteurs qui se présenteraient, mais « de les envoyer à Paris où leur promenade ferait un beaucoup meilleur effet que la promenade des Châteauvieux[2]. » Dans une autre lettre sur le même sujet, il disait encore : « Préparez la désertion autrichienne, et sous peu de temps, nous lâcherons la bride à ce moyen d’effrayer le « jeune homme[3]. » Si nous pouvions avoir un corps entier tout armé, tout vêtu, nous lui ferions une entrée triomphale à Paris comme aux Châteauvieux et cela ferait un bien autre effet. »

Lauzun avait, en réalité, mis en avant cette histoire de déserteurs autrichiens comme un appât destiné à amorcer Dumouriez, à l’amener à l’idée de l’offensive pour l’armée du Nord. Cette modification au plan stratégique de Rochambeau demeurait pour lui la question principale, la désertion des troupes autrichiennes étant l’accessoire. Mais c’était le contraire qui se passait dans l’esprit de Dumouriez, et ce qui l’avait frappé le plus dans les dépêches de Lauzun, c’était précisément cette question de déserteurs. Ce qu’apercevait le ministre, dans la situation que lui faisait entrevoir son correspondant, c’était bien moins le fait lui-même que la portée morale qu’il pouvait avoir, que les conséquences dont il pouvait être l’origine pour l’avenir de la Révolution. Les Belges révoltés, donnant tout d’un coup la main aux soldats autrichiens leurs oppresseurs ; les uns et les autres franchissant ensemble la frontière en abandonnant, ceux-ci leur sol national, ceux-là leur drapeau, et venant côte à côte se ranger sous « l’égide de la Liberté, » quel coup d’éclat en Europe, quel coup de théâtre, quelle « réclame ! »

A partir des premiers jours d’avril, on voit cette illusion de Dumouriez de promener dans Paris des uniformes autrichiens s’élever chez lui à l’état de manie, d’idée fixe ; il en parle dans toutes ses dépêches ; il y revient à diverses reprises dans la même lettre.

« Faites passer les déserteurs tout équipés à Paris, écrit-il le 13 avril, et pour qu’ils soient parfaitement reçus, adressez-les de club en club, jusqu’à celui des Jacobins. Si, comme vous me l’assurez dans une de vos précédentes lettres, vous avez la possibilité de faire déserter une compagnie ou un escadron entier, nous sommes sûrs que cela nous produira deux bons effets. Le premier, d’encourager la Nation, parce qu’elle verra par expérience qu’elle peut espérer fondre cette grande armée par l’appât de la liberté et de l’aisance. Le deuxième est d’effrayer les généraux autrichiens en leur inspirant la méfiance contre leurs soldats. Comme les généraux sont des Allemands, brutaux et bêtes pour la plupart, ils croiront pouvoir arrêter la désertion en redoublant de sévérité et cette même sévérité augmentera la désertion. »

Un peu plus bas, toujours dans la même lettre, Dumouriez disait encore : « C’est dans vos lettres que j’ai conçu le plan de faire cette opération très en grand. Occupez-vous en sur-le-champ pour qu’avant huit jours nous puissions promener des Autrichiens dans Paris comme on va y promener des soldats de Châteauvieux. » Dans une autre lettre, Dumouriez revient encore à la charge : on sent qu’il entrevoit de plus en plus dans ce projet une source intarissable d’avantages, et qu’il tient absolument à en hâter la réalisation : « Tâchez, dit-il, de nous envoyer à Paris des uhlans et des Hongrois que nous puissions carrosser et promener comme les soldats de Châteauvieux... surtout envoyez-nous les déserteurs à Paris tout habillés, armés, montés surtout. S’ils peuvent être un peu nombreux... adressez-les de club en club. Il faut qu’on les voie à Paris, qu’on les y fête et que tous les papiers publics en retentissent. » Et du lendemain, 14 avril, six jours avant la déclaration de guerre : « Suivez très vivement le projet d’embauchage ; allez-y bon jeu, bon argent, d’après ma lettre d’hier matin. Le plus tôt que nous pourrons faire promener des uniformes au Palais-Royal sera le mieux... »

