Le duc Victor de Broglie
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 95 (p. 241-305).
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LE
DUC DE BROGLIE[1]

Le testament du duc de Broglie, en date du 19 juin 1839, contient cette disposition : « je lègue à mon ami M. Guizot un ouvrage de son choix à prendre dans ma bibliothèque de Broglie ; je regarde notre longue amitié comme l’un des biens les plus précieux que Dieu m’ait accordés. »

C’est en janvier 1870, à la mort du duc de Broglie, et plus de trente ans après la date de son testament, que j’ai reçu de lui ce témoignage d’une amitié vieille alors de trente ans de plus, et toujours restée la même à travers un si long temps plein de si grands événemens qui ont changé si souvent les situations et les dispositions des hommes.

J’ai à cœur de marquer ma place et ma part dans cette intimité mutuelle et persévérante. Je voudrais la faire connaître telle qu’elle a été et qu’elle s’est formée et maintenue au milieu, je puis dire au-dessus des épreuves de nos longues vies.

Ce n’est pas dans notre enfance et au sein de nos jeunes études que nous nous sommes connus et liés le duc de Broglie et moi. Il avait trente-trois ans et moi trente et un lorsque nous nous sommes rencontrés dans le monde, et que nous avons commencé à vivre l’un près de l’autre ; c’est en 1818 qu’a eu lieu notre rapprochement ; nous étions alors engagés l’un et l’autre dans la vie politique, et nous y avions déjà fait tous deux des pas décisifs, étrangers l’un à l’autre. Il appartenait à une famille de grands serviteurs de l’état, la seule famille militaire, si ma mémoire ne me trompe pas, qui ait donné à la France trois générations successives de maréchaux, tous éprouvés dans le commandement de ses armées. Le dernier des trois, grand-père du feu duc de Broglie, se signala, dès l’âge de vingt-trois ans, en 1741, à l’assaut de Prague, où il monta des premiers avec le grenadier Pascal, que le plus vaillant des officiers de fortune du temps, Chevert, avait choisi dans son régiment en lui disant : « Il me faut ici un brave à trois poils (ce furent, dit-on, ses propres expressions) ; tu vas monter sur cette échelle ; quand tu seras sur le mur, le factionnaire te criera : Wer da ? (qui va là ?) Tu ne répondras pas ; il te lâchera son coup de fusil, il te manquera ; tu lui tireras le tien, tu le tueras, et je suis à toi. » Dix-huit ans après ce début, en 1759, le lieutenant-général de Broglie gagnait sur les Prussiens la bataille de Berghen, devenait maréchal de France, gagnait encore l’année suivante celle de Corbach ; puis il était exilé en 1761, pour avoir perdu celle de Villingshausen, en compagnie du prince de Soubise, auteur, selon lui, de la défaite, et il vécut plusieurs années éloigné de la cour, « dont il ne craignait pas, dit l’un de ses contemporains, de blâmer constamment les erreurs et les fautes. C’était le Cincinnatus des temps modernes. »

« Je ne suis pas bien sûr, dit son petit-fils, le duc de Broglie (dans des Notes biographiques auxquelles il n’a pas voulu donner le titre de Mémoires), que mon grand-père ressemblât trait pour trait à Cincinnatus ; il n’avait ni déposé les faisceaux consulaires, ni forgé son épée en soc de charrue, et l’envoyé du sénat romain qui l’aurait trouvé en habit de chasse galonné sur toutes les coutures, entouré de gentilshommes de la contrée vêtus du même habit, qu’ils tenaient respectueusement de sa munificence, faisant retentir la forêt de Broglie des aboîemens de cent chiens et du galop de cinquante chevaux, l’envoyé du sénat, dis-je, n’aurait été que médiocrement édifié de sa simplicité rustique. Ce qui est vrai, c’est qu’il avait été très injustement disgracié, et qu’à l’exemple du fier patricien il en était très justement irrité. »

Lorsque, à l’explosion des premiers troubles sérieux de la révolution, le conseil du roi ordonna un rassemblement de troupes dans les environs de Versailles, le prince de Condé, qui depuis la guerre de sept ans avait été très hostile au maréchal de Broglie, demanda qu’on lui en donnât le commandement. « Le calcul du prince était simple, dit leur contemporain le comte Alexandre de Lameth dans son Histoire de l’assemblée constituante, si ces mesures présentaient des dangers, ils retomberaient sur le maréchal, qui, seul alors, restait compromis ; si au contraire elles obtenaient un succès conforme aux vœux du parti, c’était le prince qui en recueillerait les avantages… Le maréchal jugea exacts les renseignemens que nous lui transmettions, son fils le prince de Broglie et moi, sur la politique du prince de Condé ; mais il nous répondit que l’obéissance au roi était une loi qu’il avait respectée toute sa vie, qu’il désirait vivement ne point recevoir les ordres qu’on lui annonçait ; mais que, s’ils lui étaient donnés par le roi, il obéirait. »

il obéit en effet, et prit le ministère de la guerre avec le commandement de l’armée. Des témoignages irrécusables, celui de Louis XVI lui-même, attestent que, modeste dans son obéissance, il fut modéré dans son pouvoir, et ne donna au roi son maître que des conseils dégagés, sinon des erreurs, du moins des passions de son parti ; mais lorsqu’après le 14 juillet et la prise de la Bastille le roi l’autorisait à quitter son commandement et à s’éloigner de France, libre de faire ce qu’il persistait à regarder comme son devoir, c’est-à-dire d’aller défendre du dehors la royauté qu’il n’était plus admis à servir au dedans, le maréchal de Broglie se retira à Luxembourg, prit le commandement d’un corps d’émigrés, et s’engagea dans cette guerre immense dont il était loin de comprendre le caractère et de prévoir la durée, mais dont il était résolu à ne pas reconnaître les résultats s’ils étaient contraires à la cause à laquelle il avait donné son âme et sa vie. Vaincu, sa résolution fut inébranlable ; il renonça à rentrer en France, à retrouver sa famille et ses biens, ne voulut plus entendre parler de son fils, le prince Victor de Broglie, resté patriote libéral, écarta les ouvertures gracieuses que lui fit arriver Napoléon, qui eût pris plaisir à voir dans sa cour naissante le dernier maréchal de la vieille monarchie, et il finit par se fixer modestement à Munster, en Westphalie, où il mourut à quatre-vingt-six ans, en 1804, invariablement royaliste, vieux guerrier et grand seigneur dans son obscure retraite allemande comme dans son château de Broglie.

C’était non pas auprès du maréchal son père, mais en Amérique, à la fin de la guerre pour l’indépendance des États-Unis, et à la suite de l’expédition du général de Rochambeau et de M. de La Fayette, que le fils aîné du maréchal, le prince Victor de Broglie, avait commencé sa carrière. Il parcourut en 1782 d’abord les États-Unis naissans, puis quelques-unes des colonies de l’Amérique espagnole, et il a laissé de son voyage un charmant récit, qui a été publié en partie dans la Revue française de 1828, et dans lequel, « à travers l’étourderie et l’enjouement d’un jeune officier échappé aux salons de Versailles et à la dissipation de Paris, on aperçoit le coup d’œil d’un militaire instruit et d’un observateur judicieux. » De retour en France, le prince Victor de Broglie, âgé de trente-deux ans, fut élu en 1789, député à l’assemblée constituante par la noblesse du bailliage de Colmar, et le premier fait que je rencontre à son sujet dans les Notes biographiques de son fils est un trait d’honnête scrupule politique en même temps que de franchise libérale. On sait que le 25 juin 1789 quarante-sept députés de la noblesse quittèrent la salle de leur ordre pour aller se joindre à la réunion du tiers-état ; le jeune prince de Broglie fut, non pas l’un d’entre eux, mais l’un de ceux qui, trouvant dans le mandat de leurs électeurs un obstacle formel à une telle démarche, en témoignèrent un vif regret. Dès le surlendemain, le roi ordonna la fusion complète des trois ordres, et dans l’assemblée constituante ainsi formée le prince Victor de Broglie prit place parmi les généreux réformateurs qui n’hésitèrent devant aucun sacrifice ni aucun péril pour réaliser leurs patriotiques espérances. En rendant compte en 1828 dans la Revue française de son voyage en Amérique, M. de Rémusat disait : « Sous l’uniforme de ce militaire étourdi, on peut déjà reconnaître celui qui, malgré les liens de famille les plus impérieux, soutiendra, dix ans après, la bonne cause à l’assemblée nationale, tentera d’aller dans les camps défendre la révolution, même ingrate, mourra enfin frappé par elle, mais sans la trahir, et en recommandant à son fils de lui rester fidèle malgré ses injustices. La France sait que ce dernier vœu est accompli. »

Ce fut en effet la douloureuse destinée du fils du maréchal de Broglie de se voir placé, à la fin de sa courte vie, entre les rigueurs de son père et les orageuses ténèbres de l’avenir de sa patrie et de ses enfans. Après l’aveugle abdication de l’assemblée constituante, il voulut continuer de servir la France, et devint chef d’état-major de l’armée du Rhin, commandée d’abord par le maréchal Lückner, puis par le général Biron. Il avait pour aide-de-camp Desaix, alors simple lieutenant et au début de sa carrière ; l’illustre guerrier qui devint le maréchal Gouvion Saint-Cyr servait aussi dans cette armée ; c’est lui qui dit, dans ses Mémoires sur les campagnes des armées du Rhin et de Rhin-et-Moselle : « Le général Biron fut parfaitement secondé par son chef d’état-major, Victor de Broglie, officier d’un grand mérite, dont l’armée ne devait pas tarder à regretter la perte. » Aucun mérite ni aucune vertu ne préservaient alors des méfiances et des fureurs révolutionnaires. Survint le 10 août 1792. Le chef d’état-major de l’armée du Rhin protesta contre les décrets de l’assemblée législative ; il fut destitué, et le lieutenant Desaix avec lui. Il se renferma dans une profonde retraite. Il y fut poursuivi, arrêté, relâché, arrêté de nouveau. Il était las de se cacher et croyait n’avoir rien à craindre d’un procès public. Repris encore et conduit par la gendarmerie à Paris, il se refusait à un moyen de s’échapper, et ne sortit de la prison de la Bourbe, alors nommée Port-Libre, que pour monter sur l’échafaud le 27 juin 1794, un mois, jour pour jour, avant le 9 thermidor et la fin de la terreur.

Je reprends les dernières paroles que je viens de citer de M. de Rémusat. « En mourant, dit-il, le dernier vœu, la dernière recommandation du fils du maréchal de Broglie à son propre fils enfant fut qu’il restât fidèle à la révolution française, même ingrate et injuste. La France sait que ce vœu a été accompli. » Une inébranlable fidélité à la cause nationale de 1789, tel a été en effet le trait dominant de la vie politique du duc de Broglie. Il eut, dans son enfance, à subir toutes les détresses de l’époque révolutionnaire. Sa mère, Mlle de Rosen, aussi distinguée par son caractère et son esprit que par sa naissance et sa beauté, avait été mise en prison comme son mari et réservée au même sort ; après la mort du prince de Broglie, elle s’offrit pour travailler à la lingerie de la prison de Vesoul, et elle réussit, pendant son travail, à prendre sur un morceau de cire l’empreinte de la clé d’un grenier ouvert sur le dehors. « Un vieux domestique dévoué à la maison de Rosen fit fabriquer une clé sur cette empreinte, dit le duc de Broglie dans ses Notes biographiques ; il attendit ma mère de nuit à la porte de la prison et la conduisit en Suisse en lui faisant traverser les gorges du Jura… Nous passâmes, mes sœurs et moi, dans le château de Saint-Rémy, qui appartenait à ma mère, le temps qui s’écoula entre son évasion et son retour en Suisse. Saint-Rémy était séquestré, on mit le mobilier en vente ; j’assistais à l’enchère, assis à côté du crieur public et criant avec lui, sans doute par pur divertissement d’enfant ; il ne vint à personne l’idée de s’en étonner… Les domestiques auxquels nous étions confiés, n’ayant aucun moyen de nous faire honorablement subsister, imaginèrent de nous conduire à Vesoul et de nous recommander à la charité du représentant du peuple en mission ; c’était, je crois, Robespierre le jeune. On m’affubla du costume à la mode, on me mit sur la tête un bonnet rouge et des sabots aux pieds ; dans cet équipage, nous fîmes antichambre pendant près d’une heure avant d’être admis devant notre futur bienfaiteur ; il nous reçut assez bien, et nous donna, pour vivre, un assignat de 10,000 francs. Je ne sais pas au juste quelle était alors la valeur de ce chiffon. »

Le 9 thermidor accompli, la réaction contre le régime de la terreur suivit son cours, mélange d’alternatives entre des pas chancelans vers l’ordre et la justice et des retours de violence révolutionnaire. Pendant les cinq années de ces pitoyables tâtonnemens des pouvoirs publics et du pays lui-même, la princesse de Broglie, rentrée en France et réunie à ses enfans, mena quelque temps une vie assez paisible, quoique un peu errante, qui aboutit à son second mariage avec M. d’Argenson, petit-fils du comte d’Argenson, ministre de la guerre sous Louis XV ; il avait été pour Mme de Broglie et ses enfans, pendant leurs infortunes, un tendre et efficace protecteur : « Il devint pour nous, dit le duc de Broglie, un second père. » M. de La Fayette, le prince Victor de Broglie et M. d’Argenson, les souvenirs du premier, les exemples du second et la tutelle du troisième, ce fut sous cette triple influence que se développa la jeunesse du duc de Broglie : développement libre et original, où se forma un homme très différent de ses premiers patrons politiques, dont il lui resta pourtant toujours des traces et des impressions qu’il se plaisait à rappeler. Je trouve dans ses Notes biographiques un portrait de M. d’Argenson que je n’hésite pas à citer, tant il caractérise bien et le modèle et le peintre. « Je puis parler librement de M. d’Argenson, dit-il ; je lui dois tout. Jamais la diversité de nos principes en philosophie religieuse et de nos sentimens en philosophie sociale et politique n’a porté la moindre atteinte à la tendre affection qu’il avait pour moi, moins encore, s’il se peut, à la tendre reconnaissance que je lui ai toujours témoignée. Il y avait en lui deux hommes bien distincts, un rêveur sincère et désintéressé et un homme d’affaires, au besoin même un homme d’état du premier ordre. Entré dans le monde au plus fort de l’effervescence des idées de 1789, il les avait poussées de bonne heure fort au-delà de leur portée légitime. Il était socialiste de cœur et de conviction. Il croyait et professait, dès qu’il avait quelque chance d’être compris, que, la répartition des biens de ce monde étant l’œuvre de la violence et de la fraude, il y avait lieu à la régulariser par une transaction équitable. Il croyait que ce serait, le cas échéant, un devoir pour l’homme de bien de se dévouer à la poursuite d’une telle entreprise, et toutes les fois qu’une crise politique s’annonçait ou se consommait, il était cet homme de bien ; il était prêt à risquer pour sa cause (c’était bien la sienne, car lui seul y était de bonne foi et sans retour personnel) sa fortune et sa vie. Hors de là et dans le cours régulier des choses, M. d’Argenson était un homme d’une sagacité rare, d’un esprit droit et ferme, d’un cœur élevé, laborieux, appliqué, rigoureux dans l’exercice de ses droits, très clairvoyant sur les hommes, qu’il estimait en masse au-delà de toute mesure et qu’il méprisait individuellement plus que de raison ; — d’une délicatesse à toute épreuve, résolu, intrépide dans les relations de famille et de société, — réservé, silencieux, un peu morose, mais plein de grâce et de charme pour ceux qu’il estimait et en qui il plaçait sa confiance. »

Je n’ai pas assez connu M. d’Argenson pour apprécier exactement la justesse de tous les traits de ce portrait, et en tout cas je crois que M. d’Argenson n’eût jamais été « au besoin un homme d’état du premier ordre ; » mais je suis frappé de la ferme sagacité qui éclate dans cette peinture d’un noble rêveur socialiste, et touché de l’émotion affectueuse qui anime le peintre. Les Notes biographiques où je puise ces citations ont partout ce même caractère d’un jugement sain et indépendant, éclairé par l’expérience de la vie et uni au fidèle maintien des inspirations généreuses et libérales de la jeunesse. Le duc de Broglie avait quatorze ans lorsque le 18 brumaire éclata, et il parle de ce coup d’état avec une équité reconnaissante. « Ceux qui n’ont pas vécu à cette époque, dit-il, ne sauraient se faire une idée du profond découragement où la France était tombée dans l’intervalle qui s’écoula entre le 18 fructidor et le 18 brumaire[2] ; en rentrant à pleines voiles sous le régime de la terreur, elle y rentrait sans consolation et sans espérance ; la gloire de ses armes était flétrie, ses conquêtes perdues, son territoire menacé ; le régime de la terreur ne lui apparaissait plus comme une crise effroyable, mais passagère ; la réaction avait échoué ; tous les efforts des honnêtes gens pour user régulièrement de leurs droits avaient été écrasés par la violence ; on n’avait devant soi que le retour d’une anarchie sanglante dont il était impossible de prévoir ni la durée, ni le terme, ni le remède. Le remède, ce fut le 18 brumaire ; mais le 18 brumaire n’y suffisait pas ; ce n’était pas de coups d’état qu’on avait manqué depuis dix ans, c’était de ce qui rend les coups d’état excusables, le génie, la sagesse, la vigueur qui les fait tourner au profit de la société… Le 18 brumaire fut une délivrance, et les quatre années qui le suivirent furent une série de triomphes, au dehors sur les ennemis, au dedans sur les principes de désordre et sur l’anarchie. Ces quatre années sont, avec les dix années du règne d’Henri IV, la meilleure, la plus noble partie de l’histoire de France. »

Jamais certes coup d’état n’a été plus équitablement apprécié dans ses inévitables causes et ses salutaires effets ; mais le patriote qui, plus de soixante ans après, lui rendait tant de justice, n’avait pas oublié non plus l’autre face des événemens, ni abdiqué les autres aspirations de son âme. « J’étais bien jeune en 1800, dit-il ; élevé dans les principes de mon père et de mon beau-père, j’inclinais fort, à part moi, du côté de ceux qui redoutaient le progrès de la dictature plus qu’ils n’en appréciaient les bienfaits ; ce qui me choquait le plus, c’était toute apparence de retour à l’ancien régime, et l’établissement de la légion d’honneur en particulier m’inspirait une aversion très-peu raisonnable, j’en conviens… En revanche, je prenais singulièrement part au succès de nos armes ; nos revers durant la campagne de l’an VII m’avaient causé un profond chagrin, ce fut ma première préoccupation patriotique ; les victoires de Hohenlinden et de Marengo me ravissaient d’enthousiasme. Enfin je prenais, s’il se peut, un intérêt plus vif encore, bien que réservé et silencieux, aux querelles littéraires dont on voyait poindre l’aurore, et dont la politique aiguisait en quelque sorte l’activité. Delphine et Atala paraissaient en même temps, et ces deux brillans ouvrages, conçus dans des inspirations presque opposées, étaient, dans le salon de ma mère, le sujet d’interminables conversations. Mme de Staël en était l’âme. »

Ici apparaissent à la fois l’un des traits distinctifs de l’esprit du duc de Broglie et l’un des faits qui ont tenu une grande place dans sa vie. Quoique né dans l’arène des partis et des passions politiques, la politique n’était cependant pas la préoccupation première et dominante de sa jeune et libre pensée ; l’élan naturel et la riche ambition de son esprit le portaient dans toutes les régions où se déploie l’intelligence humaine ; les lettrés, les sciences, la philosophie, les voyages, prenaient place à la fois dans ses études un peu décousues et dans sa vie non encore fixée. « Je suivais, dit-il, les cours de l’École centrale et de l’École des mines ; entrait qui voulait à ces cours, et chacun en profitait selon son intelligence et son assiduité. Les professeurs étaient non-seulement des hommes du premier mérite, mais des hommes d’une rare bonté et d’une complaisance inépuisable. Le cours d’histoire naturelle de M. Brongniard était très suivi et très instructif ; j’ai conservé les leçons qu’il nous dictait, et bien que, depuis cette époque, la science soit devenue plus savante et moi-même plus ignorant, je les parcours encore quelquefois avec plaisir. Le professeur de minéralogie, M. l’abbé Haüy, était l’un des savans les plus aimables que j’aie rencontrés dans ma longue carrière ; sa voix était faible, mais claire et flexible ; son enseignement était d’une lucidité merveilleuse ; il se laissait interrompre volontiers, non-seulement par les élèves, mais par les simples assistans. Que de fois après la leçon, n’ayant pas bien compris l’ordre et l’enchaînement de ses idées, je me suis approché de lui pour lui adresser une ou deux questions, et je l’ai vu recommencer, pour moi seul, la leçon tout entière ! Souvent il m’invitait à venir le trouver avant la leçon dans son humble cabinet, dont tout l’ameublement se composait de quelques chaises de paille et d’un bureau de bois de sapin surmonté d’un crucifix et voisin d’un petit oratoire où il disait la messe chaque matin. Il me donnait ses cahiers à copier ; j’ai longtemps conservé cette copie. Les trois années que j’ai passées ainsi, ne quittant Paris qu’à l’époque des vacances, sont au nombre des meilleurs souvenirs de ma vie. »

A côté des cours publics et de leurs professeurs s’ouvrait en même temps pour lui une autre école, celle du monde littéraire et de ses salons. « Je fus conduit en particulier, dit-il, chez M. Suard, alors secrétaire perpétuel de l’Académie française, où je vis les restes de la société du XVIIIe siècle, l’abbé Morellet, M. de Boufflers, Garat, M. de Lally-Tollendal. C’était l’époque où commençait à se prononcer avec vigueur la croisade contre la philosophie de ce siècle, et où M. de Chateaubriand, M. de Fontanes, M. Joubert, ouvraient l’ère de la littérature du XIXe. Rien n’était plus curieux sous ce point de vue que le salon de M. et Mme Suard. Des influences un peu contradictoires y couvaient à petit bruit. Il y régnait tout ensemble un certain esprit de contre-révolution et un dernier retentissement de l’esprit philosophique, dont la révolution n’avait été, à certains égards, que le triste produit et la fatale conséquence. M. Suard était un très aimable vieillard, d’un esprit fin, délicat ; il était libéral et modéré, accessible aux idées nouvelles que la réaction provoquait, mais principalement préoccupé de reproduire dans sa maison l’un de ces brillans salons où s’était formée sa jeunesse, et où la liberté indéfinie des idées et du langage s’unissait à l’élégance et à la politesse. Le gros de la société qui se réunissait le soir chez lui paraissait plus irrité contre le Génie du Christianisme et l’école nouvelle que le maître de la maison.