Dumouriez, à la fois madré et naïf, doué d’une imagination sans cesse en travail, entrevoyait déjà toute l’armée de l’Empire combattant dans nos rangs et sous nos couleurs : « Je prévois avec plaisir, disait-il à Biron le 27 mars, qu’à la tête des troupes de la nation, vous commanderez bientôt une armée autrichienne dont nous nous servirons parfaitement contre les despotes. » Que ne devait-on donc point faire pour Lauzun, pour cet homme précieux qui avait conçu et se faisait fort d’exécuter ce plan génial de désertion en masse ? Le bâton de maréchal de France ne paraissait pas une récompense exagérée pour un tel service, et Dumouriez n’hésitait pas à le lui promettre. « Laissez-moi, lui écrivait-il, laissez-moi saisir l’occasion de vous mettre à la main le bâton qu’ont honoré vos pères. » Et pour faire naître cette occasion, le moyen le plus sûr était non seulement d’attribuer à l’armée du Nord un caractère nettement offensif, mais surtout de réserver à Biron le rôle principal dans cette offensive. Il ne pouvait exister aucun doute à cet égard.

Ce fut ainsi que, séduit par les raisonnemens spécieux de son correspondant, désireux de lui être agréable, de le mettre en lumière, Dumouriez commença à prêter l’oreille aux propositions de Valenciennes, concernant l’opportunité qu’il pourrait y avoir à modifier le plan d’opérations Rochambeau-Lafayette. L’idée de cette modification, d’abord assez vague dans l’esprit du ministre des Affaires étrangères, finit par germer, par prendre corps, par se développer, et se développer au détriment de toute autre. Aussi Beauharnais, envoyé à Paris pour exposer verbalement à Dumouriez les raisons de Lauzun, pour essayer de le convertir à ses désirs, trouva-t-il un terrain tout préparé, un homme acquis d’avance à ce qu’on venait lui proposer.

Ce fut en réalité à ce moment, c’est-à-dire pendant le séjour de Beauharnais à Paris, ce fut dans ses conférences avec le ministre des Affaires étrangères que fut définitivement combiné, nous allions dire comploté, le nouveau plan stratégique et l’offensive de l’armée du Nord.

Il fut décidé alors que, tout en conservant à Rochambeau le commandement nominal des troupes, on ne laisserait guère à sa disposition que des réserves, les bataillons de gardes nationales inexercées, en un mot les contingens de seconde ligne ; et qu’au contraire, tout ce que l’on pourrait rassembler de troupes actives serait réuni sous Lauzun, en une seule masse, destinée à opérer une irruption soudaine dans le Brabant, flanquée, à droite et en retrait, par l’armée de Lafayette, à gauche, par des détachemens tirés de Lille et de Dunkerque.

Tout cela n’était point encore bien réglé dans les détails, mais le principe en était arrêté. Aussi, le soir du 11 avril, Beauharnais pouvait-il annoncer avec vérité à Lauzun que « l’armée du Nord devait être offensive comme celle du Centre et qu’une division de vingt mille hommes placée sous son commandement serait particulièrement destinée à opérer activement. » — « Toutes les mesures relatives à ce système, ajoutait-il, vont être prises, et plusieurs même qui s’y rattachent ont déjà été ordonnées. » Deux jours après, le 13, Dumouriez écrivait lui-même à Lauzun pour lui confirmer ces nouvelles : « Si la totalité de l’armée du Nord n’agissait pas offensivement, lui disait-il, il y aurait cependant une partie de cette armée employée très activement et c’est vous qui la commanderiez. »


III

Ce fut le 15 avril que prirent fin les conférences entre Dumouriez et Beauharnais. Les grandes lignes du nouveau plan d’opérations avaient été tracées de la façon que nous avons dite ; toutefois, il restait un point à préciser : la façon dont on ferait accepter au maréchal de Rochambeau la situation nouvelle.