« J’entrai à la même époque, dans le vrai monde, dans la société proprement dite. Le nom que je portais m’ouvrait facilement l’accès des maisons où les débris de l’ancien régime se ralliaient et donnaient le ton à la société d’abord consulaire et bientôt impériale. L’hôtel de Luynes était au premier rang ; là régnait en souveraine de la mode Mme de Chevreuse, destinée plus tard à payer de l’exil et peut-être de la vie l’indépendance de son langage et de sa conduite à l’égard du maître de l’Europe. Je fus présenté à M. de Talleyrand, qui m’accueillit avec bienveillance, et conduit par M. et Mme de Jaucourt, les intimes amis de ma mère, chez Mme de Laval, où se réunissait, dans sa très petite maison de la rue Roquépine, toute l’ancienne société, dont la direction se partageait entre M. de Talleyrand et M. de Narbonne. C’est là que j’ai connu M. de Narbonne, ami de mes parens, et dont l’affection a fait, pendant un temps trop court, l’honneur et le charme de ma vie. »

Le comte Louis de Narbonne, ministre de la guerre sous Louis XVI, général et diplomate sous l’empereur Napoléon Ier, tint en effet pendant quelques années une place particulière dans le cœur et la vie du jeune duc de Broglie, qui lui fut intimement attaché dans les orageuses négociations dont M. de Narbonne fut chargé comme ambassadeur à Vienne pour l’empire en décadence. « Nul officier-général, jeune ou vétéran, dit le duc de Broglie dans ses Notes biographiques, n’avait supporté la retraite de Moscou avec plus de courage et de gaîté que ce gentilhomme, né et élevé à la cour de Louis XV. L’empereur avait en lui un conseiller plus habile et plus fidèle que M. de Talleyrand, plus clairvoyant et plus résolu que M. de Caulaincourt. Je ne le plains point de ne pas avoir assisté à la chute de l’empire ; il ne l’aurait ni trahi dans ses revers, ni déserté au dernier moment ; sa position au retour des Bourbons aurait été pénible et fâcheuse. Ce qu’il y avait en lui d’inépuisable bonté, de générosité naturelle, d’affection sincère, ce qu’il y avait dans son esprit de lumières et de solidité sous la grâce et la frivolité apparente de l’homme du monde, nul ne l’a su mieux que moi, nul ne l’a plus amèrement regretté. »

En même temps qu’il poursuivait dans les écoles publiques et dans les salons littéraires ou mondains de Paris l’éducation de sa jeunesse, le duc de Broglie allait quelquefois chercher et recevoir hors de France cette éducation étrangère qui, franchement acceptée, donne à l’esprit le plus distingué une étendue et une liberté qu’il n’acquerrait jamais, s’il ne sortait pas de son berceau. Il fit en 1806, peu de mois après que l’empereur Napoléon eut condamné son frère Louis à régner sans gouverner en Hollande, un court voyage dans cette nouvelle province de l’empire. « Rien de plus mélancolique, dit-il, que le spectacle de la Hollande à cette époque. Ses ports étaient déserts ; on ne voyait plus à Amsterdam ni à Rotterdam que quelques carcasses de bâtimens désemparés ; les magasins étaient fermés, les boutiques vides, l’herbe croissait dans les rues. La ville de La Haye offrait seule, en temps ordinaire, un aspect un peu plus animé : le roi Louis, sa cour, son gouvernement, un corps diplomatique tel quel, y répandaient un peu de mouvement ; mais, à l’époque où j’y arrivai, le roi était absent, le corps diplomatique dispersé, le gouvernement en vacances ; nous n’y vîmes que quelques familles de négocians considérables, restés riches à petit bruit malgré la ruine universelle, et conservant sous main avec l’Angleterre des relations dont le gouvernement impérial pouvait seul leur faire un crime. J’étais étranger, novice sans expérience ; ni la brièveté de notre séjour, ni les circonstances ne me permettaient, avec ces bourgeois de haute volée, les relations intimes où l’homme tout entier se donne à juger. Je ne pouvais néanmoins me défendre d’être frappé de tout ce qu’il perçait de gravité et de solidité, de mesure et d’indomptable résolution, de patience et de prévoyance, dans les entretiens auxquels j’assistais à la suite d’interminables dîners. Il me semblait voir se détacher de la toile et entendre parler ces admirables figures de bourgmestres dont Rembrandt et Van Dyck ont peuplé les salles de la maison pénitentiaire d’Amsterdam. Grande et singulière nation, si différente de la nation allemande, dont elle n’est originairement qu’une fraction, comme son langage n’est qu’un dialecte germanique, — si différente de la nation anglaise, dont la rapprochent tant d’années d’alliance, tant d’habitudes commerciales, tant de rapports continuels, — si différente de la nation française, et même de la nation belge, sa compagne dans les plus cruels et les plus pénibles momens de son existence ! Nation sérieuse et sensée, économe et persévérante, qui a payé la liberté civile et religieuse de tout le prix que les hommes y peuvent mettre, de quatre-vingts ans de ruine, de combats, d’échafauds, de bûchers, et qui, sachant en conserver les mœurs, les goûts simples, l’énergie tranquille et insurmontable sous la domination française, sachant en faire emploi sous la monarchie comme sous la république, et passer de l’une à l’autre avec une sorte d’indifférence magnanime, n’a jamais ou du moins presque jamais compromis la liberté par la turbulence et l’ordre par la servitude ! »

Tel fut l’emploi très varié et très libre que fit le duc de Broglie des années naturellement vouées à l’éducation de sa jeunesse. L’éducation est la préface puissante, mais elle n’est que la préface de la vie ; ce n’est pas pour demeurer oisif dans la société où il est né que le jeune homme s’instruit et devient homme ; plus sa situation est élevée et son esprit richement cultivé, plus il est tenu de se préoccuper des affaires de sa patrie, et de prendre place parmi ses bons serviteurs. En 1806, le régime impérial avait déjà commis bien des actes déplorables, bien des fautes graves, et fait concevoir, au dedans comme au dehors, bien de tristes pressentimens. C’était pourtant un gouvernement sérieux et glorieux, soutenu par l’assentiment national, et qui ne devait être ni légèrement attaqué, ni dédaigneusement délaissé par les honnêtes gens et les bons citoyens. Voué et dévoué par ses convictions, comme par son origine, aux principes de la liberté politique et à l’estime des seuls gouvernemens libres, le jeune duc de Broglie avait peu de goût pour le régime impérial, mais nulle objection à entrer alors dans les fonctions publiques. « Je désirais l’administration, dit-il lui-même, la grande carrière de cette époque après la carrière militaire. La demande en avait été faite à l’empereur par mon oncle, alors évêque d’Acqui et aumônier impérial[3] ; pour le dire en passant, ce n’était pas une médiocre preuve de l’esprit dont en France on était alors animé que la facilité avec laquelle mon oncle avait accepté cette place sans aucun blâme de sa famille, qui rentrait, comme lui, d’émigration, et cela deux ans à peine après le meurtre du duc d’Enghien. En 1806, mon oncle renouvela sa démarche ; je fis avec lui quelques visites, je fus présenté à M. de Bassano et à l’archichancelier Carabacérès. On me promit que je serais porté sur la prochaine liste d’auditeurs au conseil d’état, mais l’exécution de cette promesse se fit attendre plus de deux ans ; ce fut seulement vers le commencement de 1809 que je fus en effet nommé auditeur, et attaché, je ne sais pourquoi, à la section de la guerre. »

Pendant cinq ans, de 1809 à 1814, le duc de Broglie fut employé à diverses missions, souvent importantes et délicates, mais toujours en simple qualité d’auditeur et sans aucun avancement personnel dans sa carrière, ni aucun effort pour en obtenir aucun. Envoyé successivement comme intendant passager en Allemagne, en Espagne, dans les provinces illyriennes, en Pologne, attaché tour à tour à M. de Narbonne, au maréchal Marmont, au maréchal Bessières, à l’abbé de Pradt, tantôt pour l’administration des pays occupés ou conquis, tantôt pour les négociations diplomatiques, mis par là en relation non-seulement avec les grands serviteurs de l’empire, mais, avec les grands personnages de l’Europe, entre autres avec le prince de Metternich et les nobles chefs de la malheureuse Pologne, les princes Czartoryski et Poniatowski, il eut ainsi l’occasion de voir de près les plus grandes affaires, les plus grands événemens de son temps, et de les bien connaître sans jamais les diriger et en les jugeant avec une consciencieuse liberté. Je n’ai garde de le suivre dans cette période un peu confuse de sa vie, où, malgré une activité quelquefois difficile et périlleuse, il fut bien plus spectateur qu’acteur ; je n’en veux citer que quelques faits propres à caractériser le duc de Broglie lui-même, et à montrer comment, au service d’un pouvoir absolu, capricieux et chimérique dans sa grandeur, un jeune homme éminent, modeste et sévère se préparait à devenir le ministre judicieux et patient d’un gouvernement libre.

A son entrée au conseil d’état impérial en 1809, « nous prenions, dit-il, moi du moins je prenais peu d’intérêt au détail des affaires, très petites d’ailleurs, qui nous tombaient en partage ; mais j’en prenais beaucoup aux séances du conseil d’état lui-même. Ce conseil, si j’ai bonne mémoire, siégeait alors trois fois par semaine dans la galerie des Tuileries qui sépare le grand escalier de l’aile connue depuis sous le nom de pavillon de Marsan. Au fond de cette galerie, en face de l’escalier, sur une estrade élevée de deux marches, étaient placés trois bureaux, celui de l’empereur au milieu, à sa droite celui de l’archichancelier, et celui de l’architrésorier à sa gauche. Le long des fenêtres, qui donnaient d’un côté sur le Carrousel, de l’autre sur la chapelle, étaient placées de petites tables pour les conseillers d’état, à commencer par les présidens de section ; au bout et faisant face au bureau de l’empereur, d’autres petites tables pour les maîtres des requêtes. Enfin, derrière les tables des conseillers d’état, dans l’embrasure des fenêtres, étaient d’autres petites tables pour nous, humbles auditeurs.

« En général, sur les trois séances hebdomadaires, l’empereur en présidait deux. Il arrivait une heure environ après l’ouverture de la séance, c’est-à-dire vers une heure et demie ; il interrompait la discussion, l’ordre du jour était déposé sur son bureau, il appelait l’affaire qu’il lui convenait de faire discuter. Il écoutait patiemment et attentivement ; il interrompait volontiers et souvent, particulièrement Regnault de Saint-Jean d’Angély, Defermon et Treilhard, mais principalement l’archichancelier. Quand la discussion avait duré quelque temps, il prenait la parole. Il parlait longtemps, sans beaucoup de suite dans les idées, très incorrectement, revenant sans cesse sur les mêmes tours de phrase, et, je dois l’avouer en toute humilité, je n’ai jamais remarqué dans son élocution décousue et souvent triviale ces qualités éminentes dont il a fait preuve dans les mémoires dictés par lui aux généraux Bertrand et Montholon. Ces mémoires restent pour moi une véritable énigme. S’il est un écrivain doué du talent qui s’y révèle, de cet ordre lumineux dans la distribution des idées, de cette clarté, de cette fermeté simple dans le langage, de ce ton d’autorité fin et naturel, de cette précision enfin, de cette correction dans l’habitude même du style, que cet écrivain-là se montre et se nomme. Si, comme il n’y a pas lieu d’en douter, Napoléon est le véritable auteur des mémoires qui portent son nom, s’il a été, comme ces mémoires en rendent, à mon avis, témoignage, l’un des maîtres de notre langue, le talent de parler, chez lui comme chez beaucoup d’autres d’ailleurs, n’égalait pas, tant s’en faut, celui d’écrire. Au reste, je suis convaincu qu’à l’époque dont je parle, parvenu au comble de la puissance, objet d’adoration et presque d’idolâtrie, il était loin de porter dans les affaires cette activité vigilante et puissante qui avait signalé les premiers temps de son règne. Les procès-verbaux de la discussion du code civil lui font plus d’honneur que les séances auxquelles j’ai assisté, et l’abjection servile de l’admiration qu’excitaient ses moindres paroles me rend peut-être injuste à son égard. »

Le duc de Broglie eut bientôt à s’étonner d’autre chose encore que de l’imperfection des paroles impériales. « Cette première époque de mon assistance au conseil d’état fut marquée, dit-il, par une séance mémorable. Le développement rapide qu’avait pris depuis quelque temps l’institution des petits séminaires avait inspiré quelque inquiétude à l’empereur. Il avait fait convoquer le conseil de l’université au conseil d’état. Tout annonçait de l’orage. L’empereur entra, comme à son ordinaire, vers une heure et demie. Voyant M. de Fontanes et les conseillers de l’université placés au même rang que les conseillers d’état, il en manifesta beaucoup d’humeur, et traita très brutalement M. de Ségur, conseiller d’état lui-même et grand-maître des cérémonies. Il fit évacuer par les maîtres des requêtes les places qu’ils occupaient au bout de la salle, en face de son bureau ; les conseillers de l’université furent installés en place des maîtres des requêtes, et ceux-ci relégués au rang des auditeurs. Alors la séance commença. L’empereur adressa quelques questions à M. de Fontanes d’un ton qui annonçait un mécontentement très prononcé. Il parut néanmoins écouter attentivement les réponses ; mais bientôt après il éclata. Il parla près de trois heures, sans être interrompu par personne, sur les prétentions et les empiétemens du clergé ; il s’exprima contre lui en termes très injurieux, et qui consternaient plutôt qu’ils ne satisfaisaient le conseil, quelque peu dévote que fut en général la disposition intérieure de ses membres. Il nous répéta jusqu’à satiété cette phrase : « nous vivons sous le règne de Charlemagne et non sous celui de Louis le Débonnaire ; » puis, vers la fin de sa triste harangue, se tournant vers les auditeurs, il leur dit en propres termes : « Vous verrez, vous verrez, jeunes gens, ce qui arrivera quand vous aurez un empereur qui ira à confesse. »

« S’il se proposait de faire effet sur nous, l’effet fut manqué, du moins sur moi ; la grossièreté me parut naturelle, et la colère simulée. Je crois qu’en général l’impression fut la même sur tous les assistans, bien que la plupart fissent effort pour s’exciter en sens contraire. Je crois même que ce fut le scandale produit à petit bruit par cette explosion de brutalité qui détermina une mesure dont les nouveaux auditeurs furent victimes ; on sépara la dernière nomination des nominations précédentes ; nous ne fûmes plus admis aux séances présidées par l’empereur, apparemment parce qu’on ne nous jugea pas assez aguerris dans notre impérialisme. Il fut décidé qu’à l’avenir l’admission à ces séances deviendrait une récompense, et chaque fois que l’empereur arrivait, on faisait sortir les auditeurs de la dernière nomination. »

Trop sensé et trop clairvoyant pour méconnaître l’importance du rôle de la religion dans l’ordre social, l’empereur Napoléon était trop peu religieux et trop peu moral lui-même pour reconnaître et admettre les droits de la conscience convaincue et libre. Politique habile, mais ni croyant ni libéral, il avait rétabli le culte sans vouloir accepter les conséquences de la foi ; il s’irritait quand il rencontrait sur son chemin l’indépendance des âmes, et il essayait alors d’inquiéter le public sur la domination religieuse en tirant pour lui-même vanité d’être un empereur qui n’allait pas à confesse. Ce brusque et grossier mélange de routine révolutionnaire et de despotisme impérial ne tarda pas à choquer le jeune auditeur.

L’odieuse intrigue qui aboutit en 1808 au détrônement du roi d’Espagne Charles IV et de toute sa famille, à la prise de possession de l’Espagne par l’empereur Napoléon sous le nom de son frère Joseph, et à la funeste guerre qui en résulta, vint confirmer le duc de Broglie dans ses sentimens d’indignation et de tristesse. Chargé en 1811, avec quelques-uns de ses compagnons au conseil d’état, d’une mission administrative à la suite de nos armées dans la Péninsule il assista à tous les actes de violence et d’oppression, à toutes les scènes de malheur, françaises ou espagnoles, de cette œuvre impériale dont on ne saurait dire quel fut le plus déplorable caractère, le crime ou le châtiment. Je trouve dans ses Notes biographiques ce passage. « En relisant, après quarante-six ans, le texte des arrêtés militaires de cette époque, consignés dans un registre dont j’ai gardé copie, je ne puis me défendre d’un profond sentiment de regret et d’humiliation. A coup sûr, je n’étais pour rien dans de tels actes ; je n’avais pas voix au chapitre, et mon nom, placé au-dessous de celui de tel ou tel maréchal, n’y figurait que pour copie conforme, comme figure le nom d’un greffier au pied d’un arrêt auquel il n’a pas concouru. Néanmoins, je le reconnais, j’aurais dû tout risquer plutôt que de m’y prêter, et je dois m’estimer fort heureux qu’aucun de ces actes, imprimés et affichés sur les murs de Valladolid, ne soit tombé, au temps où j’étais ministre, dans les mains des journalistes ; l’explication en aurait été difficile, et l’esprit de parti en aurait tiré bon parti. »

Sur ses vives instances, le duc de Broglie rentra en France au printemps de 1812 avec le colonel Jardet, aide-de-camp du maréchal duc de Raguse, que le maréchal envoyait à l’empereur pour s’élever contre le plan de campagne qui lui était prescrit, et réclamer en tout cas de prompts renforts. Le jeune auditeur était chargé par le maréchal d’appuyer de son témoignage auprès de l’empereur les demandes portées par l’aide-de-camp. Uniquement préoccupé des préparatifs de son expédition de Russie : « Voilà Marmont qui se plaint de manquer de beaucoup de choses, de vivres, d’argent, de moyens, dit l’empereur au colonel Jardet ; eh bien ! moi, je vais m’enfoncer avec des armées nombreuses au milieu d’un grand pays qui ne produit rien. » Et puis, après une pause suivie d’un silence de quelques minutes, il eut l’air de sortir brusquement d’une profonde méditation, et, regardant Jardet en face, il lui dit : « Mais comment tout ceci finira-t-il ? » Jardet, confondu de cette demande, répondit en riant : « Fort bien, je pense, sire. » Le duc de Broglie eût fait probablement une autre réponse ; mais l’empereur ne le fit point appeler ; le prince de Neuchâtel le reçut mal, et ne se montra disposé qu’à le renvoyer en Espagne. Le duc de Feltre, ministre de la guerre, l’écouta attentivement et le congédia sans lui rien dire. Le duc de Bassano, ministre des affaires étrangères, lui offrit une place de consul-général à Dantzig. Le duc de Broglie se retira en refusant respectueusement. « J’avais retrouvé à Paris, dit-il, un de mes camarades d’Espagne Fargues, fils du sénateur de ce nom, et revenu avant moi, grâce à l’intervention de son père. Il était attaché à la préfecture de police, ce qui se pouvait alors en tout bien, tout honneur, M. Pasquier ayant nettoyé cette écurie d’Augias, et ayant transformé le foyer d’inquisition politique en simple magistrature municipale. Fargues me proposa de l’accompagner dans l’inspection des prisons de Paris, dont il était chargé. J’acceptai avec empressement. Nous en visitâmes plusieurs, entre autres Bicêtre, qui réunissait à cette époque la quadruple qualité de prison d’état, de prison pour les condamnés, d’hospice pour la vieillesse et d’hospice pour les aliénés. Là, à l’extrémité d’un corridor long, étroit et obscur, se trouvait une cellule petite, voûtée et ne prenant jour que sur le corridor même ; il y fallait une lampe en plein jour. Nous trouvâmes dans cette cellule, fort propre d’ailleurs, un ancien chef vendéen nommé Desol de Glizolle, enfermé là depuis dix ans parce qu’il s’était, nous dit-on, refusé à faire sa soumission au gouvernement consulaire. En nous voyant entrer, il ne se leva point de la petite table devant laquelle il était assis, et qui me parut couverte de livres de piété. Il était bien mis, son aspect était calme, grave et presque serein. — Avez-vous quelque plainte à former ? lui demanda Fargues. — Aucune. — Peut-on quelque chose pour vous ? — Rien. — Puis il se remit tranquillement à lire. Je sortis pénétré de respect et d’admiration. Ce digne martyr de la plus juste des causes, j’entends par là celle de la première Vendée, resta jusqu’à la restauration dans la cellule où je l’ai vu. Rendu à la liberté, rentré dans son pays et revêtu d’un commandement, j’ai appris avec joie, en 1815, que durant la réaction de cette époque il s’était conduit avec beaucoup de sagesse, de modération et d’humanité.

« Quelques jours après cet incident, je reçus du duc de Rovigo l’invitation de me trouver le lendemain, à deux heures, au ministère de la police. Je n’y manquai pas, sans prévoir ce qu’il voulait de moi, et quelque peu préoccupé de l’entrevue. J’y rencontrai huit ou dix de mes collègues auditeurs, comme moi en uniforme, ignorant comme moi le but de notre réunion, et, comme moi, n’en augurant rien de bon. Nous attendîmes à peu près une demi-heure, puis on nous fit entrer dans une pièce qui précédait le cabinet du ministre. Là, lui-même vint nous trouver, et nous expliqua avec bonhomie et bonne humeur qu’il avait besoin de quatre ou cinq d’entre nous pour en faire des commissaires de police dans les villes hanséatiques. Il s’étendit complaisamment sur la beauté du poste et sur les services que nous serions appelés à rendre à l’empereur et à la grande armée. Chacun de nous s’excusa du mieux qu’il put ; je me contins, je fis valoir mon ancienneté et mes services. Le duc de Rovigo ne se fâcha point, prit les excuses en bonne part ; mais il maintint son dire qu’il lui fallait quatre ou cinq d’entre nous, et il nous invita à faire nous-mêmes le choix en nous donnant à entendre que, si nous tardions trop, nous aurions lieu d’en être les mauvais marchands.

« J’étais parfaitement résolu à tout risquer, même la cellule de M. Desol de Glizolle, plutôt que de subir un pareil opprobre ; mais afin d’éviter, s’il était possible, l’un et l’autre, j’écrivis à M. de Bassano ; je lui racontai l’aventure, et lui demandai de me placer où il voudrait, comme il voudrait, pourvu qu’il me tirât de ce guêpier. Je reçus, courrier par courrier, ma nomination d’auditeur attaché à l’ambassade de Varsovie.