La question était délicate. Rochambeau, par son âge, par sa situation personnelle, par son grade, enfin par la faveur dont il jouissait auprès du Roi, était une personnalité avec laquelle même un ministre ne pouvait se passer de garder des ménagemens. Or on se doutait bien que le maréchal opposerait un veto catégorique à une modification aussi radicale que celle à laquelle on voulait s’arrêter. Dumouriez, doué d’un esprit fécond en ressources, chercha un expédient ; Beauharnais s’ingénia ; Lauzun fit de même. Mais ni les uns ni les autres n’avaient trouvé de solution satisfaisante quand une aggravation subite de l’hydropisie dont souffrait Rochambeau parut devoir trancher le litige. A vrai dire, Rochambeau disparaissant, il n’existait plus de litige. Effectivement, s’il avait paru malaisé d’imposer au maréchal un plan contraire à ses idées, il demeurait tout simple de modifier la conception originelle le jour où un autre serait placé à la tête de l’armée du Nord ; et cette dernière éventualité paraissait être à la veille de se réaliser.

La nouvelle d’une aggravation dans l’état du vieux maréchal n’eut pas été plus tôt divulguée que l’on se préoccupa de lui donner un successeur. Il fallait s’attendre à voir les amis de Lauzun mettre en avant sa candidature : ils n’y manquèrent point. Beauharnais, écrivant le jour même à Valenciennes, disait à ce sujet : « L’opinion publique est toujours que M. de Rochambeau ne partira pas et que ce doit être vous ou M. d’Estaing qui devez commander l’armée. J’ai passé la soirée hier chez Cond... avec l’abbé Si...[4], la députation de Bordeaux, etc. Ils désirent tous que vous ayez en chef le commandement de l’armée du Nord... »

Il existait cependant à la réalisation de ce vœu un obstacle difficile à surmonter. C’était le vote rendu par la Constituante en se séparant, c’était le décret décidant qu’une charge officielle ne pouvait être conférée à aucun de ses membres pendant tout le temps où la nouvelle Assemblée serait en fonctions. Et il ressortait de ce vote, d’après l’interprétation admise en 1792, que Lauzun, ancien député du Quercy aux États-Généraux de 1789, pouvait bien remplir à l’armée du Nord les fonctions de son grade, mais demeurait inhabile à y exercer, à moins que son ancienneté ne l’y appelât, un commandement comportant l’envoi de lettres de service spéciales telles que les provisions de général en chef. Les amis de Biron, en gens la plupart rompus aux finasseries du langage législatif, cherchèrent comment on pourrait tourner la difficulté, la façon dont il serait permis d’éluder une loi due sans doute à un sentiment généreux de désintéressement, mais dont les conséquences fâcheuses commençaient à se faire sentir. Ce fut Talleyrand qui trouva l’expédient. « Il est positivement décidé, mon cher Lauzun, écrivait-il le 5 avril, que votre général Rochambeau ne retourne pas. Il traînera ici, parlera d’eau dans la poitrine, sera à la veille de partir... et restera ; c’est de son intérieur qu’est tiré tout ce que je vous dis là. Il faut que ce soit vous qui commandiez si l’on fait quelque chose ; dites-moi quel est le moyen, c’est-à-dire dites-moi quel est plus ancien pour qu’on l’envoie ailleurs. Vous savez bien qu’en vertu de votre charmant décret de la Montagne, vous ne pouvez rien commander que par ancienneté ; ainsi il faut se défaire de tout ce qui est plus ancien que vous. Mon opinion est que vous allez être d’ici à quinze jours dans la plus grande activité ; on attend la réponse du cabinet de Vienne et on la prévoit. Vous savez que Dumouriez a toujours été à l’idée d’attaquer ; il y est plus que jamais ; tout ce qui nous tourmente dans l’intérieur l’y porte. Il faut que nous sachions par vous ce que nous devons faire faire à M. de Grave et à M. Dumouriez. »

Biron, qui très probablement avait envisagé déjà l’éventualité de la disparition de Rochambeau, Biron, pour lequel ses amis ne travaillaient pas certainement sans avoir son consentement, parut troublé de la proposition qui lui était faite. Tout d’abord, il sembla ne point l’agréer. La vérité est qu’entre l’ambition d’être quelque chose, ce dont il avait bien envie, et le sentiment, peut-être vague en lui, mais existant cependant, qu’il était inférieur à la tâche dont on voulait charger ses épaules, il demeurait perplexe, hésitait, montrait nettement combien il était peu fait pour une situation où il fallait surtout de la décision, de l’énergie, du caractère.