« C’était changer de carrière ; c’était entrer dans la carrière diplomatique par le dernier des grades. Je n’hésitai pas. Peu m’importait d’ailleurs ; mon parti était pris de quitter le service impérial. Je m’étais assuré que, pour y réussir, il ne suffisait pas de l’activité, ni du zèle, ni de l’intelligence. Depuis mon séjour en Espagne, ce service me faisait horreur, et je ne cherchais, pour en sortir, qu’une porte qui ne fût pas celle du donjon de Vincennes. »

Le duc de Bassano ne rendit pas seulement ce jour-là un vrai service au jeune auditeur en le délivrant du duc de Rovigo ; il lui donna, en l’attachant à l’ambassade de Varsovie, l’occasion d’assister de près à l’une des plus grandes scènes de l’histoire des grands hommes, à la chute européenne de l’empereur Napoléon, et aux illusions obstinées qui l’y précipitèrent, comme aux vains artifices diplomatiques qu’il employa pour y échapper. Le duc de Broglie passa cette terrible époque, la fin de l’année 1812 et l’année 1813, à Varsovie et à Vienne, les deux théâtres des événemens. « J’appris en arrivant à Varsovie[4], dit-il, l’incendie de Moscou. On ne peut bien juger, à la distance des temps et des lieux, et l’histoire ne rendra jamais l’impression que cet épouvantable événement produisit sur tous les esprits ; à dater de ce moment, l’avenir nous parut à tous chargé d’un sombre nuage qui ne cessa d’aller en grossissant de jour en jour. » Il trouva pour ambassadeur à Varsovie l’abbé de Pradt, « très bon homme au fond, très régulier dans ses mœurs malgré quelques gros mots qui lui échappaient dans la conversation familière, mais n’ayant ni la gravité d’un prélat, ni la tenue d’un ambassadeur. Petit prestolet auvergnat, envoyé à l’assemblée constituante par une démocratie de curés, engagé dans le côté droit par vanité et par esprit de corps, ayant vécu, dans l’émigration, de pamphlets et d’écrits de circonstance, et s’étant jeté à corps perdu, comme l’abbé Maury, dans la fortune impériale, je ne crois pas qu’il ait jamais bien compris le but que se proposait son maître en l’installant à Varsovie, ni le sens véritable des instructions écrites ou verbales qui devaient servir de règle à sa conduite. Je ne sais même si le duc de Bassano, qui lui était donné comme tuteur, a bien compris lui-même la fin de la chose en Pologne, à savoir que l’intention du maître était simplement de chauffer à blanc l’enthousiasme des Polonais, de promener sous leurs yeux le drapeau de l’indépendance, et de les entraîner à se saigner de leur dernier homme et de leur dernier écu, sans prendre aucun engagement envers eux, et en se réservant de faire au dernier moment la paix à leurs dépens. »

Dans l’attente des événemens que faisait entrevoir cette situation, le duc de Broglie passa deux mois et demi en Pologne, tantôt parcourant le pays, visitant les mines de sel Wilizka, et recevant chez le vieux prince Czartoryski, dans le château de Putavy, une digne et touchante hospitalité, tantôt s’enfonçant à Varsovie dans la difficile étude de la langue et de la littérature polonaise. Il essayait d’échapper ainsi à l’inquiétude de l’attente et à l’ennui de l’oisiveté, lorsque, « dans les premiers jours de décembre 1812, un matin, l’ambassadeur, dit-il, me fit appeler ; c’était de très bonne heure. Je le trouvai pâle, défait, consterné. Il me tendit, sans mot dire, le 29e bulletin de la grande armée, le fatal bulletin de la Bérézina en date du 3 décembre ; il l’avait reçu dans la nuit. Cette lecture me fit horreur, quelque préparé que je fusse au pire et malgré les réticences visibles pour l’œil le moins exercé. L’ambassadeur me prescrivit de porter sur-le-champ cette triste communication à M. Otto, notre ambassadeur à Vienne. La mission n’était rien moins qu’agréable, mais ce n’était pas de moi qu’il s’agissait dans un pareil moment. Je fis sur-le-champ mes préparatifs, et dès la fin de la matinée j’étais en route. Je traversai rapidement le grand-duché de Varsovie, plus lentement les provinces autrichiennes. Le bruit de nos désastres s’y était confusément, mais universellement répandu ; le soulèvement des esprits contre la France y éclatait de toutes parts ; j’avais quelque peine à obtenir des chevaux aux postes. Arrivé à Vienne, j’allai droit à l’ambassade ; j’y trouvai M. Otto, homme honnête, serviteur fidèle, esprit sage et modéré, dans une angoisse inexprimable ; il arpentait son cabinet en tout sens, dévoré d’inquiétudes, assiégé de bruits contradictoires. Pour donner une juste idée de son état, il me suffira de dire que le 29e bulletin, qui nous avait, à Varsovie, glacés d’épouvante, lui causa une joie qu’il ne put contenir ; il me sauta au cou, bien qu’il me vît pour la première fois, et il écrivit sur-le-champ au prince de Metternich pour lui annoncer ma venue. Chemin faisant, messager de malheur que j’étais, je me sentais partagé entre le désagrément de mon rôle et la curiosité de l’entrevue. J’avais un peu connu le prince de Metternich à Paris, autant que le permettait la différence entre nous, d’âge et de position ; j’étais impatient de voir quel effet produirait sur lui notre triste communication, et si la joie de nos désastres l’emporterait, ou non, sur le dépit d’apprendre que l’empereur y avait personnellement échappé. Je lui dois cette justice, qu’il ne sourcilla point ; jamais je ne vis pareille possession de soi-même ; il lut attentivement le bulletin ; il témoigna pour les souffrances de notre armée un intérêt affectueux, prit en bonne part les protestations et les espérances de M. Otto, abonda dans son sens sur les ressources qui restaient à l’empereur, et, comme ce jour-là même il avait un grand dîner, il nous y invita l’un et l’autre. Tout n’était pas plaisir à cela ; il me répugnait fort d’être produit, comme une bête curieuse, devant une réunion malveillante ; je fis néanmoins bonne contenance. Le dîner fut long, froid et silencieux ; chacun avait les yeux sur moi et parlait bas à son voisin. L’après-dînée fut également silencieuse, mais courte ; on ne m’adressa point de questions ; la compagnie se dispersa de bonne heure. Je passai deux ou trois jours à Vienne ; ma mission étant remplie et rien ne me retenant plus, j’avais hâte de me retrouver sur le théâtre des événemens. En arrivant à Varsovie, je trouvai l’ambassadeur rappelé et se préparant à rentrer en France. Il était en habit de voyage ; on arrangeait sa coiffure à l’avenant. Il me raconta le passage de l’empereur, son entrevue avec lui, ses promesses aux ministres polonais, le langage qu’il leur avait tenu. Nous restâmes à Varsovie à peu près trois semaines après le départ de l’ambassadeur, et l’ambassade ne fut plus qu’une simple légation, remise à M. Bignon. »

En quittant Varsovie, le duc de Broglie, avec la légation française et quelques-unes des grandes familles polonaises attachées à la France, alla s’établir pendant deux mois à Cracovie, attendant là une nouvelle campagne de la guerre ou l’ouverture d’une nouvelle négociation pour la paix. Je ne me refuserai pas le plaisir de reproduire ici le portrait qu’il a tracé, dans ses Notes biographiques, du plus brillant chef et des paysans-soldats de la Pologne, cette grande victime dans l’histoire des nations. « Pendant mon séjour à Cracovie, dit-il, je formai quelque liaison avec l’état-major du prince Poniatowski et avec le prince lui-même. L’état-major était composé de jeunes gens des premières familles du grand-duché, et ressemblait, trait pour trait, à un état-major français, sous cette seule réserve que l’enthousiasme patriotique y remplaçait l’ardeur de l’avancement et l’enthousiasme impérial. Quant au prince, il était impossible de le connaître sans s’y attacher : sur le champ de bataille, d’un commun aveu, ce n’était pas un brave, c’était un héros ; dans ses rapports avec la France, ce n’était pas un homme loyal, c’était un chevalier, et sa fidélité était d’autant plus méritoire qu’il ne se faisait pas la moindre illusion ; il tenait sa cause pour désespérée ; il marchait droit et la tête haute au sort qui l’attendait et qu’il n’a pas tardé à rencontrer. Dans l’habitude de la vie, c’était un grand seigneur du siècle dernier, généreux, libéral, de mœurs faciles, d’un caractère enjoué, adoré de tous ceux qui l’approchaient, camarade de ses aides-de-camp, obéi parce qu’il était toujours le premier au feu, et qu’il partageait toujours avec tout le monde tout ce qui lui tombait sous la main. C’était plaisir de le suivre au champ d’exercice et de le voir dresser ses recrues ; son activité, sa vivacité, sa bonne humeur, son ton soldatesque, lui gagnaient tous les cœurs. Dans le rayon que son corps d’armée occupait autour de Cracovie, il prenait sans façon le premier paysan venu, lui faisait décrasser les mains, couper les cheveux, raser la barbe, et le livrait à un sous-officier qui lui enseignait le maniement des armes ; au bout d’un mois, on lui mettait sur le dos un uniforme bleu ; l’empereur des Français avait en lui un excellent soldat, prêt à tout, propre à tout, ne regrettant rien, ne pensant qu’à vivre et à mourir sous son drapeau. Mais par malheur, à cent pas de là, dans le rayon que l’armée russe occupait, le général Sacken en faisait autant et n’y trouvait pas plus de difficulté ; il mettait la main sur le pareil, peut-être sur le parent du paysan dont il s’agit ; il le débarbouillait et le façonnait à la moscovite, lui mettait sur le dos un uniforme vert ; c’était pour l’empereur Alexandre un excellent soldat, prêt à tout, propre à tout, ne regrettant rien, ne songeant qu’à vivre et à mourir sous son drapeau.

« Hélas, pauvre pays ! »

Au printemps de 1813, la guerre et les négociations recommencèrent à la fois. « Avec une activité vraiment merveilleuse, dit le duc de Broglie, l’empereur avait remis sur pied une armée de cinq cent mille hommes, rappelé de Vienne M. Otto, et nommé M. de Narbonne pour le remplacer. Sur la demande expresse et instante du nouvel ambassadeur, je reçus l’ordre de me rendre auprès de lui. Je partis. La position des affaires à Vienne était critique et précaire. Dans la négociation ou, pour parler plus exactement, dans l’intrigue qui s’y nouait, les intérêts en jeu variaient avec les chances de chaque jour, et les intentions, mobiles à leur tour, visaient à plus d’une fin. Au vrai, personne n’était dupe. L’empereur Napoléon, dans le fond de son âme, n’admettait de paix que celle qu’il dicterait lui-même, le pied sur la gorge de ses ennemis. En offrant à l’Autriche sa part dans les dépouilles de la Prusse et de la Russie, il ne comptait ni l’éblouir, ni l’entraîner ; il négociait pour gagner du temps, pour achever ses préparatifs ; il n’espérait et ne désirait qu’une chose, devancer la défection de l’Autriche, frapper les grands coups avant qu’elle se déclarât contre lui et l’avoir ensuite à sa discrétion, comme il avait eu la Prusse à sa discrétion après la victoire d’Austerlitz.

« Quant à M. de Metternich, il connaissait bien l’empereur et s’attendait à tout, il connaissait bien sa propre position et se tenait prêt à tout risquer ; mais, décidé à jouer le tout pour le tout, il ne voulait agir que sous le coup de la nécessité, après avoir tout épuisé pour y échapper, après avoir offert au gendre de son maître des conditions qu’il fût odieux et insensé de refuser. En tout cas, il entendait n’agir que de son chef, librement, et sans se laisser entraîner à la remorque des passions qui l’assiégeaient, au dedans comme au dehors de son pays.

« De son côté, M. de Narbonne voyait clair dans les intentions de l’empereur sans en avoir reçu la confidence, il voyait clair dans la position réelle de l’Autriche : aider la France à écraser la Russie, à détruire ce qui restait de la Prusse, c’eût été de la part de la cour de Vienne un suicide ; M. de Narbonne voyait clair enfin dans la tendance et le résultat définitif de la négociation : presser l’Autriche d’intervenir sous couleur de médiation, c’était l’autoriser à lever jusqu’à son dernier homme, à engager son dernier écu, c’était la rendre arbitre des conditions de la paix. Mais d’une part les instructions de M. de Narbonne étaient précises et pressantes ; il ne pouvait ni les négliger, ni les éluder, tout au contraire il recevait à chaque courrier un coup d’aiguillon ; d’autre part, le dirai-je ? il ne voyait guère de chance de paix, si petite qu’elle fût, que dans la route qu’il suivait sans l’avoir choisie : qui sait si l’empereur Napoléon, lorsqu’il se trouverait placé entre des conditions raisonnables, plus que raisonnables, et la crainte d’avoir sur les bras deux cent mille hommes de plus, n’hésiterait pas enfin, s’il ne lui monterait pas en tête un grain de bon sens, un éclair de sagesse ? »

Tels étaient, dans la grande lutte qui recommençait, et la situation réelle et les vrais sentimens des trois principaux acteurs en dehors de la coalition européenne de nouveau en campagne contre l’empereur Napoléon. Je n’ai garde de retracer ici ni les négociations qui, après le congrès de Prague et la visite du prince de Metternich à Dresde, eurent pour résultat l’accession de l’Autriche à la coalition européenne, ni les événemens militaires qui, après les victoires de Lutzen et de Bautzen, aboutirent à la défaite de Leipzig. Malgré son habileté dans l’art tantôt des caresses, tantôt des colères diplomatiques, et sa supériorité dans les combinaisons et les luttes stratégiques, l’empereur Napoléon ne réussit, en 1813, ni à rester, par la paix, le maître de l’Europe, ni à en être, par la guerre, le vainqueur définitif. Plus le temps répandra ses lumières sur l’histoire de cette grande destinée, plus l’arrêt qu’elle subit après tant de succès et de gloire sera reconnu juste et inévitable. Je ne veux, en ce moment et dans cette place, que rappeler quelques faits particuliers dans lesquels le duc de Broglie fut mêlé à cette époque, et indiquer l’honnête et ferme jugement qu’il portait sur les événemens auxquels il assistait de si près.

Pendant le congrès de Prague, il fut chargé par les deux plénipotentiaires français, M. de Caulaincourt et M. de Narbonne, de dresser un état réel et complet des forces réunies par le gouvernement autrichien à l’appui de sa médiation entre les belligérans. « Ce travail, dont j’ai conservé la copie avec les pièces à l’appui, ayant été soumis, dit le duc de Broglie, à nos deux plénipotentiaires, ils l’approuvèrent de point en point ; j’en discutai avec eux toutes les parties, j’en démontrai l’ensemble et les détails tellement à leur satisfaction, qu’ils me chargèrent d’aller sur-le-champ à Dresde, de le remettre à l’empereur, et de lui faire en quelque sorte toucher du doigt et de l’œil l’immensité des préparatifs accumulés contre lui. Je partis et fis diligence. Arrivé à Dresde, je descendis chez M. de Bassano ; je le priai, de la part de MM. de Narbonne et de Caulaincourt, de placer ce travail sous les yeux de l’empereur, et de me faire avertir si l’empereur avait quelques éclaircissemens à demander.

« M. de Bassano me le promit. Il était consterné, il ne pouvait se refuser à l’évidence des chiffres ni à l’authenticité des documens auxquels ces chiffres étaient empruntés. Il me dit d’attendre, et j’attendis.

« J’attendis longtemps. A la fin, je vis revenir M. de Bassano. Il était radieux. L’empereur, après l’avoir un peu réprimandé, l’avait convaincu que mes chiffres étaient des fables, et nous des idiots. J’insistai. Le duc de Bassano persista. Je persistai de mon côté. « Mon cher, me dit-il enfin, l’empereur en sait plus que nous, plus que tout le monde sur cela comme sur toutes choses, et son opinion est pour moi comme une ornière de marbre où je marche en sécurité sans m’en écarter. »

« J’attendis encore. L’empereur ne me fit point appeler. Il garda néanmoins le travail que je lui avais fait remettre, et je crois qu’il le trouvait au fond plus exact qu’il ne le souhaitait. En tout cas, il ne tarda pas à savoir à quoi s’en tenir.

« Dans la soirée, avant de me remettre en route, j’eus une assez longue conversation avec le secrétaire intime du duc de Bassano. Il me dit naïvement que l’empereur ne voulait de paix qu’en maître et après avoir vaincu ses ennemis. S’il cédait une bicoque, ajouta mon interlocuteur, s’il rompait d’une semelle, il lui faudrait compter avec le corps législatif. Cette phrase me frappa ; mon interlocuteur, que je connaissais bien, me la répéta plusieurs fois comme un écolier répète sa leçon. Il n’était pas homme à l’avoir trouvée tout seul ; il la tenait par conséquent de son patron, lequel de son côté était trop infatué pour que l’appréhension vînt de lui. C’était une appréhension tout impériale. M. de Caulaincourt, à qui j’en fis part à mon retour, n’en douta pas plus que moi. »

Ainsi la crainte d’avoir à compter avec le corps législatif français, c’est-à-dire la passion du pouvoir absolu en France, c’était là le motif dominant pour lequel l’empereur Napoléon refusait à la France une paix qui la laissait souveraine entre les Alpes et le Rhin, c’est-à-dire en possession de ses plus précieuses et plus naturelles conquêtes, et toujours la première puissance de l’Europe.

Le 17 août 1813, tout espoir de paix disparut ; le congrès de Prague fut rompu. « La veille de notre départ, dit le duc de Broglie, M. de Narbonne m’envoya chez M. de Metternich pour régler toutes les formalités relatives aux passeports, sauvegardes, sauf-conduits, etc. ; je m’y rendis en voiture et à la tombée de la nuit pour éviter toute fâcheuse rencontre. Je trouvai toutes les salles qui précédaient le cabinet du prince, et elles étaient nombreuses, remplies d’officiers-généraux, d’officiers de tout grade, d’employés civils de tout ordre et de toute nature. Je n’étais pas exempt de quelque appréhension en traversant cette cohue d’uniformes et d’habits brodés ; je craignais d’entendre quelque propos qu’il me serait également difficile de relever et de passer sous silence. M. de Metternich, je pense, en était également préoccupé, car il vint au-devant de moi, me prit par le bras et me conduisit rapidement dans son cabinet. Le peu que nous avions à régler ensemble était l’affaire de quelques minutes ; mais il me fit asseoir près de son bureau, et me retint plus d’une heure. J’aurais tort de dire qu’entre nous ce fut une conversation, car il parla à peu près tout seul, l’œil humide, les mains crispées, le front couvert de sueur. Il m’expliqua en grand détail les desseins qu’il avait formés, les efforts qu’il avait faits depuis le jour de nos désastres pour conserver la paix et maintenir l’alliance entre l’Autriche et la France, pour concilier les intérêts de son pays et l’indépendance légitime de l’Allemagne avec l’orgueil et les intérêts véritables de l’empereur Napoléon. Il rappela les assauts qu’il avait endurés, les combats qu’il avait soutenus, me prenant en quelque sorte à témoin de l’extrémité à laquelle il se trouvait réduit. Il fit ensuite à grands traits le dénombrement des forces militaires réunies contre nous, en s’empressant d’ajouter que nul ne savait mieux que lui combien l’empereur Napoléon était redoutable, et qu’il ne se faisait point d’illusion sur les périls que l’Autriche allait affronter ; il m’expliqua les préparatifs déjà faits pour l’évacuation de Vienne, et les dispositions prises pour continuer la lutte, même après un nouvel Austerlitz et un nouveau Wagram. Je n’avais point d’autre droit à tant de confiance que la confiance même dont m’honoraient nos deux plénipotentiaires ; mais, à vrai dire, ce n’était pas à moi, c’était à l’ambassade de France tout entière que ces explications s’adressaient ; je n’étais que le dépositaire accidentel d’un testament in extremis, ou plutôt ce n’était là que l’effusion d’une âme pleine d’angoisses patriotiques et personnelles qui s’épanchait en débordant sans pouvoir se contenir.

« Je pris congé le cœur gros, l’esprit assiégé de noires pensées, et pénétré d’une émotion qui prenait naissance dans des sentimens bien divers. En traversant le palais, à peine remarquai-je que les salles étaient vides, en traversant la ville que les rues étaient désertes ; tout était calme et sinistre comme à l’approche de la tempête :

Il succède à ce bruit un calme plein d’horreur,
Et la terre en silence attend dans la terreur. »


Huit mois après cette démonstration de l’impossibilité de la paix entre l’Europe et l’empereur Napoléon, il avait perdu la bataille de Leipzig, repassé, non sans péril, le Rhin, que les armées de l’Europe coalisée passaient aussitôt à sa poursuite. La guerre était transportée en France. L’empereur Napoléon la soutint pendant trois mois avec une habileté et une activité incomparables, soutenu lui-même avec une vaillance et un dévoûment inépuisables par la petite armée de vieux soldats et de jeunes recrues qui lui restait, glorieux débris de tant de grandes armées qui avaient conquis pour lui l’Europe. Génie inutile du chef ! bravoure et fidélité inutiles des soldats ! A l’ouverture du printemps de 1814, la lutte, portée jusque sous les murs de Paris, était devenue impossible ; Paris avait capitulé, Napoléon avait abdiqué, les anciens rois de France avaient reparu ; l’Europe était dans Paris, Louis XVIII était sur son trône. La guerre européenne était terminée et la restauration accomplie. En compensation et pour la réparation de tant d’épreuves et de douleurs, l’Europe et les Bourbons offraient à la France la paix et la liberté.

Ici je quitte pour quelque temps la scène des grands événemens et de la politique ; c’est du duc de Broglie lui-même, dans sa vie personnelle et intime, que je veux parler, et aussi des circonstances qui préparèrent alors notre liaison, quoique nous soyons restés encore pendant plusieurs années presque étrangers l’un à l’autre.

Pendant que, dans ces luttes sanglantes, les souverains et leurs armées se disputaient les territoires de l’Europe et le gouvernement des peuples, pendant que des trônes tombaient et que d’autres se relevaient, des questions tout autres étaient engagées sur un théâtre bien différent et avec de tout autres armes. Dans Paris près d’être envahi par les étrangers, au sein de la Sorbonne et du Collège de France, un vif débat s’était rallumé entre le matérialisme, dominant dans la philosophie du XVIIIe siècle, représentée par Condillac, de La Mettrie, Helvétius, le baron d’Holbach, et le spiritualisme du XVIIe siècle, soutenu avec tant d’éclat par Descartes, Leibniz et Pascal. Deux hommes très inégalement éminens et célèbres, M. Laromiguière et M. Royer-Collard, étaient à la tête des deux écoles ; l’un, spirituel disciple de Condillac, dont il s’efforçait pourtant de modifier et de compléter le système ; l’autre, puissant héritier de Descartes, de Leibniz et de Pascal, dont il était digne de porter le drapeau et auxquels il ralliait les plus sagaces et plus judicieux observateurs de la nature humaine, les maîtres de la philosophie écossaise, Reid, Adam Smith et Dugald-Stewart. Entre les deux systèmes et leurs représentans, la discussion était forte, grave, fervente, et agissait puissamment sur la jeune génération qui peuplait alors les écoles, et dans laquelle brillaient déjà des chefs naturels destinés à devenir des maîtres, M. Cousin et M. Jouffroy.

C’est l’honneur et le salut du genre humain que son action soit infiniment variée et son histoire magnifiquement riche, que les plus beaux élans de la pensée individuelle s’y mêlent aux plus importans événemens de la vie sociale, et que les plus grands esprits se complaisent et s’appliquent à ne pas rester étrangers aux méditations de la philosophie, alors même qu’ils se vouent aux rudes travaux de la politique. Rentré à Paris en revenant de Prague et de Vienne, le jeune auditeur, qui venait d’être associé aux négociations diplomatiques, prit un sérieux intérêt au duel philosophique qui tenait en éveil toute la jeunesse des écoles. « M. Desrenaudes me conduisit, dit-il, au cours de M. Laromiguière, dont il était l’ami ; je n’allai pas à celui de M. Royer-Collard, mais ce ne fut point de dessein prémédité. M. Laromiguière professait avec une lucidité merveilleuse et une grâce charmante ; il avait beaucoup d’esprit et de douceur ; il aimait à s’entretenir avec ses auditeurs à l’issue de la leçon. Je fis connaissance avec lui et j’allai souvent le visiter dans son ermitage philosophique. Peu à peu je fus admis par les deux amis à une plus grande intimité. Leur usage dans la belle saison était de sortir, une ou deux fois par semaine, vers trois ou quatre heures du soir, de se promener dans les environs de Paris et de dîner ensemble dans quelque coin. Ils cheminaient d’ordinaire avec d’autres amis, Garat, Daunou, Ginguené ; le dîner se prolongeait assez tard ; on causait à cœur ouvert de philosophie, de littérature et même un peu de politique. Je fus admis à plusieurs de ces dîners champêtres. J’assistai aux vives altercations de Garat et de Laromiguière, l’un défendant avec ardeur le pur condillacisme, l’autre y introduisant avec finesse des distinctions timides. Il va sans dire que j’étais pour Laromiguière ; il avait mille fois raison, quoiqu’il n’eût raison qu’à demi. Garat était rogue, impérieux, irascible. Ce fut dans l’un de ces dîners que j’eus l’occasion de mettre à profit la petite instruction philosophique que je tenais du bon vieux prince Czartoryski. — Vous arrivez d’Allemagne, me dit tout à coup l’un des convives, c’était, je crois, Ginguené ; la philosophie y fait en ce moment autant de bruit que le canon, ou plutôt c’est elle qui met le feu au canon, qui soulève contre nous les écoles et enrégimente les écoliers. Cette philosophie-là, qu’enseigne-t-elle ? Est-ce encore celle que nous expliquait il y a quelques années M. Villers, et à laquelle nous ne comprenions pas grand’chose ? — J’ai lu récemment, ajouta Garat, un gros livre de Kant, traduit en latin, auquel je n’ai rien compris du tout ; est-ce encore là la philosophie allemande ? — Je répondis modestement à cet appel ; j’expliquai du mieux que je pus les idées générales qui servent de base à la philosophie de Kant, les objections qu’elle avait rencontrées, la transformation qu’elle avait subie entre les mains de Fichte, et je me fis ainsi quelque honneur à très peu de frais. Il va sans dire que tout ce que j’expliquai fut trouvé absurde, et, pour mon compte, je n’étais pas loin d’en juger ainsi.

« Nos dîners se terminaient d’ordinaire par quelques commentaires sur les nouvelles du jour. Tous les convives, moi excepté, étaient effrayés de l’approche d’une contre-révolution. C’étaient des hommes de 1789, subjugués sans être convertis par le régime impérial ; ils redoutaient le retour des Bourbons plus que toute autre chose. Quant à moi, je n’y pensais pas assez pour m’en préoccuper dans un sens favorable ou contraire… Ce ne fut qu’au bruit du progrès des alliés et précisément dans la mesure de ce progrès que j’entendis prononcer le nom des princes de la maison de Bourbon. Je n’ai pas besoin de dire que j’étais étranger aux conciliabules que tenaient, dit-on, leurs partisans ; mais, dans les maisons que je fréquentais et où les esprits étaient d’ailleurs très partagés, il était impossible qu’on ne discutât pas les chances de l’avenir ; la restauration y avait sa part, mais fort petite… Je me souviens très bien, par exemple, des discussions dont le salon de Mme de Jaucourt était le théâtre. M. de Jaucourt était certainement très avant dans la confidence de M. de Talleyrand, puisqu’il devint membre du gouvernement provisoire : eh bien ! là même, chez lui, en sa présence, on n’agitait guère que l’alternative de la paix ou de la régence, et l’on inclinait plutôt à croire à la paix ; mais, si dans les hautes régions les esprits étaient encore très incertains et très circonspects, le mécontentement public se faisait jour, et j’en suivais avec une anxiété curieuse les premières explosions. Je n’oublierai jamais le soir où, tranquillement assis à l’Opéra-Comique, assistant à la représentation du Tableau parlant, vieille production de Marmontel et de Grétry, au moment où l’on chantait cette ariette :

Vous n’étiez pas ce que vous êtes,
Et vous étiez ce que vous n’êtes plus,


les applaudissemens éclatèrent de toutes parts, depuis le parterre jusqu’au paradis, et se renouvelèrent à plusieurs reprises. Que souhaitait le public qui se livrait à ces démonstrations ardentes ? Il n’en savait rien ; il ne pensait point aux Bourbons ; il n’appelait point les alliés de ses vœux, il ne songeait point à la régence ; il se passait simplement une fantaisie de colère. Arrive que pourra. »

Il arriva ce que le cours des choses rendit naturel et nécessaire, ce que l’ambitieuse et audacieuse sagacité politique de M. de Talleyrand avait prévu, et ce qu’il s’était tenu prêt à accomplir. Louis XVIII rentra aux Tuileries, rappelé par les sénateurs de l’empereur Napoléon, entouré de ses maréchaux, escorté par ses soldats. « Je me tins enfermé chez moi, dit le duc de Broglie ; je ne quittai ma retraite, qu’au bout de plusieurs jours, lorsque notre sort fut fixé, lorsque, faute de mieux, les corps de l’empire eurent disposé de la couronne, transféré notre allégeance d’un gouvernement à un autre, et préparé à la France un nouvel avenir. Depuis ce moment jusqu’au jour de la promulgation de la charte, 4 juin 1814, je suivis de l’œil la marche et les progrès du nouveau gouvernement, mais sans aucun effort pour m’en approcher, et me tenant plutôt à distance des personnes de ma famille et de ma connaissance qui s’y engageaient de plus en plus. J’étais néanmoins tenu fort au courant des délibérations du comité chargé de rédiger la charte, et cela par une circonstance singulière. »

Il était intimement lié avec un jeune auditeur comme lui, M. Pépin de Bellisle, qui vivait lui-même, depuis sa première jeunesse, dans la maison du comte Beugnot, alors ministre par intérim du gouvernement provisoire de la restauration, et tenant la plume, comme secrétaire, dans le comité de constitution désigné par le roi Louis XVIII. M. Beugnot était un homme très éclairé, très expérimenté, d’un esprit étendu, souple, sagace, d’une instruction très variée et d’une conversation charmante. « Nous allions chez lui, Bellisle et moi, presque tous les soirs, dit le duc de Broglie ; il nous racontait habituellement la séance du matin pour la rédaction de la charte, et nous lui faisions la guerre lorsqu’il faiblissait dans la défense des principes constitutionnels. Parmi les dispositions qu’il laissait passer sans trop de résistance, il en était une qui touchait au vif mon ami Bellisle et moi ; c’était celle qui fixait à quarante ans l’âge exigé pour entrer à la chambre des députés. Cette disposition nous condamnait, pour dix ans et plus, à l’oisiveté politique ; nous en fîmes à M. Beugnot des reproches très amers dont il se défendait, comme de coutume, assez mollement. On voit par là que j’étais loin de m’attendre au dédommagement qui m’était réservé. Cela peut paraître extraordinaire, mais n’en est pas moins vrai ; j’avais totalement oublié que j’étais le chef de la branche aînée de ma famille, l’héritier du duché de Broglie, et qu’à ce titre, puisqu’il s’agissait de créer une chambre des pairs, j’y devais être naturellement appelé.

« Heureusement d’autres y pensaient pour moi. — Mon oncle le prince Amédée de Broglie, qui pouvait très bien, en qualité d’ancien aide-de-camp de M. le prince de Condé, faire pencher la balance en sa faveur, fit au contraire valoir mes droits, sans m’en prévenir, avec beaucoup de zèle et de désintéressement. Le flot de la restauration était d’ailleurs pour moi, sans que j’eusse besoin de m’en mêler. Ce ne fut pas néanmoins sans beaucoup de surprise que je reçus, le matin même du 4 juin, la lettre close qui convoquait la future chambre des pairs, composée d’anciens sénateurs et d’anciens grands seigneurs, dans la salle du palais Bourbon où siégeait la chambre des députés.

« La séance fut imposante, solennelle et, à tout prendre, satisfaisante. Le discours du roi, grave et digne, compensa, jusqu’à un certain point, le regret qu’inspiraient aux gens sensés la charte octroyée, les dix-neuf années de notre règne, le discours hétéroclite du chancelier Dambray, et l’élimination d’un certain nombre de sénateurs auxquels le public ne prenait d’ailleurs qu’un médiocre intérêt.

« Je me trouvais donc transporté tout à coup et par le simple cours des événemens au premier rang dans la société et dans l’état. Je ne l’avais point mérité par mes services ; je ne m’en étais point rendu indigne par mes sentimens, mon langage et ma conduite. Il ne me restait qu’à bien user de cette fortune inattendue. Les dispositions que j’y portais étaient de bon aloi ; sans mépriser ni dédaigner l’ancien régime, toute tentative de le remettre sur pied me paraissait puérile ; j’appartenais de cœur et de conviction à la société nouvelle ; je croyais très sincèrement à ses progrès indéfinis ; tout en détestant l’état révolutionnaire, les désordres qu’il entraîne et les crimes qui le souillent, je regardais la révolution française, prise in globo, comme une crise inévitable et salutaire ; en politique, je regardais le gouvernement des États-Unis comme l’avenir des nations civilisées et la monarchie anglaise comme le gouvernement du temps présent ; je haïssais le despotisme et ne voyais dans la monarchie administrative qu’un état de transition. Il y avait dans tout cela sans doute beaucoup de jeunesse, un peu de rêverie, mais rien qui fût radicalement faux, rien qui ne pût être rectifié par le temps et la réflexion, rien surtout qui ne fût compatible avec une conduite loyale et régulière. J’avais employé les loisirs où me laissait l’agonie du régime impérial à traiter par écrit diverses questions politiques. Je ne pris néanmoins aucune part aux discussions qui signalèrent la première session du parlement français. Il ne tiendrait qu’à moi d’en faire honneur à ma modestie et de dire que, n’ayant que vingt-neuf ans et pas encore voix délibérative à la chambre des pairs, c’eût été présomption de ma part d’y prendre la parole uniquement pour être entendu ; mais j’aime mieux convenir de bonne foi que la timidité fut pour beaucoup dans mon silence, et comme il arrive presque toujours, l’amour-propre pour beaucoup dans ma timidité.

« J’avais d’ailleurs autre chose à penser et meilleure excuse. C’était le moment où se préparait le grand événement de ma vie, celui qui a décidé de ma destinée pour ce monde et, je l’espère, pour un monde meilleur. »

Je ne puis dire combien je suis ému de cette phrase, expression si simple et si profonde de la foi et de l’espérance chrétienne. C’était le mariage du duc de Broglie avec Mlle de Staël qui se préparait alors, et, tout jeune qu’il était, il avait l’esprit assez élevé et le cœur assez pur pour regarder le mariage comme un lien de divine origine qui unit deux créatures humaines pour la vie présente, et aussi pour la vie inconnue que leur réserve l’avenir. Quand après avoir assidûment fréquenté la maison et la famille de Mlle de Staël, revenue à Paris après l’exil de dix ans que lui avait imposé l’empereur Napoléon, le duc de Broglie se crut en droit de « concevoir, selon sa propre expression, de plus hautes espérances, » il partit pour le château des Ormes et demanda l’assentiment de sa mère. « J’en avais besoin, dit-il, pour faire tête à l’orage que ma résolution excitait au sein de ma famille. Tels étaient à Paris en 1815 le courant de l’opinion dominante et la folie des préjugés nobiliaires fraîchement exhumés, qu’on y regardait mon mariage avec la fille d’un grand seigneur suédois comme une mésalliance ; on rappelait l’opposition entre le maréchal de Broglie et M. Necker. La rumeur était extrême et croissait d’heure en heure. Je tins bon. Le mariage fut convenu et rendu public dès le lendemain de l’arrivée de ma mère, et il ne fut différé qu’en raison d’arrangemens de fortune qui dépendaient de la restitution des 2 millions généreusement prêtés à l’état, en 1789, par M. Necker. »

Dans les premiers jours de 1816, et après quelques semaines passées à Coppet et à Genève, Mme de Staël avec sa fille et son fils, et le duc de Broglie avec son frère, M. René d’Argenson, se rendirent en Italie, où le mariage civil et religieux fut célébré le 15 février à Livourne, par le consul de France, et le 20 du même mois à Pise, où le service catholique fut fait par un prêtre que désigna le curé de la paroisse, et le service protestant par un ecclésiastique irlandais du culte anglican, nommé de Lacy. « Il donna à Mlle Albertine de Staël, dit le duc de Broglie dans ses Notes biographiques, une petite Bible anglaise que je conserve et conserverai, s’il plaît à Dieu, toute ma vie, comme l’inestimable relique de ce qui n’est plus ici-bas. Elle porte sur la première page : — Pise, 20 février, midi. Casa Roncioni. — Je n’ai pas, ajoute-t-il, le courage d’ajouter un mot à ce peu de mots tracés sur cette Bible par une autre main que la mienne. »

Je ne m’accorderais pas le mélancolique plaisir de retracer ces pieux souvenirs de deux personnes à qui j’ai porté tant d’amitié et de respect, si je n’étais convaincu qu’en tout temps, et surtout de notre temps, il est bon de mettre sous les yeux des hommes, non pas des rêves de perfections et de satisfactions romanesques, mais ces exemples de vertu et de bonheur rares qui fortifient les âmes en les charmant, et qui entretiennent les hautes espérances sans susciter des ambitions démesurées ou déréglées. Née dans l’ardent foyer de la vie et de la société de Mme de Staël, sa fille en avait gardé la flamme en l’unissant à la lumière céleste, et elle en était sortie comme un beau métal sort de la fournaise, aussi pur que brillant, et fait pour les plus saintes comme pour les plus éclatantes destinations. La beauté de sa figure était l’image de celle de son âme, noble et franche, digne avec abandon, fière sans dédain, expansive. et bonne jusqu’à la sympathie, pleine de grâce comme de liberté dans les mouvemens de sa personne comme de son esprit, rarement en repos, jamais en trouble intérieur : créature du premier rang dans l’ordre intellectuel comme dans l’ordre moral, et en qui le don de plaire était le moindre de ceux qu’elle avait reçus de Dieu. Le duc de Broglie avait raison de porter à sa femme une affection si profonde et mêlée d’un tel respect qu’aucune parole ne le satisfaisait pour parler d’elle. Je suis tenté d’éprouver le même sentiment.

On ne saurait parler du duc et de la duchesse de Broglie, et ne rien dire de Mme de Staël. La duchesse de Broglie aimait sa mère et la mémoire de sa mère avec cette passion que l’inviolabilité seule peut satisfaire. Le duc de Broglie, en admirant autant que personne Mme de Staël, gardait sur elle et avec elle son jugement libre et pénétrant avec respect : « Je n’ajouterai rien, dit-il, à tout ce que les hommes éminens qui l’ont connue ont pensé et dit de la puissance de son âme, de la générosité de son caractère, de l’élévation de ses sentimens, de l’étendue et de la finesse de son esprit, et de l’incomparable éclat de sa conversation. Mme de Staël a plutôt nui quelque peu à la mémoire de son illustre père, M. Necker, en l’accablant d’éloges mérités, et en disposant le public, ingrat et malin, à dire de lui ce que disait d’Aristide le paysan athénien. Je ne rendrai point à la sienne ce mauvais office, et je me contenterai d’indiquer un trait particulier de sa nature, parce qu’à lui seul il suffit pour expliquer bien des choses, et pour répondre au besoin à plus d’un reproche.

« Ce qui caractérisait avant tout, plus que tout, Mme de Staël, c’était d’une part une activité impétueuse, impérieuse, irrésistible pour elle-même, et d’une autre part, si j’ose ainsi parler, un bon sens inexorable. Dans toutes les transactions de la vie, publique ou privée, dans toutes les préoccupations de l’intelligence, étude ou méditation, composition ou conversation, son génie naturel la portait ou plutôt l’emportait au but tout d’un trait, de plein saut, au hasard des difficultés, et l’exposait ainsi à dépasser quelque peu la mesure de l’actuel et du possible. Elle était la première à s’en apercevoir et la plus choquée du mécompte ; son admirable discernement du vrai, du réel, de ce qui se cache au fond des choses et au fond des cœurs, l’éclairait d’une illumination subite, la perçait du même coup comme d’un vif aiguillon ; les retours étaient brusques, les réactions franches, comme on dirait en mécanique, en chimie, en médecine, et le plus souvent le dédain des précautions à prendre pour couvrir la retraite et pour ménager les transitions faisait beau jeu à la médiocrité envieuse et maligne contre l’esprit supérieur.

« Je suis fermement convaincu qu’en y regardant de près on trouverait à tous les torts, réels ou supposés et supposés pour la plupart, que l’on a bien ou mal à propos imputés à Mme de Staël, on trouverait, dis-je, cette lutte entre deux qualités éminentes qui la dominaient tour à tour, au lieu de se limiter et de se tempérer mutuellement. C’est ce qui rendit son existence orageuse ; c’est ce qui rendait son intimité, même son intérieur de famille, passionné, ardent, tumultueux. Je ne crains pas d’ajouter que c’est ce qui détruisit sa santé malgré la vigueur naturelle de son tempérament, et termina prématurément sa vie dans la force de l’âge et du talent. »

Je reviens à la politique. Ce fut à cette même époque, pendant qu’il préparait son avenir domestique et décidait du sort de sa vie intime, que le duc de Broglie accomplit le premier grand acte, et l’un des plus difficiles de sa vie publique. Nous touchions à la fin de la fatale année 1815, dans laquelle le despote égoïste qui avait naguère refusé la paix à la France et à l’Europe revenait de l’île d’Elbe, soulevait de nouveau contre la France la coalition européenne, et attirait sur notre patrie le désastre de Waterloo, pour venger, disait-il, le désastre de Leipzig. Le duc de Broglie était resté complètement étranger aux événemens des cent jours, tantôt indigné, tantôt dégoûté du spectacle auquel il assistait. Le plus solennel des tragiques procès suscités par ces événemens, le procès du maréchal Ney, était sur le point de s’ouvrir ; la cour des pairs avait été convoquée et réunie le 21 novembre 1815. Né le 28 novembre 1785, le duc de Broglie n’avait pas encore voix délibérative ; mais, dans sa séance du 23 novembre et sur la demande du maréchal lui-même, la cour remit au 4 décembre l’ouverture des interrogatoires et des débats. « Je pouvais éviter, dit le duc de Broglie, de prendre part au jugement. J’en avais plus qu’un prétexte : il est de règle en justice qu’un juge ne doit pas siéger dans une affaire déjà commencée ; mais il me répugnait de m’abriter sous ce prétexte, et, sans en parler à personne, le 4 décembre je pris séance.

« Dès le premier jour, m’entretenant avec Lanjuinais, qui siégeait à côté de moi, il m’invita à venir le soir chez lui pour causer avec quelques collègues de l’état de l’affaire et de la conduite à tenir. J’acceptai avec empressement. La réunion ne fut pas nombreuse, car elle se réduisit au maître du logis, à M. Porcher de Richebourg et à moi, les autres, s’il y en avait eu d’autres, s’étant apparemment ravisés. Nous nous mîmes promptement d’accord sur le résultat définitif ; la condamnation étant certaine, nous convînmes de voter pour toute peine, inférieure à la peine capitale, qui aurait chance de réunir le plus grand nombre de voix ; la déportation, qu’il devenait facile de commuer promptement en simple exil, nous parut la plus appropriée à la personne et aux circonstances.

« Mais nous ne parvînmes pas à nous entendre sur le sens et le tour qu’il convenait de donner à notre vote, sur le choix et l’explication de nos motifs. Lanjuinais soutint qu’il fallait se retrancher derrière la capitulation de Paris, dont la cour n’avait pas permis la discussion aux défenseurs, mais ne pouvait interdire l’examen aux juges. Porcher insistait pour qu’on se bornât à faire valoir, en avouant le crime, la gloire du maréchal et les grands services qu’il avait rendus à l’état. Quant à moi, je pensais, je pense encore qu’un gouvernement, quand il est debout et tant qu’il est debout, a le droit d’appeler à sa défense les lois, la force publique, les tribunaux, l’échafaud même dans les cas extrêmes ; mais que, s’il succombe, c’est à l’histoire, à l’histoire seule qu’il appartient de prononcer entre les vaincus et les vainqueurs, de dire de quel côté étaient le bon droit, la justice, le véritable et légitime intérêt du pays, si les vainqueurs ont été des rebelles ou des libérateurs. Je pensais, je pense encore que, si le cours du temps ou le concours des événemens remet sur pied le gouvernement renversé, celui-ci n’a plus aucun droit de revenir sur le passé, et de rechercher ses anciens adversaires pour des faits antérieurs à son rétablissement. Frapper en pareil cas, ce n’est plus se défendre, c’est se venger, et choisir ses victimes en raison, non du crime même, mais de telle ou telle circonstance, c’est faire pis que décimer ; au moins le sort, étant aveugle, est impartial.

« Le jour du vote venu, le chancelier Dambray posa d’abord la question de fait. — Le maréchal Ney a-t-il lu aux troupes, à Lons-le-Saulnier, la proclamation ci-jointe ? — A cela, force était bien de répondre oui, puisque le maréchal en convenait. Puis le chancelier posa la question de droit : — ce faisant, le maréchal a-t-il commis le crime de haute trahison ?

« La question n’était embarrassante que pour moi. Lanjuinais s’en tira en disant oui, et en ajoutant que le crime était couvert à ses yeux par la capitulation de Paris. Porcher s’en tira en disant oui et en réservant son appel à la générosité de la chambre pour le vote sur la peine qui devait naturellement succéder au vote sur la culpabilité. Moi, j’étais au pied du mur ; je n’avais à mon service ni réponse évasive, ni réponse dilatoire ; durant tout le cours de l’appel nominal, qui fut long, car je venais des derniers, j’étais perplexe et intimidé ; on l’eût été à moins. C’était la première fois que je prenais la parole, et j’allais casser les vitres. Le moment venu, je me levai, et, pour ne pas tenter de faiblir en me perdant dans mes raisonnemens, je répondis sur-le-champ non à la question. Ce non, répété de bouche en bouche, devint l’objet d’un chuchotement général qui me permit de donner mes raisons sans être interrompu, n’étant guère écouté.