Il répondit à Talleyrand qu’il n’apercevait point, parmi ses camarades de l’armée du Nord, de successeur capable de substituer Rochambeau et qu’ « il ne s’aimait pas mieux que les autres ; » que le meilleur parti serait d’appeler Luckner à Valenciennes, confiant l’armée, — celle d’Alsace, — à M. de Gelb (qui y commandait déjà une division), et, qui « avec le Rhin devant lui, y serait très suffisant » Si le Roi tenait absolument à laisser Luckner à Strasbourg, Biron désignait comme candidat pour l’armée du Nord M. de Choisy « si sa santé était rétablie, » ce qui était bien loin d’être le cas. En dehors de M. de Choisy, continuait Lauzun, « j’avoue franchement que je ne vois plus que moi,… et vous me permettrez de vous faire observer que si le décret de la Montagne s’oppose à ce que je puisse commander les lieutenans généraux, mes anciens dans notre armée, il a déjà été enfreint pour M. de Lafayette, qui a été prendre le commandement de l’armée de la Moselle, quoique M. de Belmont, qui y est resté, fût lieutenant général dix ans avant lui. Si cette exception ne peut regarder que M. de Lafayette, s’il est au-dessus des lois, cela doit donner beaucoup d’espoir à ceux qui ne veulent pas s’y soumettre. »

L’amélioration inattendue qui se produisit dans l’état de santé de Rochambeau, l’énergie que manifesta le vieux soldat en cette circonstance, vinrent rendre inutile cet accaparement prématuré de succession. Cependant, dès que le Conseil adoptait un plan différent de celui du maréchal, on en était réduit ou à le lui imposer en provoquant sa démission éventuelle, ou à le lui dissimuler jusqu’au dernier moment.

Ce fut à ce dernier parti que Dumouriez s’arrêta.

Le futur vainqueur de Valmy[5] et de Jemappes ne répugnait pas, il faut malheureusement l’avouer, à ces procédés souterrains à ces manœuvres tortueuses, et comme Lauzun se trouvait là tout de même dans son élément, les deux amis s’entendirent facilement pour agencer clandestinement leur conjuration de palais. C’est un des détails les plus pénibles de cette étrange affaire, de voir ces deux hommes s’ingénier à tenir le maréchal en dehors de leurs agissemens, à lui dissimuler également leurs tentatives d’embauchage à l’étranger et leurs combinaisons stratégiques pour l’invasion des Pays-Bas, à agir en un mot non point en hommes d’État poursuivant la réalisation d’une idée avouable, mais en politiciens véreux cherchant à faire aboutir par des chemins détournés une entreprise louche. Cette pensée de tenir soigneusement Rochambeau en dehors des nouvelles combinaisons préoccupe Dumouriez, et il y revient à diverses reprises dans sa correspondance : « Je vous prie de ne parler (de tout cela au maréchal), que lorsque la machine sera parfaitement montée, et même je crois que vous pouvez vous dispenser de lui faire cette confidence. » Et ailleurs : « Je crois le maréchal très opposé au plan d’offensive. Quand il aura les ordres, vous vous chargerez de le convertir. Je n’ai pas besoin de vous recommander la plus souveraine discrétion. »

Ce n’est pas une des moindres anomalies de cette époque féconde en surprises de voir entrer, dans ce véritable complot contre le maréchal, son propre fils qui n’était cependant plus un jeune homme[6], et qui commandait en qualité de maréchal de camp la place de Maubeuge. Séduit par l’ascendant de Lauzun, Joseph Rochambeau avait accepté de faire lui aussi de l’embauchage en dehors de son père et demeurait même, par suite de sa position sur l’extrême frontière, l’agent le plus actif de cette entreprise hasardée. Hasardée, et peu glorieuse, et qui ne paraissait guère devoir aboutir ! Effectivement, les jours s’écoulaient ; on était arrivé à la veille de la déclaration de guerre, et Biron n’avait envoyé à Paris pas le moindre uhlan. Dumouriez s’étonnait de ces retards, demandait des explications. Il ne comprenait pas les obstacles imprévus qui s’opposaient tout d’un coup à la réalisation d’une opération dont on lui avait déclaré tout d’abord l’exécution sans difficultés. Mais Lauzun, qui s’était fort avancé pour parvenir à ses fins, commençait à revenir adroitement sur ses dires. Il assurait bien encore qu’il avait mis des agens en campagne et qu’il attendait de bons résultats de leurs démarches. Mais il affirmait aussi qu’on avait tardé trop de temps à le laisser agir, qu’on avait ainsi annihilé en grande partie les moyens d’action qu’il avait eus tout d’abord à sa disposition, que « si la fermentation était encore grande en notre faveur à Mons et à Tournay, la discipline y était sévère et la surveillance très active. » Il se préparait ainsi adroitement une défaite. Il écrivait notamment à Dumouriez que les soldats autrichiens ne dissimulaient point « leur envie de déserter, que le grand nombre surmonterait les obstacles, mais que tous demandaient ce qu’ils deviendraient ensuite et s’il y avait des corps destinés à les recevoir. » Or, les légions, les bataillons, les escadrons dont Biron avait demandé la formation n’étaient point créés : il fallait donc prévoir que les Autrichiens ne viendraient point encore.

Dumouriez entendit-il qu’il avait été joué, tout au moins que Biron avait abusé de sa crédulité, qu’il avait fait briller à ses yeux une apparence décevante ? Il y a lieu de le supposer. Toutefois, avec la décision qui faisait le fonds de son caractère, il comprit que ce n’était point le moment de récriminer, ni de rien modifier. Il fit semblant d’accepter les raisons qu’on lui donnait, ne fit entendre aucune plainte et, sans penser à regretter les erreurs passées, il chercha seulement à pallier leurs conséquences.

A la date à laquelle nous sommes parvenus, c’est-à-dire au 15 avril, le ministre des Affaires étrangères s’occupait avec de Grave de faire rédiger définitivement les instructions nouvelles destinées à l’armée du Nord, instructions tenues rigoureusement secrètes, nous l’avons dit, et qui ne devaient être divulguées qu’au dernier moment.

Or, à la même date, Rochambeau, à la veille de regagner Valenciennes, faisait également rédiger au ministère, — peut-être par les mêmes commis, — le plan arrêté primitivement avec Lafayette, agréé jadis le 22 mars par Dumouriez, par le Conseil du Roi et qu’il s’imaginait être toujours valable.

On se souvient que ce plan du 22 mars n’était pas la conception primitive des deux généraux, Dumouriez ayant exigé, à son arrivée au ministère, qu’on introduisît dans cette combinaison originelle d’importantes modifications, notamment l’invasion par l’armée du Centre du pays de Liège. Ce fut naturellement en tenant compte de ces dispositions nouvelles que Rochambeau fit rédiger par de Grave les instructions qu’il était supposé recevoir du Conseil du Roi. Aux termes de ce mémorandum, l’affaire importante et urgente pour l’armée du Nord était de rassembler ses troupes en trois « camps d’instruction, » c’est-à-dire de les appeler des différentes garnisons où elles étaient pour le moment éparpillées, et de les concentrer en trois masses d’où elles pourraient « au premier signal, prendre l’attitude de guerre, si la politique étrangère nous forçait à le faire. » L’emplacement de ces camps était fixé à Dunkerque, à Maubeuge, à Valenciennes, et les troupes devaient y être réunies du 1er au 10 mai. On devait grouper trois ou quatre mille hommes à Dunkerque, quatre à cinq mille à Maubeuge, dix-huit mille aux environs de Valenciennes. « Si nous étions forcés de faire la guerre, continuait l’instruction, le camp de Maubeuge et celui de Valenciennes se réuniraient pour s’emparer de Mons et seraient au moins portés à vingt-cinq mille hommes. C’est de Mons que ce corps d’armée marcherait sur Bruxelles... Ces opérations devraient se faire de concert avec celles de l’armée du Centre (Lafayette) qui serait la première à se mettre en mouvement... Dans la supposition de guerre qui doit être celle qui dirige essentiellement toutes les opérations actuelles, les troupes du camp de Dun (Lafayette) marcheraient sur Givet où elles prendraient une position passagère pour se porter avec rapidité sur Namur et de Namur sur Liège. C’est à l’époque de leur marche sur Namur que l’armée du Nord (Rochambeau) se portera sur Mons et de là sur Bruxelles, si il armée du Centre (Lafayette) réussit à s’emparer de Namur et qu’une grande insurrection facilite la marche sur Bruxelles... »