« — Point de crime, dis-je (si ce ne sont mes paroles expresses, c’en est le sens), point de crime sans une intention criminelle, point de trahison sans préméditation, on ne trahit pas de premier mouvement. Je ne vois, dans les faits très justement reprochés au maréchal Ney, ni préméditation, ni dessein de trahir. Il est parti très sincèrement résolu de rester fidèle ; il a persisté jusqu’au dernier moment. Au dernier moment, il a cédé à l’entraînement qui lui paraissait général, et qui ne l’était que trop en effet. C’est une faiblesse que l’histoire qualifiera sévèrement, mais qui ne tombe point, dans le cas présent, sous les définitions de la loi. Il est d’ailleurs des événemens qui, par leur nature et leur portée, dépassent la justice humaine, tout en restant très coupables devant Dieu et devant les hommes.

« Je dois ce témoignage à la chambre des pairs, que la témérité, je dirai presque, vu le temps et les circonstances, le scandale de mon premier vote n’excita ni exclamations, ni murmures, et qu’à l’issue de la séance personne ne s’éloigna de moi et ne me fit plus fraîche mine que de coutume. Nous vivions cependant, et en ce moment nous délibérions sous une atmosphère d’intimidation dont le poids était étouffant. J’ai depuis assisté, même pris part à une autre séance de la chambre des pairs pour le moins aussi solennelle, celle qui, le 21 décembre 1830, prononça sur le sort des ministres de Charles X. Nous étions en pleine émeute ; la ville retentissait de la marche des trains d’artillerie et fourmillait de patrouilles ; nous entendions autour de nous la fusillade ; elle se rapprochait d’instant en instant ; nous n’avions, pour toute sauvegarde, qu’une garde nationale qui faisait chorus avec l’émeute, et nous chargeait d’imprécations. Je ne crains pas néanmoins de l’affirmer : l’oppression morale était beaucoup moindre qu’en 1815. Si elle eût été la même, je ne sais trop ce qui serait arrivé des ministres de Charles X. »

Le langage et le vote du duc de Broglie dans le procès du maréchal Ney étaient l’acte d’opposition le plus éclatant qui se pût faire aux violences de la chambre de 1815. Pendant la plus grande partie de l’année 1816, son mariage avec Mlle de Staël et le long séjour qu’il fit à cette occasion en Italie et à Coppet l’empêchèrent de prendre part aux luttes engagées en France à cette époque. Quand il revint à Paris vers la fin d’octobre 1816 avec sa femme et Mme de Staël : « Je trouvai, dit-il, l’aspect des affaires changé ; l’ordonnance du 5 septembre 1816 était intervenue, la chambre introuvable était dissoute, le parti réactionnaire était arrêté court dans ses conceptions, et le ministère de MM. de Richelieu, Lainé et Decazes replacé sur un bon pied. N’ayant en rien concouru à cet acte mémorable, connaissant à peine jusqu’alors le ministre et le petit groupe d’hommes éclairés dont il fut l’ouvrage, je m’en réjouissais comme tout le monde sans bien apprécier ce qu’il avait fallu de décision, de persévérance et de dextérité pour y parvenir. Je n’ai rendu qu’un peu plus tard pleine justice à l’acte même et à ses auteurs. »

La mort de Mme de Staël dans la nuit du 13 au 14 juillet 1817 et les divers soins qu’elle imposa au duc de Broglie retardèrent encore le retour libre et prédominant de sa pensée vers les affaires publiques. Le 20 septembre, les élections à la chambre des députés le rappelèrent à Paris et à Évreux. « C’était, dit-il, le coup d’essai de la loi électorale du 5 février 1817. S’il n’introduisit dans la chambre des députés que des hommes naturellement appelés à y figurer, si même aucun nom fâcheux ne fut prononcé parmi les concurrens écartés, le mouvement électoral fut assez vif et les démonstrations assez bruyantes pour alarmer le roi et la cour, pour inquiéter le ministère auteur de la loi et donner des armes à ses adversaires. Je m’accuse d’avoir participé à ce défaut de prudence et de mesure ; les deux candidats que le parti dont j’étais, le parti libéral ou soi-disant tel, fit prévaloir à Évreux sur les candidats du gouvernement étaient deux hommes honnêtes, justement considérés, modérés d’intention, mais enclins à la popularité. Leur nomination, précédée de réunions très animées et suivie d’une sorte d’ovation, passa dans le pays pour un triomphe des jacobins. Le parti libéral en devint plus arrogant et plus enclin aux espérances révolutionnaires. J’hésitais à changer de camp. Celui où le cours des événemens m’avait placé me convenait chaque jour de moins en moins ; il y régnait un certain esprit court, étroit et routinier. Sans mauvaise intention, sans idées bien arrêtées, on y rentrait dans l’ornière révolutionnaire ; c’était bien là vraiment qu’on n’avait rien appris et rien oublié. Rien ne convenait moins à mon caractère ; j’étais dès lors et je suis toujours resté depuis, mais avec la modération que donne l’expérience, novateur dans l’ordre, sans regret d’aucun passé, aspirant à l’avenir. Pour advenir, c’était la devise de mon esprit comme celle de ma famille. Aujourd’hui même encore, après tant de revers et de mécomptes, j’ai grand’peine à me débattre contre l’espérance, et je travaille bon gré mal gré pour un temps meilleur. »

Le duc de Broglie touchait, et nous touchions comme lui, mes amis et moi, à l’une de ces crises obscures où les hommes politiques les plus désintéressés et les plus sincères, au lieu de se borner à suivre patiemment le cours des événemens et du vent qui souffle autour d’eux, se sentent appelés à prendre une initiative plus hardie, et à décider eux-mêmes, selon leur propre raison, de ce qu’ils ont à faire pour les destinées de leur pays. Après l’ordonnance du 5 septembre 1S16 et le vote de la loi électorale du 5 février 1817, malgré l’important succès qu’avait obtenu par ces deux actes la France libérale, nous restions en présence de deux partis de forces très inégales, mais dominés l’un et l’autre par des passions et des routines intraitables, l’un par les passions et les routines de l’ancien régime, l’autre par les passions et les routines de la révolution. Ces deux partis poursuivaient opiniâtrement l’un et l’autre un triomphe exclusif, chacun d’eux ne se croyant en sûreté que par la complète défaite, c’est-à-dire la complète annulation politique de son adversaire.

Entre ces deux partis ou plutôt au-dessus, la grande majorité de la France aspirait au maintien de la paix intérieure et de l’ordre légal dans la société nouvelle victorieuse en 1789, paix et ordre maintenus selon les principes et sous les garanties proclamées par la charte constitutionnelle de 1814. La France ne s’inquiétait guère des difficultés que pouvait rencontrer la pratique inusitée de ce nouveau régime politique ; mais au sein de cette majorité modérée dans ses idées et ses désirs un petit groupe d’hommes plus prévoyans ou plus exigeans se préoccupaient vivement de l’exécution effective de la charte, du mouvement qu’imprimerait aux esprits le développement des institutions qu’elle consacrait, et de la nécessité, pour le gouvernement lui-même comme pour le pays, de résoudre d’avance les principales questions qui ne manqueraient pas de s’élever, au lieu d’attendre que l’opposition en réclamât la solution comme une promesse impérieuse qu’il n’était pas permis d’ajourner. On les appela les doctrinaires.

Était-ce là leur vrai nom ? devait-on voir en eux des théoriciens, des philosophes rationnellement attachés à certaines doctrines et impatiens d’en réaliser les conséquences ? ou bien étaient-ils des politiques plus prévoyans que le pays dont ils avaient à cœur la cause, et empressés à construire les parties essentielles de cet édifice d’un gouvernement libre dont ils voyaient les fondemens mêmes ébranlés par des ennemis divers qui l’attaquaient avec les armes de la liberté ? C’était là la question qui s’élevait, il y a cinquante ans passés, au sujet des doctrinaires, et que l’histoire a encore à résoudre pour les apprécier selon la vérité.

Leurs adversaires de toute sorte, ministériels ou opposans, partisans soit de l’ancien régime, soit de la révolution, s’appliquaient à leur imprimer le premier des deux caractères que je viens d’indiquer ; on les représentait comme de purs théoriciens, sans esprit pratique et sans mesure. Je ne m’en étonne pas : M. Royer-Collard était un philosophe, M. de Serre un magistrat, M. de Barante un lettré, M. Camille Jordan un charmant homme d’esprit, un peu sentimental et provincial ; j’étais un jeune professeur. En matière de politique pratique et de gouvernement, les principaux du groupe doctrinaire, membres des chambres ou simples citoyens, avaient contre eux les apparences ; ils ne possédaient qu’une autorité intellectuelle, ils ne parlaient qu’au nom de leurs idées sur les événemens auxquels ils assistaient et sur les actes qu’ils conseillaient ou déconseillaient.

Ils avaient, à la vérité, un argument puissant et noble à faire valoir en faveur de leurs idées. C’est ce qui distingue le genre humain que son histoire n’est pas une série de vies purement individuelles, toujours semblables et monotones ; ses destinées sont complexes et successives, et elles se développent dans des sociétés à longue durée, non dans des individus sans passé et sans avenir. Les événemens qui agitent ces sociétés ont des causes souvent lointaines, et ces causes sont souvent des idées nouvelles, des changemens bons ou mauvais dans les opinions, les dispositions, l’état intellectuel et moral des hommes. Pour comprendre une nation à un moment donné et intervenir avec intelligence dans son sort, il faut connaître et apprécier à leur juste valeur les idées et les événemens qui l’ont faite ce qu’elle est. C’était à ces sources de notre histoire que remontait sans cesse M. Royer-Collard pour expliquer à elle-même la nouvelle société française et découvrir l’art de traiter avec elle. Les doctrinaires s’imposaient le difficile, mais légitime et nécessaire travail de considérer la vie nationale dans toute son ampleur comme dans sa complexité, et de faire servir l’intelligence du passé au bon gouvernement du présent et au vrai progrès de l’avenir ; mais ce travail même était une œuvre philosophique, et qui n’atteignait qu’indirectement à la politique contemporaine ; c’est du présent surtout, de ses intérêts, de ses passions, de ses penchans, que se préoccupent les praticiens politiques ; ils ne se fatiguent guère à étudier le passé et à préparer l’avenir. Les doctrinaires étaient, pour eux et pour le commun public, des philosophes chercheurs et souvent rêveurs, bien plus que de vrais et bons conseillers d’état.

Ce fut au groupe des doctrinaires que vint se rallier le duc de Broglie quand il résolut de se séparer de ses premiers amis politiques. Il n’y avait en lui aucune tendance apparente dans ce sens ; il n’était ni philosophe, ni écrivain de profession et d’habitude ; attaché comme auditeur au conseil d’état impérial, il avait vu de près pendant six ans ce régime où la philosophie et les doctrines tenaient à coup sûr peu de place ; il avait assisté à son administration intérieure et extérieure, à ses guerres, à ses négociations diplomatiques ; mais ce spectacle de tant de revers après tant de triomphes n’avait point passé impunément devant ses yeux : c’était sa nature de souhaiter dans le gouvernement des peuples autre chose encore que de la force et de la gloire, et d’y vouloir de la justice et de la liberté. C’était de plus le besoin spontané de son esprit de monter au point élevé de toutes les questions et d’en étudier la solution rationnelle en même temps que l’application pratique. Il y avait sous ces divers rapports, entre les doctrinaires et lui, une grande analogie d’instincts, de goûts et de méthode. Il était assuré aussi de rencontrer en eux cette mesure d’indépendance dans la pensée et dans la conduite qui concilie la dignité de la personne avec les habitudes de respect et de discipline dont la vie politique a besoin. L’union fut donc naturelle et facile entre lui et ses nouveaux alliés. Ce fut bientôt, entre lui et moi, plus que de l’alliance. Nous n’avions dans notre passé à peu près rien qui nous fût commun : nous étions divers par l’origine, lui né grand seigneur, moi bourgeois, — par l’éducation, lui élevé à Paris, moi à Genève, — par la religion, lui catholique, moi protestant, — par nos débuts dans la vie publique, lui auditeur au conseil d’état impérial, moi professeur à la Sorbonne ; mais, au-dessus de toutes ces diversités,

Il est des nœuds secrets, il est des sympathies
Par où, dès le berceau, les âmes assorties


se tiennent naturellement et s’unissent dès qu’elles se rencontrent. A partir de l’année 1818, plus nous vécûmes l’un près de l’autre, plus nous devînmes d’événement en événement, je pourrais dire de jour en jour, et presque sans nous l’exprimer, de plus sérieux et plus intimes amis.

Je trouve dans ses Notes biographiques, en tête de cette année, ce résumé de ses sentimens et de ses efforts :

« Je diviserai les douze années qui vont suivre en trois périodes distinctes :

« De 1818 à 1822, tous les efforts des gens de bien et de bon sens ont eu pour but de réconcilier la restauration et la révolution, l’ancien régime et la France nouvelle.

« De 1822 à 1827, tous leurs efforts ont eu pour but de résister à l’ascendant croissant de la contre-révolution.

« De 1827 à 1830, tous leurs efforts ont eu pour but de tempérer et de régler la réaction en sens inverse. On sait combien et pourquoi ils ont été vains. »

Ce résumé est l’expression vraie de la pensée et de la vie du duc de Broglie, comme de moi-même, de 1818 à 1830, pendant les trois phases qu’il distingue dans cette époque. Dans la première de ces phases, il travailla avec autant de zèle qu’aucun royaliste à concilier la restauration avec la révolution, et à fonder ensemble la royauté historique et la liberté politique de la France. Il était même enclin à se montrer plus prudent et plus patient dans cette difficile entreprise que plusieurs des plus fidèles partisans de la monarchie. Je lis dans ses Notes biographiques des réflexions que je me fais un devoir de consigner ici comme un éclatant témoignage de son équitable et courageuse impartialité à ce sujet. En novembre 1818, le duc de Richelieu revenait d’Aix-la-Chapelle, heureux et fier d’avoir décidé les puissances européennes à faire cesser l’occupation de la France plus tôt qu’elles ne l’avaient promis ; mais il trouva, en arrivant à Paris, la France et son cabinet très agités par les résultats des secondes élections de députés faites en vertu de la loi du 5 février 1817. Un nouveau coup de vent révolutionnaire avait soufflé sur quelques-unes de ces élections ; l’alarme était vive parmi les royalistes et la division flagrante dans le cabinet ; quelques-uns des ministres, le duc de Richelieu et M. Lainé en tête, étaient d’avis de modifier la loi électorale ; quelques autres, M. Decazes et M. le maréchal Gouvion Saint-Cyr, s’y refusaient positivement. Une crise ministérielle éclata, qui, à travers beaucoup d’hésitations loyales des deux fractions du cabinet et après un mois de lutte, amena la chute du duc de Richelieu et la formation du cabinet nouveau constitué le 29 décembre 1818, avec M. Decazes pour chef sinon officiel, du moins prépondérant, à la bruyante satisfaction des libéraux et du public engagé à leur suite.

« Je regarde notre conduite, pensait et écrivait cinquante ans après le duc de Broglie (et par nous j’entends ici le parti libéral dans ce qu’il a eu de plus honnête et de plus sensé), je regarde, dis-je, notre conduite en ce qui touche le maintien de la loi des élections de 1817, et par suite le renversement du ministère Richelieu, comme une faute capitale. Tous en effet nous acceptions la restauration ou par principe, ou par penchant, ou par raison. Il fallait dès lors traiter avec elle sans humeur, sans dédain, sans impatience, tenir compte de ses côtés faibles, louvoyer pour ainsi dire entre ses écueils. Il ne fallait ni s’étonner ni se plaindre de rencontrer dans la maison régnante très peu d’inclination pour le régime constitutionnel ; mais c’était une vraie bonne fortune que le roi Louis XVIII se crût pour tout de bon l’auteur de la charte et qu’il y mît un amour-propre d’auteur. Il ne fallait ni s’étonner ni se plaindre de trouver l’émigration, — l’émigration du dedans comme celle du dehors, et Dieu sait que cette dernière n’était pas la pire, — de la trouver, dis-je, pétrie de préjugés, demandant tout, réglant tout, brouillant tout ; mais c’était une vraie bonne fortune d’avoir à la tête du gouvernement un émigré, un émigré de la vieille roche, sorti en 1789, rentré en 1814, un émigré homme de bien, de cœur et de raison, un émigré patriote à l’étranger, indépendant à la cour, méprisant la popularité de caste comme celle de faction, d’un désintéressement à toute épreuve, d’une fidélité à l’abri de tout soupçon, — bon administrateur autant qu’on le peut devenir en pays barbare, modeste sur ce qu’il ignorait, mais tenant bon en toutes choses pour le bon droit et le bon sens. Pour une restauration, peuple et roi, gouvernans et gouvernés, c’était la perle de grand prix.

« Il ne fallait enfin ni s’étonner ni se plaindre qu’après dix ans de régime révolutionnaire et quatorze ans de régime absolu, il ne se rencontrât en France que bien peu d’hommes ayant au cœur l’amour de la liberté et dans l’esprit l’intelligence de ses conditions essentielles ; mais c’était une vraie bonne fortune d’avoir au ministère des hommes appartenant à la France nouvelle et menacés dans leur existence politique par les ressuscités de l’ancienne France, des hommes rompus aux affaires et exercés à tous les détails de l’administration civile ou militaire sous l’œil et la main d’un despote habile et vigilant, des hommes obligés bon gré mal gré de prendre leur point d’appui et leurs moyens d’action dans le régime parlementaire et dans les institutions libérales. Tels étaient M. Pasquier, M. Molé, M. Corvetto, et même à certains égards le maréchal Gouvion Saint-Cyr.

« Un tel roi, un tel premier ministre, un tel ministère, il les fallait conserver comme la prunelle de l’œil ; il fallait non-seulement les maintenir, mais les maintenir dans leurs bonnes dispositions, ou naturelles ou de circonstance. Et pour cela il ne fallait ni les presser outre mesure, ni les effrayer mal à propos ; il fallait même leur passer beaucoup de fautes : on n’est un parti politique qu’à ce prix, on ne garde qu’à ce prix le terrain gagné. Un jour, en 1831, au plus fort des luttes de cette époque, M. Casimir Perier nous disait : — Je n’ai que faire de votre appui quand j’ai raison ; c’est quand j’ai tort qu’il faut me soutenir. — Il était dans le vrai, et cette boutade vaut un axiome. Nous n’en savions pas tant en 1819 ; mais nous en savions déjà assez pour être inexcusables de sacrifier le ministère Richelieu au maintien de la loi des élections de 1817.

« Au vrai, M. de Richelieu n’avait tort qu’à demi et ne s’effrayait pas sans motif ; la loi des élections, bonne en principe, était sur certains points imprudente, et portait évidemment des fruits révolutionnaires. Il n’était guère possible de la maintenir telle quelle, et la preuve, c’est que dès l’année suivante un ministère formé précisément dans cette intention, fut forcé d’y renoncer. »

La preuve ne se fit pas attendre longtemps. Le cabinet du 29 décembre 1818 fut appelé, dès son début, un cabinet doctrinaire. Quoique M. Decazes ne fût pas considéré, et avec raison, comme un doctrinaire, il était l’ami personnel de plusieurs d’entre eux. Leur plus puissant orateur, M. de Serre, devint garde des sceaux. M. Royer-Collard et le duc de Broglie étaient ses amis déclarés. La faveur de M. Decazes auprès du roi et l’influence des doctrinaires dans les chambres, c’étaient là les deux forces du nouveau cabinet : forces réelles, mais insuffisantes, même au point de vue du régime parlementaire que nous aspirions à fonder. Les doctrinaires étaient dans les chambres un groupe d’hommes éminens, interprètes du sentiment et du vœu réels du pays, mais non les représentans de l’un des grands partis politiques alors en scène. Quoiqu’ils fussent avec éclat libéraux et royalistes, ni les libéraux ni les royalistes du temps ne les acceptaient comme leurs chefs, et ne les voyaient avec satisfaction arriver au pouvoir : les libéraux étaient au fond du cœur jaloux de leur succès et les trouvaient trop amis de la restauration ; les royalistes ne leur pardonnaient pas l’ordonnance du 5 septembre 1816 et la dissolution de la chambre de 1815. La faiblesse de cette situation ne tarda point à se révéler : en vain M. de Serre conquit, par son éloquence nerveuse, brillante et passionnée, l’admiration générale ; en vain ses amis dans l’une et l’autre chambre, M. Royer-Collard, M. de Sainte-Aulaire, le duc de Broglie, M. de Barante, le soutinrent énergiquement, chacun avec son talent original et libre, tous avec la même franchise politique. En vain les lois proposées par le cabinet, surtout les trois lois des 17 et 26 mai et 9 juin 1819 sur la liberté de la presse, les plus libérales comme les plus judicieuses qui aient été rendues sur cette matière, furent discutées et votées avec un plein succès. L’opposition reparut toujours la même dans la chambre des députés de la part des libéraux, plus amère et plus ardente que jamais dans les deux chambres de la part des royalistes. Une proposition contre la loi électorale fut adoptée par la chambre des pairs, et, quoique rejetée par la chambre des députés, elle resta suspendue comme une menace permanente sur la tête du cabinet. À cette menace, les élections du 11 septembre 1819 vinrent ajouter le plus rude coup ; elles eurent, bien plus encore que celles de 1818, un caractère révolutionnaire ; le côté gauche, dans la chambre des députés, y acquit 35 voix, le côté droit 4 ; le ministère n’en obtint que 15. Un conventionnel régicide, M. Grégoire, fut élu à Grenoble. Alors la question du changement de la loi électorale entra comme de vive force dans le cabinet formé pour maintenir cette loi ; très divisés, mais tous perplexes, les ministres cherchèrent pendant plusieurs semaines, dans divers systèmes de modification, non-seulement à la loi électorale du 5 février 1817, mais à la charte constitutionnelle, un moyen de s’accorder entre eux et de donner satisfaction à des vœux contraires. Ils n’y réussirent pas ; le général Dessoles, le maréchal Gouvion Saint-Cyr et le baron Louis persistèrent à repousser tout changement à la loi des élections ; d’accord avec M. Decazes, M. de Serre et le baron Portal restèrent seuls du cabinet doctrinaire, l’un comme garde des sceaux, l’autre comme ministre de la marine, acceptant le changement plus ou moins profond de la loi des élections pour drapeau.