Ce qu’il faut surtout remarquer dans ces instructions du 15 avril, si l’on veut en discerner l’idée originale et maîtresse, c’est la dernière phrase que nous venons d’en citer et que nous avons soulignée, la disposition qui subordonnait l’offensive de l’armée du Nord entièrement à celle de l’armée du Centre. Conformément à ces prescriptions, l’armée du Nord ne devait se porter en avant que du 1er au 10 mai, elle devait attendre que Lafayette se fût emparé de Namur, elle devait attendre en outre qu’une « grande insurrection se produisît en notre faveur en Belgique. »

Tout cela était bien aléatoire et bien hypothétique, mais quoi qu’il en fût, Rochambeau, décidé à rejoindre son quartier-général, était prêt à l’exécuter : il quitta Paris dans cette intention le 18 avril au soir. Le surlendemain, il était à Valenciennes ; et son premier soin, en prenant à nouveau possession de son commandement, fut de donner connaissance à Lauzun du document du 15 avril, dont il n’avait pu lui adresser jadis que le sommaire écourté.

De quelle façon l’ancien roué reçut-il cette communication ? Ni lui, ni Rochambeau, ni aucun autre témoin ne nous ont laissé de confidence sur ce sujet ; on est donc réduit à cet égard à des conjectures. Ce qui n’est pas douteux, c’est qu’il fallait être bien maître de soi, posséder une puissance de dissimulation peu commune pour supporter impassible une telle confidence. Car vraisemblablement Lauzun n’ignorait pas, à l’heure où Rochambeau lui communiquait les instructions du 15 avril, qu’en ce moment même, d’autres prescriptions, absolument contradictoires, portant la date du 22, mais depuis longtemps rédigées, étaient déjà parties de Paris et allaient arriver d’un instant à l’autre.

Elles parvinrent effectivement le 23, portées par Maret, le futur duc de Bassano, à cette époque représentant de la France près du comité révolutionnaire belge.

Pour ménager autant que possible la susceptibilité du vieux maréchal et pour lui faire accepter avec moins d’amertume une mesure qui ne pouvait manquer de le froisser profondément, Dumouriez et Lauzun avaient fait endosser à Louis XVI la responsabilité de leur acte, bien personnel cependant. En conséquence, Dumouriez avait inséré, en tête de ces instructions du 22 avril, rédigées soi-disant par le ministre de la Guerre de Grave, un préambule qui commençait ainsi : « Le Roi me charge de prévenir M. le maréchal de Rochambeau que des circonstances extérieures et politiques forcent Sa Majesté d’abandonner pour le moment le plan purement défensif, méthodique et très convenable en toute autre circonstance, pour adopter un système d’invasion qui puisse favoriser l’insurrection presque général des Belges, qui n’attendent que notre entrée dans les Pays-Bas pour lever l’étendard.