Aucun peut-être des hommes engagés alors dans cette question n’était plus sérieusement perplexe que le duc de Broglie. Il regardait certains changemens à la loi électorale du 5 février 1817 comme inévitables, et dans une certaine mesure légitimes. Il avait discuté, de concert avec M. de Serre, M. Decazes et quelques-uns de leurs amis communs, les divers plans proposés à ce sujet ; il en avait même indiqué un qui lui semblait le meilleur. Quand la formation d’un nouveau cabinet dans ce dessein fut résolue, des ouvertures furent faites à plusieurs personnes, spécialement à lui, pour les engager à y entrer. « Refuser, dit-il, de concourir à faire prévaloir un plan que j’avais concouru à préparer, c’était m’exposer à des reproches fondés, et donner à penser que j’étais un esprit timide et téméraire tout ensemble ; mais, d’un autre côté, entrer au ministère presque au lendemain du jour où j’avais quitté les rangs du parti libéral, y entrer pour tendre la main au côté droit, pour servir une cause que l’opinion publique, celle même de tant d’hommes honnêtes et éclairés, comme les ministres sortans, qualifiaient de contre-révolutionnaire, c’était justifier en apparence les accusations de trahison, de corruption, de vénalité, qui fondaient sur moi de toutes parts. Je les aurais peut-être mises sous mes pieds, si j’avais eu plus de confiance dans mon talent de parole, alors à son début, et qui n’a jamais été de premier ordre ; mais je me voyais en perspective le bouc émissaire du ministère où j’allais entrer, en butte, avant tout autre, à la tempête, selon la tactique des partis, qui saisissent merveilleusement le côté faible de leurs adversaires, hors d’état d’y faire tête, et entraînant misérablement dans la déroute mes collègues, mes amis, et le grand projet au succès duquel je me serais sacrifié.

« Je ne dis rien de ma santé, alors gravement compromise, et qui ne me permettait guère de faire campagne à la tribune. Je ne dis rien de mon amour-propre ; je n’en ai jamais eu beaucoup, mais j’en avais alors quelque peu. Je ne dis rien surtout d’un autre sujet d’inquiétude bien plus grave, et qu’il m’était interdit d’exprimer. J’en savais assez et j’y voyais assez clair pour ne pas méconnaître la voie dans laquelle l’opposition libérale et à sa tête M. d’Argenson et M. de La Fayette allaient s’engager. Je prévoyais ce que nous avons vu depuis, les insurrections militaires ou autres, les complots soi-disant républicains, les machinations avec des prétendans tels que le prince d’Orange ou le prince Eugène, les conspirations de toute nature, bonapartistes ou révolutionnaires. J’avais assisté, en 1817 et 1818, à des dîners hebdomadaires où vers le dessert, entre la poire et le fromage, on parlait, et même assez haut, à cœur ouvert. C’était l’un des motifs qui m’avaient fait quitter le parti. Si j’entrais au ministère, que ferais-je, supposé que l’un de ces projets fût à ma connaissance mis ou remis sur le tapis ? Je dis remis, car il y en avait déjà un tout au moins qui m’avait été confié après son mauvais succès ; trahirais-je le gouvernement dont je ferais partie ? Ferais-je arrêter mon parent le plus proche et mes amis les plus chers ?

« Ma perplexité était extrême. Après avoir beaucoup hésité, je m’arrêtai à un parti que je crus et que je crois encore honnête et sensé.

« J’écrivis à M. de Serre Une grande lettre dont je regrette de n’avoir pas gardé copie. Je lui exposais les raisons qui me déterminaient à penser, tout intérêt personnel à part, que ma présence dans le ministère lui serait plus périlleuse qu’utile, et plus nuisible que favorable au succès du plan que nous avions préparé ensemble. Je le priais de placer cette lettre sous les yeux du roi et des ministres encore en exercice, et je terminais en lui disant que, si ces raisons ne leur paraissaient pas suffisantes, je ne leur refuserais pas mon concours.

« J’attendis avec une grande angoisse l’effet de ma lettre. Je fus plus heureux que je n’espérais. M. Decazes m’envoya le lendemain un billet à lui adressé par le roi Louis XVIII, et qu’il m’autorisa à conserver. Le voici :

« Je vous renvoie, mon cher comte, la lettre du duc de Broglie que j’ai lue avec une satisfaction peu commune. Je ne puis être de son avis sur le troisième point ; on ne peut se montrer plus homme d’état qu’il ne le fait dans cet écrit, et certes c’est, de tous les talens, le plus essentiel à un ministre ; mais les autres motifs qu’il donne de son refus sont tellement péremptoires que je suis, bien malgré moi, contraint d’y céder pour le moment. Une chose me console : c’est la pensée que, dès cette session, le vol qu’il prendra dans le salon de la rue de Vaugirard[5] le mettra au-dessus de ces mêmes motifs, et malgré mes 67 ans j’espère vivre assez pour employer au service de l’état des talens que lui-même ne se contestera plus. À ce soir, mon cher comte ; j’attends avec impatience, mais sans inquiétude, le résultat de la conférence qui a lieu dans ce moment.

« Ce jeudi. »

« Le résultat ne se fit pas attendre. Le 19 novembre 1819, M. Pasquier remplaça le général Dessoles aux affaires étrangères, le général Latour-Maubourg le maréchal Gouvion Saint-Cyr à la guerre, et M. Roy M. Louis aux finances. M. Decazes devint président du conseil. »

A peine formé, le nouveau cabinet eut ses deux chefs malades ; M. Decazes fut atteint d’une fluxion de poitrine ; M. de Serre, plus gravement menacé, partit pour Nice le 26 janvier 1820. On attendait des résolutions nettes, des actes efficaces ; rien ne se faisait. Le public était à la fois agité et ennuyé ; « c’est un trouble plat, » disait-on. Le répit aux crises ministérielles fut court ; le 13 février, le duc de Berry fut assassiné ; les douleurs et les colères de la cour et du côté droit dans les deux chambres et dans le public éclatèrent avec violence. L’occasion au profit des intérêts de parti était déplorable, mais puissante. Malgré les efforts du roi en sa faveur, M. Decazes donna sa démission le 18 février ; le 20, le duc de Richelieu, malgré une sincère résistance, reprenait le pouvoir, et formait un cabinet auquel les chefs du côté droit, spécialement M. de Villèle et M. Corbière, promettaient un appui qu’il acceptait. Deux lois d’exception, l’une pour la suspension de la liberté individuelle, l’autre pour le rétablissement de la censure des journaux, et une nouvelle loi des élections, furent aussitôt proposées. M. de Richelieu et ses collègues s’efforçaient en vain de ralentir le mouvement auquel ils obéissaient ; à la politique de confiance et de liberté progressive qui avait prévalu depuis l’ordonnance du 5 septembre 1816 succédait évidemment une politique d’alarme et de réaction.

« Attaché encore au ministère par un lien officiel, puisque plusieurs de ses membres étaient conseillers d’état, le petit parti doctrinaire, dit le duc de Broglie, se proposa pour règle de conduite de reprendre la position d’indépendance bienveillante qu’il avait en 1818. J’ouvris la marche, et je plantai le drapeau. Le 26 février, treize jours après l’assassinat du duc de Berry, cinq jours après la formation du second ministère Richelieu, je défendis nettement la loi de la presse, telle qu’elle avait été votée l’année précédente ; tout en faisant la part des circonstances, je ne concédai rien à la réaction. »

Dans la chambre des députés, M. Camille Jordan et M. Royer-Collard tinrent la même conduite, avec le même mélange d’indépendance et de mesure, de fidélité libérale et de tristesse royaliste. C’est un noble, touchant et douloureux spectacle que donnent des hommes éminens par le caractère comme par le talent quand ils s’efforcent de concilier des principes et des devoirs, je ne dirai pas contraires, mais profondément divers, et cela devant un public dominé par des passions ou des intérêts de parti, et auquel ils n’espèrent pas faire partager les délicatesses de leur conscience, ni les complications de leur pensée. Ce fut le spectacle que donnèrent en 1820, dans les débats politiques que je rappelle, quatre hommes naguère amis et faits pour l’être, d’un côté M. Royer-Collard, M. Camille Jordan et le duc de Broglie, de l’autre M. de Serre. Revenu de Nice le 17 mai, presque mourant, M. de Serre, qui était resté garde des sceaux, reprit part immédiatement aux discussions de la chambre des députés, surtout à celles dont la nouvelle loi électorale était l’objet. Sa situation y était très laborieuse et très pénible. « Délaissé, dit le duc de Broglie, par le côté droit, qui le détestait comme un transfuge du camp de l’émigration, et qui d’ailleurs trouvait plus facilement des assommeurs et des bâtons dans la rue que des orateurs et des argumens à la tribune, abandonné par le reste du ministère, au sein duquel son retour avait semé la division, et qui se cachait volontiers derrière lui, attaqué par le côté gauche avec une violence inouïe, en butte, — et légitimement sous plusieurs rapports, à l’indignation de ses meilleurs amis, il fit tête à tout et à tous avec un degré d’intrépidité, de sang-froid, d’énergie, de présence d’esprit, d’à-propos, qui n’a jamais été égalé peut-être et certainement jamais surpassé dans aucune assemblée délibérante, — rendant coup pour coup, raison pour raison, sarcasme pour sarcasme, invective pour invective. La lutte était homérique. » Dans la séance du 30 mai, en repoussant sur la loi des élections un amendement de M. Camille Jordan, M. de Serre parut adresser tout son discours à M. Royer-Collard. « Il y avait une amertume d’amitié que la chambre ne comprenait pas, mais qui était entendue par ceux qui les connaissaient, et pendant ce temps M. Royer-Collard l’écoutait, le suivait avec sollicitude et bienveillance. Telle est la force des esprits élevés et des caractères sincères qu’il semblait que toute la question fût entre ces trois hommes ; tout le reste de la chambre était effacé ; les violences de la gauche, celles de la droite, tout était oublié ; ces trois hommes seuls débattaient entre eux les plus hautes questions, l’aristocratie et l’égalité, l’empire des souvenirs et celui des institutions nouvelles. On oubliait tout en présence de cette lutte, à laquelle la maladie des adversaires donnait un caractère touchant. — Je pleure sur vous, dit M. Camille Jordan à M. de Serre. — Et moi sur vous, lui répondit le garde des sceaux. »

Les résolutions législatives n’étaient pas les seules pénibles à prendre pour M. de Serre, ni les luttes de la tribune les seules difficiles à soutenir. Le 17 juillet 1820, il nous écrivit, à M. Royer-Collard, M. Camille Jordan, M. de Barante et moi, que nous avions cessé de faire partie du conseil d’état. N’étant membre ni de l’une ni de l’autre chambre, j’aurais pu, si j’avais voulu, après avoir donné au gouvernement mon avis, me renfermer dans mon rôle de conseiller d’état, la réserve et le silence ; mais, en entrant dans la vie publique, je m’étais promis de la prendre au sérieux, c’est-à-dire de manifester toujours hautement ce que je pensais et de ne jamais me séparer de mes amis. Les meilleurs hommes prennent bien aisément les mœurs et les allures du pouvoir absolu. M. de Serre ne manquait assurément ni de dignité personnelle, ni de dévoûment à ses convictions ; il s’étonna que j’eusse, dans cette circonstance, obéi aux miennes sans autre nécessité, et il me le témoigna en m’annonçant ma révocation avec une rudesse naïve. « L’hostilité violente, m’écrivit-il, dans laquelle, sans l’ombre d’un prétexte, vous vous êtes placé dans ces derniers temps contre le gouvernement du roi, a rendu cette mesure inévitable. Vous jugerez combien elle m’est particulièrement pénible. » Je me contentai de lui répondre : « J’attendais votre lettre ; j’avais dû la prévoir, et je l’avais prévue quand j’ai manifesté hautement ma désapprobation des actes et des discours du ministère. Je me félicite de n’avoir rien à changer dans ma conduite. Demain comme hier, je n’appartiendrai qu’à moi-même, et je m’appartiendrai tout entier. »

La session de 1820 fut close le 22 juillet. « Quelques jours avant la clôture, dit le duc de Broglie dans ses Notes biographiques, je vis M. de Serre pour la dernière fois. J’étais à pied, je me dirigeais vers le Luxembourg ; il fit arrêter sa voiture, j’y montai. Nous échangeâmes quelques paroles tristes et solennelles. Il ne me dit pas qu’il venait de signer la destitution de MM. Royer-Collard, Camille Jordan, de Barante et Guizot. Je répondis à la lettre par laquelle il me l’annonça par une lettre pleine de regrets, mais par une lettre de rupture. Depuis ce moment, tout rapport a cessé entre nous. C’était un homme d’un grand talent et d’un grand esprit ; c’était une belle âme. En se trompant, s’il se trompait, il obéissait certainement à sa conscience. Nul n’a su comme moi ce qu’il était et ce qu’il valait. Dans un pays agité et oublieux comme le nôtre, ce qui ne brille qu’un instant passe vite et n’atteint guère la postérité même la plus prochaine. »

Je cours à travers les événemens : c’est la vie et le caractère du duc de Broglie, non toute l’histoire de son temps, que j’ai à cœur de retracer ; là où je ne rencontre pas une vive empreinte de lui-même, je ne m’arrête pas. Quelques jours avant la clôture de la session de 1820, il partit avec sa femme pour les eaux des Pyrénées, dont sa santé avait besoin. Vers le milieu de septembre, il quitta Cauterets, et après une promenade dans le midi de la France il arrivait à Coppet, où son beau-frère, le baron Auguste de Staël, l’attendait. Il trouva en Suisse, spécialement dans la Suisse française, un réveil religieux, et, pour parler avec précision, un réveil chrétien dont il fut vivement frappé. « Cette renaissance de la foi chrétienne datait déjà, dit-il, de plusieurs années : Mme de Staël l’avait vu naître en 1816 ; j’avais assisté alors à des discussions à ce sujet entre elle et sa fille. Celle-ci, très fervente et très sérieusement orthodoxe, n’avait fait, depuis notre mariage, que s’engager de plus en plus dans cette voie. La société de Genève et celle de Lausanne étaient partagées ; nos meilleurs amis s’attaquaient réciproquement avec une vivacité croissante ; il en était de même des pasteurs les plus accrédités. Mon beau-frère hésitait encore. Il n’y allait de rien moins en effet que du fond du protestantisme, même du christianisme ; il s’agissait de savoir si le protestantisme resterait un oreiller de paresse pour les âmes tièdes et de rêverie pour les âmes tendres, un rationalisme honteux de lui-même, une sorte de compromis, par je ne sais quel respect humain à double face, entre la sincérité des vrais philosophes et telle des vrais chrétiens. C’était là surtout ce qui me frappait. Je n’étais pas protestant, je n’étais pas même chrétien dans le sens rigoureux du mot ; comme la plupart des hommes de mon temps, je veux dire de ceux dont les sentimens étaient honnêtes et la conduite régulière, j’en étais resté, depuis ma première communion, à la profession de foi du vicaire savoyard. Comme lui, je n’avais jamais douté des grandes vérités de la théologie naturelle, j’admirais, comme lui, la vie et le caractère de Jésus-Christ, je trouvais, comme lui, l’Évangile humainement inexplicable ; mais je trouvais, à mon grand regret, sans réponse ses objections contre les miracles et les mystères, c’est-à-dire contre la révélation proprement dite, et, cela étant, je ne me faisais aucune illusion : je concevais parfaitement que, dans un tel état d’âme, si je n’étais pas irréligieux, je n’étais pourtant d’aucune religion. Point de religion sans pratique, point de pratique qui ne soit ou la commémoration d’un miracle, ou le symbole d’un mystère. La religion naturelle sans religion surnaturelle n’est, à tout prendre, qu’un système de philosophie meilleur et plus sensé que son contraire. Je trouvais dès lors très inconséquent le protestantisme qui consistait à tenir l’Évangile pour vrai en s’arrêtant au côté moral et sentimental, et à détourner les yeux de tout le reste, sans en rien admettre et sans en rien rejeter. Je le disais à mon beau-frère, lorsqu’il me consultait dans ses perplexités. — Point de milieu, lui disais-je ; il faut être, comme moi, philosophe chrétien et triste d’en rester là, ou, comme votre sœur, être chrétien tout de bon. L’état d’âme que vous tenez de votre mère, qui le tenait elle-même de son père, était une simple protestation contre l’incrédulité de leur temps et un premier pas vers la foi ; mais un premier pas n’a de valeur que par le second : ou l’Évangile est divin, ou il ne l’est pas ; s’il l’est, tout y est vrai et rien n’y est vain ; s’il ne l’est pas, Jésus-Christ n’a été qu’un sage, comme Socrate ou Confucius, quoique très supérieur à l’un et à l’autre. — Nous discutions alors à perte de vue ; nous reprenions les objections une à une, et ce qui résulta, pour lui comme pour moi, de ces conversations multipliées, ce fut la conviction que ces objections étaient moins concluantes en réalité qu’en apparence. Je ne crois pas me tromper en faisant dater de là la conversion de mon beau-frère, conversion qui fut prompte, fervente et durable ; je suis certain de ne pas me tromper en faisant dater de là, non ma propre conversion, qui fut lente, laborieuse et progressive, mais le commencement de ces études opiniâtres que j’ai poursuivies à travers les distractions de la vie publique, et dont j’ai réuni les fruits dans un grand ouvrage auquel je n’ai mis la dernière main qu’en 1852. »

il retourna à Paris vers le milieu d’octobre 1820, et, quelque sérieuses que fussent encore alors pour lui « les distractions de la vie publique, » comme il les appelle, elles ne tinrent plus, de 1821 à 1830, la première place dans sa vie. Comme il arrive quand ils ont une forte impulsion pour point de départ, les événemens se précipitèrent. Le 29 septembre 1820, M. le duc de Bordeaux naissait. En novembre suivait, sur 220 députés élus en vertu de la nouvelle loi, l’opposition libérale n’en comptait que 35. Quelques semaines après, les deux chefs du côté droit, M. de Villèle et M. Corbière, entraient dans le ministère du duc de Richelieu, le premier sans portefeuille, le second comme président de l’instruction publique. Ce second ministère Richelieu traversa à grand’peine l’année 1821, « ballotté, selon les expressions du duc de Broglie, entre une majorité de droite déjà nombreuse et une minorité de gauche encore nombreuse, entre le triomphe impromptu et la misérable déconfiture du parti révolutionnaire en Italie, entre les bravades des descamisados espagnols et les anathèmes des congrès de Troppau ou de Laybach. » Dans l’été de 1821, MM. de Villèle et Corbière, à qui leurs amis reprochaient leur impuissance dans le cabinet, devinrent plus exigeans. M. Corbière dit brusquement un jour au conseil qu’il serait à propos de changer huit ou dix préfets ; M. Pasquier demanda quels griefs on avait contre eux. « Je n’en ai aucun, répondit M. Corbière ; je ne les connais même pas ; mais nous avons parmi nous des gens qui souffrent ; il est temps de faire quelque chose pour les royalistes. » Le duc de Richelieu témoigna son étonnement de ce cynisme ; mais son étonnement fut vain. Pressés par leurs amis du dehors, les deux chefs de la droite pressèrent plus vivement leurs collègues du cabinet ; le duc de Richelieu, de son côté, demanda au roi de faire agir M. le comte d’Artois pour amener ses amis politiques à moins d’exigence ; Louis XVIII s’y refusa formellement. « Je ne veux pas abdiquer, dit-il, et je ne suis pas las de régner. » Toutes les tentatives de conciliation échouèrent : le 27 juillet 1821, MM. de Villèle et Corbière donnèrent leur démission et partirent, l’un pour Toulouse, l’autre pour Rennes ; mais au mois d’octobre les élections annuelles amenèrent au côté droit de nouvelles forces. Son opposition trouva dans celle du côté gauche l’appui nécessaire pour faire passer dans l’adresse de la chambre une phrase évidemment hostile au ministère du duc de Richelieu, resté seul avec ses vrais amis. Le roi déclara qu’il ne voulait pas la recevoir, selon l’usage, par une grande députation ; le 30 novembre 1821, le président de la chambre, M. Ravez, et deux secrétaires l’apportèrent seuls aux Tuileries. Le roi la prit sans en permettre la lecture, et la posa sur sa table en disant : « Je connais l’adresse que vous me présentez ; j’aime à croire que la plupart de ceux qui l’ont votée n’en ont pas pesé toutes les expressions. Dans l’exil et la persécution, j’ai soutenu mes droits, l’honneur de mon nom et celui du nom français. Sur le trône, entouré de mon peuple, je m’indigne à la seule pensée que je puisse jamais sacrifier l’honneur de la nation et la dignité de ma couronne. » Mais la dignité des paroles du roi ne suffisait pas à satisfaire celle du caractère de M. de Richelieu, ni à lui faire méconnaître sa situation. Dans un récent entretien, il avait pu démêler que l’idée d’un changement complet de cabinet n’était pas loin de la pensée royale ; le roi lui avait cité des exemples puisés dans l’histoire parlementaire d’Angleterre, et qui admettaient en principe qu’un ministère doit se retirer en masse quand il a perdu la majorité. Avant de prendre sa résolution définitive, le duc de Richelieu voulut voir M. le comte d’Artois. J’emprunte le récit de leur entrevue au plus impartial et au mieux informé des historiens de la restauration, M. de Vielcastel. « L’entretien, dit-il, fut assez long. Monsieur, tout en affectant de ne vouloir donner que des conseils, insista pour que M. de Richelieu, gardant seulement, de tous les ministres actuels, M. de Serre et M. Roy, s’arrangeât avec MM. de Villèle et Corbière. Le duc, après avoir fait sentir le peu de convenance qu’il y aurait de sa part à se séparer de presque tous ses collègues, traça rapidement le tableau des intrigues du côté droit contre le cabinet, et exprima la conviction qu’il dépendait de Monsieur d’y mettre fin ; mais le prince, visiblement embarrassé, ne voulut pas en convenir : il revint encore à son thème habituel, la nécessité de faire quelques concessions aux royalistes, et il ajouta que d’ailleurs il s’était imposé la règle de ne plus se mêler de rien. M. de Richelieu, s’animant peu à peu, répliqua qu’il parlait trop sérieusement pour accepter une telle réponse, et rappelant à Monsieur la promesse si formelle qu’il lui avait faite moins de deux ans auparavant, lors de la chute de M. Decazes, de le soutenir et de le faire soutenir par ses amis, promesse qui seule l’avait déterminé à rentrer dans les affaires : — C’est, dit-il, de cette parole de prince donnée à un gentilhomme que je réclame l’accomplissement. — Monsieur, ainsi pressé, s’écria d’un air dégagé : — Ah ! mon cher duc, vous avez pris aussi les syllabes par trop au pied de la lettre. Et puis les circonstances étaient alors si difficiles ! — M. de Richelieu, stupéfait et indigné, le regarda fixement, lui tourna le dos, et, sans prononcer un seul mot, sortit en poussant violemment la porte. Puis, courant chez M. Pasquier, son confident le plus intime pendant cette crise, il se laissa tomber dans un fauteuil en disant d’un ton douloureux : — Il manque à sa parole, à sa parole de gentilhomme ! »

Le 12 décembre 1821, le duc de Richelieu, de concert avec ses collègues, annonça au roi, qui l’accepta sans objection, leur retraite commune, et le 15 décembre le Moniteur annonça la formation du nouveau ministère ; M. de Villèle devint ministre des finances, M. Corbière de l’intérieur, M. de Peyronnet garde des sceaux, M. le vicomte Matthieu de Montmorency ministre des affaires étrangères, le maréchal duc deBellune ministre de la guerre, et M. le marquis de Clermont-Tonnerre ministre de la marine. Il n’y avait point de président du conseil. Ce jour-là, pour la première fois depuis 1789, le côté droit de l’ancien régime prit possession du gouvernement de la France.

Il le garda six ans, et pendant tout ce temps, de 1822 à 1827, la pensée constante du duc de Broglie, le but de tous ses efforts fut, selon ses propres expressions, « de résister à l’ascendant croissant de la contre-révolution. » Il ne le fit point en travaillant au renversement de la restauration, en s’unissant sous main aux complots ourdis dans ce dessein ; il ne prit même, dans son activité parlementaire, l’initiative d’aucune attaque directe et personnelle contre le cabinet du côté droit ; son opposition fut aussi légale et loyale que persévérante et énergique. Il combattit tous les projets de loi qui portaient l’empreinte de la réaction contre les idées, les sentimens, les mœurs de la France nouvelle ; il repoussa toutes les mesures politiques ou administratives qu’il trouvait mal conçues dans l’intérêt du pays ou conçues dans le seul intérêt ministériel. La guerre d’Espagne, acceptée à regret par la faiblesse de M. de Villèle envers son parti, la réduction des rentes proposée pour la glorification de M. de Villèle, furent, comme les lois sur les élections, sur le sacrilège, sur le droit d’aînesse, sur la presse, sur l’indemnité des émigrés, l’objet de la franche et vive opposition du duc de Broglie. Quand il lui arrivait de trouver que le pouvoir avait raison, il se taisait. « Le cabinet, dit-il, n’avait que faire de mon assistance, et je n’avais que faire de la lui offrir. » Une loi fut proposée pour approuver la reconnaissance de la république noire d’Haïti et l’indemnité stipulée en faveur des colons ; plusieurs questions, en apparence assez délicates, furent élevées à ce sujet et vivement débattues par les amis mêmes du ministère. « Quant à moi, dit le duc de Broglie, je n’hésitai pas ; je tenais toute espérance de recouvrer jamais Saint-Domingue et d’y rétablir bel et bien l’esclavage pour une folie odieuse. J’estimais qu’en traitant avec une république, avec une république de mulâtres et de nègres, le gouvernement s’était honorablement élevé au-dessus des préjugés de son parti. Je ne me serais donc pas fait faute de défendre la loi pour peu qu’elle eût été en péril ; mais son sort me paraissait assuré, et je prenais, j’en conviens, un malin plaisir à voir le ministère déchiré à belles dents par les siens, sa majorité se démembrer peu à peu, et grossir à ses dépens le petit parti que nous nommions la défection et qui, dans l’occasion, se rapprochait de nous en rechignant. »

Il lui prit un jour, en 1822, une tentation d’initiative parlementaire. « Depuis longtemps, dit-il, je m’étais proposé d’appeler l’attention du gouvernement, des chambres et du public sur l’état de la législation relative à la traite des noirs et sur ses conséquences pratiques. C’était un odieux scandale et une violation effrontée des droits de l’humanité et des engagemens pris par la France. J’avais étudié à fond la question ; j’avais lu soigneusement, la plume à la main, cette masse immense de documens que le gouvernement anglais faisait publier d’année en année au parlement ; quand je me crus bien maître de mon sujet, je résolus de ne pas différer davantage. Le 22 mars, je fis à la chambre des pairs la proposition d’une adresse au roi. Dans un discours qui dura plus de trois heures, le plus long peut-être qui jamais ait mis à l’épreuve l’attention de cette chambre, j’exposai l’état et le cours des choses ; je mis sous ses yeux le tableau fidèle des horreurs et des turpitudes que couvrait notre pavillon ; je lui fis toucher au doigt les périls auxquels cet effroyable désordre exposait le commerce honnête et la paix maritime. Tout fut dit, rien ne fut contesté ni ne pouvait l’être ; mon discours fut trouvé long, ennuyeux, interminable, et ce n’était pas sans raison peut-être. Personne ne vint à mon aide, et ma proposition fut écartée presque sans débat. Je ne me décourageai point, et cette affaire devint l’une des principales préoccupations de ma vie politique. »

Il avait alors une autre préoccupation, non pas plus grave, mais bien plus pressante. En 1821 et 1822, dès que le côté droit fut en possession du pouvoir, les complots pour le renversement de la restauration, assoupis, mais non étouffés depuis l’ordonnance du 5 septembre 1816, éclatèrent de toutes parts, à Belfort, à Toulon, à Nantes, à Colmar, à Saumur, à La Rochelle, quelques-uns mêlés d’odieuses manœuvres de la police, la plupart très spontanés et volontaires. « Je lus à Cauterets, dans le Moniteur, dit le duc de Broglie, qu’une grande conspiration militaire venait d’être découverte. Je ne doutai pas, vu l’état des esprits en France et des affaires en Europe, en Espagne, en Portugal, à Naples, qu’elle ne fût réelle. Je ne doutai pas davantage que les principaux chefs de l’extrême gauche ne fussent de la partie : ils s’étaient bien gardés de me prendre pour confident ; mais je les connaissais assez pour être sûr de mon fait. Dès lors force me fut bien de réfléchir sur le parti que j’aurais à prendre, engagé, comme je l’étais, dans la politique de mon pays, et sur la conduite que j’aurais à tenir, lié, comme je l’étais, avec les instigateurs probables de la conspiration.

« Je reconnus de prime abord qu’après tant de procès politiques conduits en 1815 et 1816 avec la dernière violence, et tragiquement terminés dans les flots de sang, la chambre des pairs était appelée à donner un grand exemple, à remettre en quelque sorte sur pied la justice politique, à rétablir dans leur plénitude le respect des formes, les droits de la défense, les égards dus au malheur, la modération, l’équité, le discernement dans l’administration des peines. Dans la position que je m’étais faite, étant peut-être le seul dans la chambre des pairs qui connût au même degré les règles de la procédure en France et en Angleterre, je voyais bien que tout le fardeau pèserait sur moi, que mes collègues d’opposition me laisseraient la direction de la conduite commune, et que j’exercerais quelque influence sur nos communs adversaires.

« Mais que faire si je rencontrais dans l’accusation, comme j’avais tout lieu de le craindre, mes amis les plus chers, M. d’Argenson, M. de La Fayette, d’autres encore ? Fallait-il me récuser et les livrer à la poursuite sans essayer de les défendre ? Fallait-il faire fléchir en leur faveur la balance de la justice, mentir à ma conscience, trahir mes devoirs de magistrat ? La question était délicate et l’alternative douloureuse.

« Décidé comme je l’étais au fond de l’âme, j’en conviens en toute humilité, je me rassurais un peu en me disant que, selon les règles de la justice la plus sévère, entre la condamnation d’un innocent et l’évasion d’un coupable la partie n’était pas égale, l’une étant un crime et l’autre une faiblesse, — que même ce n’était pas toujours une faiblesse, qu’il se rencontrait des cas où la prudence conseillait de ne pas poursuivre à outrance les conséquences de la vérité légale, qu’après tout les formes juridiques laissaient passer bien souvent les coupables à travers les mailles du filet, et n’en étaient pas moins estimées des gens de bien et des gens sensés. Je me disais enfin que le droit de grâce n’étant qu’un tempérament apporté à la rigueur du summum jus, et la chambre des pairs étant un tribunal politique, elle devait, à un certain degré, partager le droit de grâce avec la couronne, ses arrêts ne pouvant guère être réformés comme ceux des tribunaux ordinaires.

« On pensera ce qu’on voudra de ces considérations, peut-être un peu latitudinaires ; mais elles me parurent alors suffisantes pour m’engager dans le défilé ; et même à présent je ne les trouve pas sans quelque poids.

« Afin néanmoins de mettre à couvert ce qui pouvait et devait y être mis, je pris sur-le-champ un grand parti ; j’allai droit à M. d’Argenson et à M. de La Fayette, et je leur dis : — Je ne veux rien savoir de ce que vous avez fait ; je ne veux pas savoir si vous avez été engagés dans la conspiration, ni jusqu’à quel point vous l’auriez été ; pas un mot, entre nous, sur tout cela ; laissez-moi me démêler, tant bien que mal, à travers les incidens de la procédure, en m’appliquant à y chercher, vrai ou faux, ce qui peut vous être utile. Si je savais par vous extrajudiciairement la vraie vérité, je mentirais en la niant ou en l’altérant ; je ne mentirai point en restant dans mon rôle de juge, en ne sachant que ce que je dois savoir, et en présentant les faits tels que l’instruction les offre, sous le jour qui peut vous être le plus favorable. « Encore un coup, je ne prétends pas que le raisonnement fût irréprochable, mais encore un coup je le tins pour suffisant, et tout considéré, je ne me repens point d’en avoir fait la règle de ma conduite : la chambre d’ailleurs sembla devancer ma pensée, et sa commission me fraya la route.

« La conspiration avait été découverte et saisie presque en flagrant délit le 20 août 1820 ; la convocation des pairs présens à Paris avait eu lieu le 21. Éloigné de tout le diamètre de la France, il m’eût été impossible d’y déférer lors même qu’elle m’aurait été adressée. La chambre, telle quelle, avait nommé sur-le-champ une commission d’instruction qui fit son rapport les 28, 29 et 30 décembre £1820, les 2 et 3 janvier 1821. Les difficultés dont mon esprit était assiégé, la commission les avait rencontrées de prime abord ; entre elle et le gouvernement s’était élevée la question de savoir jusqu’où l’on entendait pousser les choses, s’il convenait de remonter à l’origine du complot, et de mettre en cause, à telles fins que de raison, la plupart des chefs de l’extrême gauche, ou de laisser dans l’ombre la partie ésotérique du drame en se bornant à poursuivre les personnes directement engagées dans le coup de main. La commission s’était arrêtée à ce dernier parti. Le gouvernement insistait pour le parti contraire.

« Ainsi, dès l’instant où la lecture du rapport par l’organe de M. Pastoret fut terminée, on vit le ministère public se lever dans la personne de M. Jacquinot-Pampelune, procureur-général, et demander un supplément d’instruction en indiquant nominativement les personnages, célèbres alors et depuis, sur qui portaient les soupçons.

« La commission entrant dans cette voie d’elle-même et de son plein gré, c’était à moi de l’y suivre et de la seconder avec ménagement, en lui donnant de temps en temps un coup d’épaule, mais en me réservant pour les grands et derniers efforts où je serais à peu près seul sur le terrain.

« J’entrai en communication avec ses principaux membres ; je reçus d’eux la confidence de leurs inductions, de leurs soupçons, de leurs découvertes ; je pris une connaissance anticipée de la procédure, et je concertai avec eux les moyens d’en venir au but que nous nous proposions d’atteindre. Le plus ferme, le plus avisé, le plus convaincu, par une longue expérience des révolutions et des vicissitudes de parti, qu’il n’y avait rien à gagner à pousser ses adversaires à bout, c’était M. de Sémonville. J’entrai pour quelque chose dans le plan général et dans les détails du grand discours qu’il fit à ce sujet, et qui entraîna la décision de la chambre. Ce fut un discours vraiment politique sous les apparences juridiques, et j’en ai peu entendu dans ma vie qui m’aient paru plus habiles et plus sensés.

« Cette première bataille gagnée, rien n’était fait encore. Restait à prononcer sur la mise en accusation des inculpés compris dans les propositions du rapport ; restait à conduire la délibération de la chambre de telle sorte que ceux des inculpés dont la présence aux débats pourrait rouvrir le champ du supplément d’instruction en fussent définitivement écartés. Ce fut là l’objet de mes soins.

« J’étudiai à fond la procédure ; je m’appliquai à bien connaître le caractère et la position de chaque inculpé et à diriger la délibération en conséquence. Quand mon travail personnel était terminé, j’en communiquais les résultats à mes amis, qui suivaient de confiance mes indications et me secondaient de leur mieux. Grâce à ce travail opiniâtre et discret, je parvins à concentrer tout le nœud de l’affaire sur l’un des inculpés dont la présence courait risque de tout compromettre, et dont l’absence, selon moi, devait tout simplifier.

« Cet inculpé, c’était le colonel Fabvier. Il était en quelque sorte le lien entre les hommes politiques et les hommes d’action, entre les chefs de la gauche et les militaires ; c’était par lui que ces derniers recevaient les directions des premiers. Je ne veux pas dire par lui seul, mais le plus souvent, le plus habituellement. Je connaissais le colonel Fabvier ; il avait été aide-de-camp du duc de Raguse. Je le savais téméraire, emporté, orgueilleux, peu maître de lui-même, et je ne doutais pas que, s’il figurait sur le banc des accusés, on ne lui fît dire, en le pressant un peu, infiniment plus qu’il n’avait dit à la commission, qui ne le pressait pas. Je ne doutais pas qu’il ne dît, par défi et par imprévoyance, non-seulement ce qu’il savait, mais ce qu’il soupçonnait, non-seulement ce qu’il avait fait, mais ce qu’avaient fait tous ceux avec qui il s’était trouvé en rapport. Le coup de partie était donc de le faire mettre hors d’accusation. Lui absent, la plupart des accusés ne pouvaient plus guère alléguer que des ouï-dire de seconde ou de troisième main qu’il était facile de réduire à de simples bavardages, les deux principaux accusés, Nantil et Maziaux, étant contumaces et en fuite.

« C’est à cela que je m’appliquai. Je pris soin, à l’égard des premiers inculpés portés sur la liste, de bien établir mon terrain, c’est-à-dire d’admettre ou de rejeter les conclusions du rapport de la commission conformément au but que je me proposais, en dégageant la question principale de toutes les questions accessoires, puis, quand vint le tour du colonel Fabvier, j’arrêtai mon plan. Je divisai l’accusation en deux époques, l’une que je nommai fabuleuse, l’autre historique, et je réunis dans la première tout ce qui pouvait avoir trait de près ou de loin aux origines de la conspiration, en concentrant dans la seconde tout ce qui tenait directement aux préparatifs du coup de main projeté, et je distribuai tous les faits indiqués ou révélés par la procédure conformément à ce double point de vue.

« Mon plan fait, je voulus avoir l’avis d’un homme du métier. J’allai trouver M. Manuel. Je lui répétai ce que déjà je lui avais dit plus d’une fois, que je ne demandais ni n’accepterais de sa part aucune confidence, mais que je recevrais avec empressement ses conseils sur la direction de l’affaire. — Figurez-vous, lui dis-je, que vous êtes l’avocat de Fabvier, que vous avez sous les yeux les résultats de la procédure tels que je vous les indique. Voilà ce que je me propose de dire : est-ce là ce que vous diriez ? — J’obtins son entière approbation ; j’obtins même ultra petita, comme on va le voir.

« Le jour où la mise en accusation du colonel Fabvier devait être discutée, j’allai de bonne heure au Luxembourg pour feuilleter la procédure et vérifier quelques faits. En entrant dans la salle où s’empilaient chaque matin les imprimés à distribuer avant la séance de la chambre, je vis apporter à des d’homme un énorme ballot ; je pris le premier exemplaire, et quelle ne fut pas ma surprise en y trouvant le discours entier que j’allais prononcer dans deux heures rédigé sous forme de mémoire à consulter ! Tout s’y trouvait, le plan général, l’ordre des idées, la marche de l’argumentation, les détails piquans, les incidens propres à tenir les esprits en éveil. M. Manuel, auteur anonyme de ce mémoire, avait retenu trait pour trait, presque mot pour mot, notre conversation, et je n’imagine pas dans quelle intention, moins encore dans quelle espérance il entendait prendre sur moi les devans. Si ce mémoire était distribué, j’avais bouche close ; c’était mon discours qui devenait le plagiat.

« Je pris sur-le-champ mon parti. Je fis enlever le ballot ; on le porta dans le cabinet de M. de Sémonville, à qui j’expliquai toute l’affaire ; nous convînmes que la distribution n’aurait lieu que le lendemain. Le ballot fut enfermé sous clé. A midi, la séance commença selon l’usage.

« Placé l’un des premiers sur la liste des pairs, j’étais des derniers à prendre la parole ; on procédait par appel nominal, et le dernier nommé était le premier appelé. Durant la première moitié de la séance, les affaires du pauvre Fabvier allaient de mal en pis ; il était fort compromis. Dans l’intervalle de répit qui nous était accordé, mes amis eux-mêmes étaient consternés ; il n’y aura pas dix voix pour lui, disait-on de toutes parts. Mon tour vint vers quatre heures. Je parlai environ deux heures. Quand je me rassis et qu’on fit un second appel nominal, il ne resta que dix-sept voix en faveur de l’accusation du colonel Fabvier.

« Il m’est arrivé, comme ministre, d’obtenir plus de succès apparent ; mais pour moi et au fond de l’âme ce fut ma meilleure journée. On peut voir dans le second volume des Souvenirs et correspondances de Mme de Récamier l’effet produit sur M. de Montmorency, à coup sûr le plus décidé et le plus entêté de nos adversaires. Le colonel Fabvier fut mis en liberté le soir même.

« Dès lors plus d’inquiétude, plus de difficulté réelle, plus d’incidens périlleux ; la mise en accusation une fois réglée, les débats se trouvèrent enfermés, par cela même, dans des limites fixes ; il devint aisé d’obtenir du chancelier Dambray, bon homme de nature, indulgent par caractère, qu’il traitât les accusés avec ménagement, ne leur tendît aucun piège, leur épargnât les menaces et les questions captieuses. De même à l’égard des témoins. Si quelque jurisconsulte anglais nous a fait l’honneur d’assister à l’une de nos audiences, tout en y trouvant encore beaucoup à reprendre, il a dû remarquer quelque progrès dans la bonne voie. Je puis me vanter d’y avoir été pour quelque chose. J’avais acquis de l’autorité sur tous mes collègues, quelle que fût leur opinion, et je ne m’y épargnai pas durant tout le cours du procès. Me sera-t-il permis d’ajouter (valeat quantum) que le jour même de la naissance de mon fils aîné je n’appris cet heureux événement qu’à la chambre des pairs et sur mon banc. J’attache du prix à de tels souvenirs ; c’est à peu près tout ce qui me reste de quarante années consacrées au service de notre pays. »

Je rapporte ici, sans en rien retrancher, cet incident judiciaire, d’abord parce qu’évidemment le duc de Broglie lui-même y a mis beaucoup d’importance, et aussi parce que c’est un noble et touchant spectacle que ce fidèle dévoûment aux affections privées en même temps qu’aux devoirs publics. M. de Broglie avait raison de persister à aimer et à honorer M. d’Argenson et M. de La Fayette, quoiqu’il pensât et agît tout autrement qu’eux, et il eut raison de les servir et de les sauver dans ce procès, quoiqu’il trouvât que la passion les avait grandement égarés. De tels problèmes moraux se rencontrent souvent dans la vie politique ; il est beau de savoir les accepter franchement et les résoudre hardiment en s’appliquant à concilier les devoirs divers, quelque difficile et pénible qu’en soit quelquefois la solution.

À cette occasion, je dirai un mot d’un dissentiment entre le duc de Broglie et moi que je trouve exprimé dans ses Notes biographiques. En parlant de ce qui se passa de 1822 à 1827 et du ministère de M. de Villèle à cette époque, il dit : « J’entre dans quelques détails sur ces cinq années d’autant plus volontiers qu’à mon avis M. Guizot, l’un des nôtres et le principal, ne leur a pas rendu tout à fait justice dans ses Mémoires. Dans l’intention, très honorable d’ailleurs, d’exercer envers M. de Villèle le principe suum cuique tribuito (rendez à chacun ce qui lui est dû), il a, je crois, un peu dépassé la mesure ; on dirait, à le lire, que M. de Villèle avait habituellement raison. Raison contre les fous de son parti, à la bonne heure, et encore tout au plus, car que ne leur accordait-il pas ! Mais nous avions raison, nous, contre eux et contre lui ; à nous était la bonne cause. » Je suis convaincu, comme le duc de Broglie, que nous avions raison contre M. de Villèle comme contre les fous de son parti, que notre cause était la bonne, et je me suis plus d’une fois, dans mes Mémoires, exprimé sur M. de Villèle aussi sévèrement que le duc de Broglie le fait dans ses Notes. Voici pourquoi j’ai eu à cœur de mettre aussi en lumière les mérites de ce chef de parti devenu chef de gouvernement. Ce n’est pas seulement à cause de l’habileté qu’il a déployée dans son administration, ni même parce qu’il s’est souvent efforcé de mettre l’esprit de gouvernement à la place de l’esprit de parti ; c’est surtout parce qu’il a sérieusement accepté le gouvernement représentatif et absolument repoussé toute idée de coup d’état. Les coups d’état sont la tentation, la folie, le crime des absolutistes et des révolutionnaires, c’est-à-dire des divers ennemis de la justice et de la liberté. C’est au nom du pouvoir suprême, c’est-à-dire absolu, tantôt du roi, tantôt du peuple, que s’accomplissent les coups d’état, et ils ont tôt ou tard pour conséquence le despotisme ou l’anarchie. M. de Villèle a beaucoup trop concédé au roi, à la cour, à son parti ; il ne leur a jamais concédé la suspension, même momentanée, du gouvernement représentatif et de la charte. C’est là ce qui m’a inspiré le besoin d’être pleinement juste envers lui, même au risque de paraître un peu indulgent.