« M. le maréchal est prévenu que M. de Lafayette se mettra en mouvement sur Namur, vers le 30 de ce mois... qu’il faut, qu’à cette époque, M. le maréchal ait commencé son plan d’invasion et ait porté son avant-garde au moins à Mons et peut-être en cas de succès jusqu’à Bruxelles... Aussitôt cette dépêche reçue, M. le maréchal remettra à M. de Biron l’instruction (cachetée) ci-jointe, fera rassembler les troupes destinées à entrer en campagne des garnisons de Maubeuge, Avesnes, Landrecies, Le Quesnoy, Cambray, Douay et Valenciennes, à Quiévrain, d’où M. de Biron suivra la destination prescrite dans son instruction... M. le Maréchal est prévenu qu’au même jour où M. de Biron réunira son avant-garde à Quiévrain, M. d’Aumont (gouverneur de Lille) doit former une tête de cavalerie de huit ou dix escadrons tirés des garnisons de Lille, Aix, Béthune, Arras et Hesdin qui se rassembleront à Lille d’où ils se porteront sur le territoire autrichien en avant de Baisieux, sur la grand’route de Tournay, pour masquer cette place, inquiéter l’ennemi et lui faire croire que c’est là qu’on veut entrer. Il en résultera nécessairement un bon effet. Les troupes autrichiennes qui occupent la Flandre n’oseront pas la dégarnir pour se rendre sur le Hainaut et le Brabant ; ainsi M. de Biron n’aura affaire qu’aux garnisons de Mons et de Bruxelles. Il est de même présumable que la garnison de Tournay, qui d’après les avis multipliés que nous recevons est disposée à la désertion, favorisera l’insurrection des habitans, auquel cas l’officier général qui commandera cette tête pourrait être reçu dans Tournay... M. le maréchal donnera ordre à M. d’Elbhecq (commandant à Dunkerque) de porter un corps de troupes de 1 200 hommes, moitié cavalerie, commandée par un maréchal de camp, du côté de Furnes, sur le territoire autrichien, s’annonçant comme une tête de colonne qui pourra continuer et se conformer au reste de l’instruction... »

En prenant connaissance de ces dépêches, Rochambeau ne put dissimuler ni son mécontentement, ni sa colère. A vrai dire, ce n’était pas surtout le remplacement de son plan d’opérations par un autre qui le choquait. Des raisons politiques prépondérantes pouvaient effectivement imposer au gouvernement un changement d’attitude militaire et ordonner une modification immédiate dans la mission tout d’abord affectée aux armées. Mais ce qu’il n’était pas possible d’admettre, ce qui était intolérable, ce qui le choquait profondément, douloureusement, c’était l’atteinte portée à sa prérogative, à son autorité ; c’étaient les ordres donnés, par-dessus sa tête, à ses subordonnés, la direction de son armée assumée directement par le ministre sous le couvert mal déguisé du Roi.

En voyant le rôle attribué à Lauzun, en se rappelant les liaisons qui avaient uni jadis ce général à Dumouriez, Rochambeau comprit qu’il avait été la dupe de ces deux hommes et il s’en plaignit amèrement à son lieutenant. « Le maréchal m’a envoyé chercher sur-le-champ, écrivait Biron à Dumouriez en lui rendant secrètement compte de la façon dont avaient été reçues les dépêches du 22. — Je l’ai trouvé convaincu qu’on lui avait caché cette disposition, que j’étais dans le secret, et qu’elle était le résultat d’une petite intrigue à la tête de laquelle j’étais. Vous pouvez juger qu’après cela, je n’ai pas été bien reçu. Il m’a dit sèchement qu’il ne pouvait pas approuver une mesure à laquelle il s’était toujours opposé, mais que cela ne l’empêcherait pas de concourir de tout son pouvoir à son succès. »

On n’ignore pas que le maréchal tint parole, qu’il déploya une activité, une initiative extraordinaires pour mettre Lauzun en mesure de réussir. Celui-ci, dans ses lettres du 25 au 28, et plus tard Dumouriez, dans la séance du 4 mai à la Législative, rendirent un hommage public à cette abnégation. Malheureusement tous ces efforts devaient être perdus. Les instructions du 22 avril eurent beau être exécutées à la lettre : Biron échoua pitoyablement devant Mons, et Dillon fut encore plus malheureux devant Tournay.