Les élections de 1827, la chute de M. de Villèle après six années de pouvoir, l’avènement du ministère Martignac, furent une éclatante preuve que, tant que le gouvernement représentatif reste debout et mis en pratique, on peut, on doit espérer le retour vers une meilleure politique et le progrès de la liberté. Un moment le royal patron du vieux parti de l’ancien régime, Charles X, se crut vaincu. En vain M. de Villèle essayait de recruter l’équipage de son navire désemparé ; en vain les politiques les plus considérables, M. de Talleyrand, M. de Chateaubriand, M. Molé, laissaient entrevoir qu’ils seraient disposés à prêter au pouvoir l’autorité de leur expérience et de leur nom ; en vain le prince de Polignac, ambassadeur à Londres, accourut à Paris pour tenter la faveur royale. Le vent qui soufflait de tous les points de la France était trop fort : Charles X dut se résigner à former un nouveau ministère ; mais il voulut un ministère composé tout entier d’hommes nouveaux, dont l’importance ne fût pas déjà établie et dont il ne connût pas déjà les exigences. Une ordonnance du 5 janvier 1828 appela aux sceaux le comte Portalis, aux affaires étrangères le comte de La Ferronays, au ministère de l’intérieur le vicomte de Martignac, à la guerre le vicomte de Caux, aux finances le comte Roy, au commerce le comte de Saint-Cricq. Un peu plus tard, M. Hyde de Neuville et l’abbé Feutrier, évêque de Beauvais, remplacèrent M. le comte de Chabrol à la marine et M. l’abbé Frayssinous, évêque d’Hermopolis, aux affaires ecclésiastiques ; l’instruction publique en fut détachée et remise à M. de Vatimesnil. Il n’y avait là aucun nom dont les souvenirs et l’amour-propre de Charles X fussent blessés, aucun dont il crût devoir redouter l’ascendant.

Le roi se trompait. Parmi ces nouveaux ministres, tous honorables, mais plusieurs incertains ou faibles, il y avait deux hommes d’un esprit et d’un caractère trop élevés pour ne pas avoir et ne pas suivre leur propre pensée sur la politique sage et utile au roi et au pays. J’ai trop peu connu personnellement M. de La Ferronays et M. de Martignac pour les caractériser moi-même avec précision ; mais j’emprunte à leur sujet avec confiance le jugement du duc de Broglie. « M. de La Ferronays, dit-il, était presque ce qu’avait été M. de Richelieu ; c’était un vrai gentilhomme et un vrai ministre ; libéral d’honneur et de cœur plus que de doctrine, il imposait également à la gauche et à la cour ; personne n’osait lui refuser sa confiance. Il n’était point d’ailleurs dépourvu de toute expérience des affaires ; il avait été pendant plusieurs années ambassadeur à Saint-Pétersbourg, et il s’y était fait honneur ; il avait soutenu l’indépendance et les intérêts de la France avec intelligence et dignité ; il avait même plus d’une fois, au sein des derniers congrès où la légation de Russie avait suivi l’empereur Alexandre, dépassé le bon côté de ses instructions et mérité le mécontentement de sa cour. Mais la perle, je me sers à dessein de ce mot, le joyau, le diamant du ministère et même de la chambre élective, c’était M. de Martignac, ministre de l’intérieur. Comment un tel homme, déjà parvenu à la maturité de l’âge, connu, depuis de longues années, comme l’un des ornemens du barreau de Bordeaux, de ce barreau qui avait donné les girondins à la convention, et à la restauration M. Laine et M. Ravez, comment, dis-je, un tel homme, membre depuis sept ou huit ans, de la chambre des députés, y était-il resté presque ignoré ? Comment y avait-il vieilli dans des emplois du second ordre ? Chaque fois qu’il avait eu à s’expliquer sur les attaques dirigées contre l’administration dont il était le chef[6], on avait pu remarquer la clarté et l’élégance de son élocution et la bonne grâce de son débit ; mais qui pouvait s’imaginer qu’en moins de deux mois il prendrait rang parmi les premiers orateurs dont la tribune française se soit honorée, qu’il enchanterait tous les partis et mériterait cet éloge, aussi singulier que juste, qui lui fut un jour adressé par M. Royer-Collard : la chambre est vaine de vous ? Je n’ai pas assez connu personnellement M. de Martignac pour expliquer l’obscurité des premiers temps de sa vie politique autrement que par sa modestie ; j’ai ouï dire à ses amis qu’il était homme de plaisir et d’une faible santé ; ce qui est sûr, c’est que, devenu ministre à l’improviste et à son corps défendant, il porta le poids des affaires et de la responsabilité aussi gaillardement que l’ambitieux le plus prononcé, et qu’il y montra un degré de prudence et de fermeté bien rare. Si le cours des événemens ne l’avait pas moissonné en moins de trois ans, il serait certainement devenu l’un des premiers hommes de notre temps et de notre pays. »

La session s’ouvrit le 5 février 1828. Dès les premiers débats sur la vérification des pouvoirs, les espérances qu’inspiraient les nouvelles élections et le nouveau cabinet éclatèrent : un député du centre droit, M. Augustin de Leyval, s’écriait : « On nous parle de troubles, de révolution. Personne plus que moi n’a en horreur l’anarchie et le despotisme : ils m’ont ravi mes parens, ma fortune, ils ont abreuvé mon enfance d’amertume et de misère ; mais, s’il m’en est resté des impressions profondes, elles n’offusquent ni mon sens, ni ma raison : des fantômes, quelque hideux qu’ils soient, ne sont pour moi que des fantômes. La révolution, où donc est-elle ? La charte a tué le monstre, et ce n’est qu’en voulant tuer la charte qu’on peut le faire revivre. Il est des temps où les peuples semblent avoir besoin d’anarchie ; il en est d’autres ou ils n’ont besoin que de raison. Ces derniers temps sont venus pour la France ; tant de vicissitudes dans les événemens, tant de bonnes et de mauvaises fortunes, tant de joies étouffées à leur naissance, tant de triomphes suivis de promptes défaites, ont dissipé les fumées de l’ivresse politique. L’aménité naturelle de nos mœurs, nos habitudes bienveillantes et polies, ont rapproché des hommes ennuyés de se haïr ; dans leurs rapports plus confians et plus faciles, les opinions se sont par degrés adoucies et presque confondues. Que vous dirai-je enfin ? Le royalisme est devenu libéral, et le libéralisme est devenu monarchique. » C’était là trop de confiance dans l’espérance ; mais le langage du nouveau cabinet l’autorisait presque. « Nous n’exercerons jamais à notre profit le droit d’élection, disait M. de Martignac ; nous sommes les ennemis jurés de la fraude, du mensonge et de l’illégalité ; nous les combattrons sous quelque couleur que nous les rencontrions. La lutte doit être franche, ouverte, légale, et l’action du gouvernement ne doit jamais être ni frauduleuse, ni tyrannique, ni inquisitoriale. »

Les faits répondirent aux paroles. M. Royer-Collard fut nommé président de la chambre des députés. Deux projets de loi, l’un sur la révision des listes électorales et du jury, l’autre sur le régime de la presse et spécialement des journaux, furent présentés par le gouvernement, tous deux sincères et efficaces, le premier pour garantir la liberté et la vérité des élections, le second pour assurer la liberté de la presse en supprimant la nécessité de l’autorisation pour la fondation des journaux, la censure facultative et les procès de tendance. Mesquinement discutées dans la chambre des députés par l’ancienne opposition du côté gauche, amèrement attaquées dans la chambre des pairs, où les amis de M. de Villèle étaient nombreux et puissans, ces deux lois furent habilement défendues par le ministère et par les doctrinaires, ses plus décidés adhérens, notamment par le duc de Broglie, le plus habile et le plus décidé d’entre eux. Dans l’une et l’autre chambre, les deux lois furent adoptées par de fortes majorités, et elles acquirent à M. de Martignac un juste renom de sincérité libérale comme d’éloquence et de prudence parlementaire. Plusieurs autres mesures occupèrent sérieusement les chambres, qui se sentaient en présence d’une administration sérieusement constitutionnelle. Un emprunt proposé pour mettre notre état militaire sur un pied convenable en présence des perspectives de guerre en Orient pour l’affranchissement de la Grèce ne rencontra qu’une approbation générale. Deux ordonnances du roi, publiées le 17 juin et contre-signées par le garde des sceaux et par M. l’évêque de Beauvais, apportèrent des changemens notables dans le régime des écoles ecclésiastiques et des petits séminaires et dans leurs rapports avec l’université ; elles furent violemment attaquées par le côté droit, qui les taxait d’impiété et de tyrannie, et bien reçues des libéraux, qui pourtant les trouvaient insuffisantes. A mon avis, elles ne reconnaissaient pas assez largement les droits de la liberté religieuse et du libre enseignement ; mais elles étaient en accord avec les traditions gallicanes et les passions du public incrédule. Au terme de tous ces actes et de tous ces débats, la session fut close le 18 août 1828, laissant M. de Martignac chef du cabinet sans en avoir le titre, et le cabinet bien établi dans l’estime et l’espérance du public, plutôt qu’affermi dans le sein des chambres et dans la confiance du roi.

Je me permettrai de rappeler ici un incident qui me fut personnel, et qui me fournit une occasion naturelle d’exprimer publiquement, sans être membre d’aucune des deux chambres, ma pensée sur notre situation à cette époque et sur la conduite qu’il nous convenait de tenir. En mars 1828, M. Vatimesnil, naguère nommé ministre de l’instruction publique, m’autorisait à rouvrir mon cours d’histoire à la Sorbonne. Je le rouvris le 18 avril, et en réponse à la bienveillance du public qui m’entourait : « Je suis profondément touché, dis-je, messieurs, de l’accueil que je reçois de vous. Je l’accepte comme un gage de la sympathie qui n’a pas cessé d’exister entre nous malgré une si longue séparation. Parce que je reviens ici, il me semble que tout y revient comme moi, que rien n’est changé. Tout est changé pourtant, messieurs, et bien changé ! Il y a sept ans, nous n’entrions ici qu’avec inquiétude, préoccupés d’un sentiment triste et pesant ; nous nous savions entourés de difficultés et de périls ; nous nous sentions entraînés vers un mal que vainement, à force de gravité, de tranquillité, de réserve, nous essayions de détourner. Aujourd’hui nous arrivons tous, vous comme moi, avec confiance et espérance, le cœur en paix et la pensée libre. Nous n’avons qu’une manière, messieurs, d’en témoigner dignement notre reconnaissance : c’est d’apporter dans nos réunions, dans nos études, le même calme, la même réserve que nous y apportions quand nous redoutions chaque jour de les voir entravées ou suspendues. Je vous demande la permission de vous le dire : la bonne fortune est chanceuse, délicate, fragile ; l’espérance a besoin d’être ménagée comme la crainte ; la convalescence exige presque les mêmes soins, la même prudence que la maladie. J’y compte, messieurs, j’y compte de votre part, et je n’ai besoin ici de rien de plus. »

C’était dans les chambres, bien plus encore qu’à la Sorbonne, que cette réserve, ces ménagemens de la convalescence étaient nécessaires, et qu’à en croire les apparences, ils devaient être faciles. La session fut convoquée pour le 27 janvier 1829. Dans les cinq mois écoulés depuis la clôture de la précédente, toutes choses s’étaient bien passées et semblaient avoir préparé une situation favorable. Notre expédition en Morée, pour assurer l’affranchissement de la Grèce, avait pleinement réussi. Je la trouve ainsi qualifiée par l’un des historiens les plus contraires à la restauration. « Cette courte campagne, dit M. de Vaulabelle[7], qui n’ajoutait aucun éclat sans doute à l’illustration de nos armes, valut à la France une gloire plus élevée et plus pure, l’honneur d’assurer l’indépendance d’une généreuse nation. L’invasion de l’Espagne en 1823 se trouvait vengée. Le gouvernement, sous la direction du nouveau cabinet, entrait dans une voie nouvelle ; un autre esprit inspirait sa politique. Charles X devait immédiatement recueillir le fruit de ce changement. » Il le recueillit en effet dans un voyage qu’il fit, du 30 août au 19 septembre 1828, en Lorraine et en Alsace ; il fut partout accueilli, dans les campagnes comme dans les villes, avec enthousiasme. « L’entraînement, dit M. de Vaulabelle, avait gagné jusqu’aux députés libéraux élus dans ces contrées ; Benjamin Constant, M. Kœchlin, M. Casimir Perier, entre autres, se firent présenter au roi, qui décora le dernier. Charles X laissait déborder sur tout ce qui l’approchait la joie dont il était lui-même rempli. Un jour que les acclamations de la foule retentissaient autour de lui avec une force qui ne se lassait pas, il se tourna vers M. de Martignac, et lui dit d’une voix émue et les yeux presque humides : « Ah ! M. de Martignac, quelle nation ! Que ne devons-nous pas faire pour elle ! »

L’émotion de Charles X était sincère. Né avec un esprit superficiel, un cœur facile et crédule, un caractère aimable et vaniteux, élevé au milieu d’abord des flatteries et des illusions de cour, ensuite des flatteries et des illusions de parti, il avait besoin d’être loué, aimé, admiré, encensé. Partout où il rencontrait ces démonstrations, il y prenait un plaisir un peu puéril, et quand ce plaisir lui venait du pays lui-même, il s’y livrait avec abandon et se croyait le maître par enthousiasme et par amour ; mais quand le pays n’était plus là, quand le roi rentrait dans sa vie de cour et l’émigré dans sa vie de parti, alors Charles X retombait sous l’empire de ses habitudes et de ses goûts personnels : les intérêts de l’état, les droits de la nation, les affaires de son propre gouvernement n’étaient plus pour lui que des préoccupations déplaisantes qu’il essayait d’éluder. La politique était toujours la première pensée de Louis XVIII ; elle n’entrait dans l’esprit de Charles X que par force, pour ainsi dire, et quand elle y était entrée, il s’efforçait de réduire sa place au plus strict nécessaire. Il avait reconnu en 1827 la nécessité de changer ses ministres pour avoir la majorité dans les chambres ; il reconnaissait celle de garder les nouveaux tant qu’ils garderaient eux-mêmes cette majorité. Il avait consenti aux mesures législatives indispensables pour leur assurer ce succès ; mais quand le cabinet lui demandait de modifier le personnel de son conseil d’état ou de révoquer un certain nombre de préfets, alors le roi défendait pied à pied ses anciens serviteurs, ou désignait lui-même avec insistance les fonctionnaires nouveaux. « Vous voulez donc que je renvoie mes amis, disait-il à ses ministres, et que j’abandonne mon parti ? » Le comte de Montbel, élu député de Toulouse en 1827, défendit un jour vivement dans la chambre l’administration de M. de Villèle ; peu après, au milieu d’une grande réception aux Tuileries, Charles X l’aborda en lui disant tout haut : « J’ai lu votre discours avec grand plaisir ; il est très bon. Vous avez défendu votre cause avec zèle, noblesse et talent ; j’en suis enchanté. » En janvier 1829, le plus ferme collègue de M. de Martignac, le comte de La Ferronays, fut frappé d’apoplexie et forcé de demander un congé de trois mois qu’il fallut ensuite renouveler ; le garde des sceaux, M. Portalis, fut chargé de l’intérim des affaires étrangères ; le roi le fit venir et lui prescrivit de mander à Paris notre ambassadeur à Londres, le prince de Polignac ; M. Portalis témoigna quelque surprise. « Eh quoi ! lui dit le roi, ne puis-je donc appeler ici un de mes ambassadeurs sans rencontrer de l’opposition ? » M. de Polignac vint en effet, resta jusqu’à l’ouverture de la session à Paris, et fit même à la chambre des pairs une profession de foi très constitutionnelle. Il repartit pour Londres le 15 février 1829, et M. Portalis fut nommé définitivement ministre des affaires étrangères ; mais le public et le cabinet ne doutèrent pas que M. de Polignac n’eût été appelé pour sonder ses chances d’avènement. C’était en dépit, au dedans, de ces résistances du roi quand il s’agissait non de projets de loi, mais de noms propres, et au dehors tantôt de l’explosion de ses préférences pour ses anciens ministres, tantôt de ses tentatives pour se préparer, le cas échéant, des ministres de son goût, que M. de Martignac et ses collègues avaient à conserver la majorité dans les chambres et à changer le caractère du gouvernement selon le vœu du pays.

La session s’ouvrit le 27 janvier 1829. Les libéraux sensés se rendaient bien compte des périls de cette situation : « Il était clair, dit le duc de Broglie : 1° que le ministère, quelle que fût sa bonne volonté, et elle était réelle à ce moment, ne pouvait plus rien pour nous tant que notre adhésion entière et cordiale ne mettait pas à sa disposition une majorité effective et bien liée ; 2° que, dans l’état précaire où le plaçaient nos hésitations et nos bouderies, il ne tenait qu’à un fil ; 3° que le roi tenait en main le ciseau fatal et n’attendait plus que l’occasion ; 4° que, dans l’impuissance où nous serions, le cas échéant, de former un autre cabinet plus solide et mieux sur ses pieds, le roi aurait beau jeu pour s’adresser à nos adversaires ; 5° qu’enfin, tant que le ministère conserverait en apparence la majorité, le roi se tiendrait pour forcé de le subir. La conduite à tenir était donc pour nous écrite en grosses lettres ; rien n’était plus aisé pour le centre gauche que de se mettre en accord avec le centre droit, et de réduire la droite et la gauche, même unies, ce qui ne pouvait arriver que par accident, à l’état de minorité habituelle. Rien n’était plus aisé dès lors que de prendre à notre compte le ministère Martignac, qui ne demandait pas mieux ; il ne fallait pour cela que mettre de côté nos petites animosités et nos petites lubies. Et il fallait être aussi étourdis que nous le fûmes pour faire ce que nous fîmes. »

En ouvrant la session, le roi avait dit dans son discours : « Un projet grave et important appellera surtout votre sollicitude. Depuis longtemps, on s’accorde à reconnaître la nécessité d’une organisation municipale et départementale dont l’ensemble se trouve en harmonie avec nos institutions. Les questions les plus difficiles se rattachent à cette organisation. Elle doit assurer aux communes et aux départemens une juste part dans la gestion de leurs intérêts ; mais elle doit conserver aussi au pouvoir protecteur et modérateur qui appartient à la couronne la plénitude de l’action et de la force dont l’ordre public a besoin. J’ai fait préparer avec soin un projet qui vous sera présenté. J’appelle sur ce projet toutes les méditations de votre sagesse, et j’en recommande la discussion à votre amour du bien public et à votre fidélité. »

Le 9 février en effet, « à la très grande stupéfaction de nos adversaires et à notre très grande et très imprévue satisfaction, M. de Martignac nous lut de sa voix argentine deux grands projets de loi, ornés de deux éloquens exposés des motifs, dont il fit avec sa bonne grâce accoutumée le dépôt entre les mains de notre président, M. Royer-Collard. »

Ces deux projets, l’un sur l’organisation municipale, l’autre sur l’organisation départementale, apportaient dans ces deux régimes le plus grand, le plus libéral changement qui pût y être fait. A côté de la hiérarchie des fonctionnaires administratifs émanés du pouvoir central, ils plaçaient une hiérarchie de conseils délibérans et contrôlans, non plus choisis et dominés par ce même pouvoir, mais élus par les notables des communes et des départemens, propriétaires, industriels, négocians, lettrés, représentans principaux des diverses situations sociales, et ces conseils étaient investis, sur les affaires communales et départementales, d’attributions sinon suffisantes pour être pleinement efficaces, du moins assez réelles pour le devenir. Le principe et le pouvoir électifs établis dans notre ordre politique pénétraient ainsi dans notre ordre administratif et ne pouvaient manquer d’y grandir, selon les besoins du pays, par le développement naturel et régulier des institutions et des faits.

En présence d’un tel progrès, « que devions-nous faire ? Quelle conduite devions-nous tenir ? demande le duc de Broglie ; quand je dis nous, il va sans dire que je ne parle pas des gens de la droite : ennemis déclarés du ministère Martignac, tout moyen de le mettre bas leur était bon, — ni des gens de l’extrême gauche : ennemis, au fond de l’âme, de la monarchie elle-même, renverser un ministère de plus, c’était pour eux un pas de plus. Je parle des deux centres, je parle des hommes animés d’intentions libérales, mais loyales et modérées, soit qu’ils siégeassent sur la lisière de la gauche ou de la droite. » Évidemment les libéraux et les doctrinaires n’avaient qu’à prendre possession du progrès libéral qu’on leur offrait et à soutenir décidément le ministère qui le leur offrait, pour le mettre en état d’accomplir son œuvre, et pour assurer au pays les fruits que cette œuvre ne pouvait manquer de porter. Au lieu de cela, libéraux et doctrinaires de concert entreprirent de substituer aux deux projets de loi qu’on leur proposait des projets nouveaux et très différens. Ils élevèrent contre les principales dispositions des projets que le roi avait solennellement annoncés dans son discours une multitude d’objections ; ils refusèrent de les discuter dans l’ordre que demandait le ministère. L’esprit critique étouffa l’esprit politique.

M. de Martignac soutint ses deux projets, leur ordre et leur système, avec autant de tact et de prudence que de fermeté et d’éloquence. « Sa prudence, dit le duc de Broglie, fut habile, ingénieuse et néanmoins sincère : il se ménagea réponse à tout sans tromper personne ; mais quand vint l’instant décisif, quand le 8 avril 1829, par son premier vote, la majorité de la chambre eut renversé l’une des principales bases des projets de loi, après deux épreuves douteuses dans lesquelles la droite resta immobile sur ses bancs, laissant le débat entre nous et le ministère, nous vîmes M. de Martignac et M. Portalis se lever et sortir, ayant chacun sous le bras son portefeuille, comme pour aller le déposer aux pieds du roi. La séance fit mine de continuer ; mais tous les esprits étaient ailleurs. Le dénoûment de cette pantomime tant soit peu théâtrale ne se fit pas attendre longtemps ; il ne s’était pas écoulé dix minutes, c’est-à-dire le temps strictement nécessaire pour toucher barre aux Tuileries et en revenir au grand trot, que déjà nos deux messagers de malheur étaient de retour. M. de Martignac monta solennellement à la tribune, tenant à demi déployée une grande feuille de papier ministre ; elle contenait une ordonnance du roi dont il fit lecture. « C’était, par un retrait formel, l’arrêt de mort des deux projets de loi. C’était par contre-coup l’arrêt de mort du ministère. Ce fut bientôt celui de son maître. »

Le 9 août 1829, le Moniteur annonça que le roi, acceptant la démission de tous ses ministres, avait formé un nouveau cabinet, et que le prince de Polignac était ministre des affaires étrangères.


GUIZOT.

  1. Achille-Léonce-Victor-Charles, duc de Broglie, né à Paris le 28 novembre 1785, mort à Paris le 26 janvier 1870.
  2. Du 4 septembre 1797 au 9 novembre 1799.
  3. Maurice-Jean-Madeleine de Broglie, frère du dernier maréchal, évêque d’abord d’Acqui en Piémont et plus tard de Gand.
  4. Le 16 septembre 1812.
  5. La chambre des pairs qui siégeait au Luxembourg.
  6. L’administration de l’enregistrement et des domaines.
  7. Histoire des deux Restaurations, t. VIII, p. 126.