Peut-être essayerons-nous de retracer un jour ces événemens dont la relation détaillée et véridique est encore à écrire : pour le moment nous ne l’entreprendrons pas. Nous avons voulu simplement faire voir comment Dumouriez avait été amené à préférer au plan rationnel et méthodique de Rochambeau la conception beaucoup plus hasardeuse de Lauzun.. Fort peu au courant de la guerre, n’ayant aucune idée des nécessités de métier auxquelles doit se plier un plan de campagne, Lauzun n’avait entrevu — en établissant le sien — que le côté purement politique de l’invasion du Brabant.

Comment ce plan n’eût-il pas échoué !

Et en voyant ce coureur de boudoirs se faire attribuer adroitement, clandestinement, au moyen de manœuvres secrètes comme l’envoi de Beauharnais à Paris, le rôle prépondérant dans l’offensive de l’armée du Nord, on ne peut s’empêcher de songer à la facilité avec laquelle les hommes se font illusion lorsqu’ils se laissent conduire par leurs passions ou par leur intérêt. Quand, le 31 mars 1792, Lauzun écrivait à Dumouriez pour lui signaler le danger de donner le rôle prépondérant à l’armée du Centre, surtout à son chef Lafayette « le moins expérimenté de nos généraux, » il s’écriait avec toute l’apparence de la plus vertueuse indignation : « En vérité, mon ami, c’est ce que faisaient autrefois les maîtresses du Roi pour les favoris devenus généraux... et il est impossible que de telles mesures paraissent dictées par le seul amour de la chose publique, » Mais quand il s’agit de lui-même, toutes les manœuvres deviennent légitimes, les intrigues n’ont plus qu’un but : le service et le salut de la patrie.

A part cette fatuité extrême, Lauzun semblait encore être un de ces hommes funestes qui portent malheur à tout ce qu’ils entreprennent. Les folies de son existence scandaleusement dissipée avaient porté le dernier coup au prestige de la royauté, et voilà que son ingérence dans le nouveau régime compromettait de la façon la plus grave les débuts militaires de la Révolution. Il eût dû comprendre que son rôle était terminé ; qu’irrémédiablement destiné à être « romanesque, il n’avait rien de ce qu’il fallait pour être héroïque ; » que, membre gangrené d’une monarchie qui mourait pour l’avoir produit, il n’y avait pour lui d’autre parti que l’abstention, le silence, l’oubli. On sait qu’il ne se rendit jamais à cette évidence, et que, pour prendre place dans ce régime où sa présence était la plus étrange anomalie, il accepta les plus amers déboires.

Tant d’ambition, de duplicité ou de faiblesse devait cependant demeurer inutile. Le 1er janvier 1794, Fouquier-Tinville envoyait à l’échafaud, comme traître à sa patrie, cet homme qui avait déjà « renié son roi, son ordre, ses croyances. » C’est le pire châtiment de Lauzun que l’histoire soit tentée d’accepter sur son compte le jugement de Fouquier-Tinville.


ARTHUR DE GANNIERS.

  1. Archives historiques de la Guerre. Année du Nord, 1792. Portefeuille A, 1 a. Carnet de correspondance du général Biron.
    Pour ne pas charger notre travail de notes, nous nous contentons de dire ici que toutes les citations qui vont suivre sont tirées soit du carnet de Lauzun, soit des cartons de la Correspondance générale de l’armée du Nord, mars et avril 1792.
  2. Nous rappelons ici que les soldats suisses du régiment de Châteauvieux, condamnés aux galères à la suite de la révolte de Nancy (août 1790), venaient d’être graciés et ramenés à Paris. Il y eut au sujet de leur délivrance et de leur retour une fête populaire (15 août), dans laquelle ces criminels furent promenés triomphalement dans les rues principales de la capitale.
  3. François II, qui venait d’être élu empereur à 24 ans.
  4. Sans doute Condorcet et Siéyès.
  5. Bien qu’on attribue généralement le gain de la bataille de Valmy à Kellermann, c’est véritablement à Dumouriez que revient l’honneur de cette journée.
  6. Il était né en 1750 et fut tué comme général de division, à Leipzig, en 1813.